La première modernité, qu’on parle d’architecture ou de design, s’est construite sur le même présupposé : celui de la nature fondamentalement aliénante de l’ornement. Au-delà du cliché lossien dénonçant la nature criminelle de l’ornement, l’effort visant à débarrasser les bâtiments et le mobilier de leurs attributs ornementaux est considéré, du moins dans la première moitié du XXe siècle, comme un acte émancipateur ; une libération du superflu qui replace la fonction au centre du bâti et de ses attributs. Que s’est-il donc passé entre-temps pour que, à la fin des années 1960, Elio Petri puisse représenter le design et l’architecture modernes comme la forme extrême et totalisante de l’aliénation culturelle, sociale et politique ? Probablement, l’émergence d’une modernité de masse, consumériste, écrasante et uniforme.
Dans La Dixième Victime, le décor du monde dystopique imaginé par Petri n’est pas très différent de celui réel et fantasmé d’une métropole moderniste globalisé. Cette matière qui traverse indistinctement Rome et New York est faite de parois vitrées, de mobilier de créateurs et de peintures géométriques. Ce qui le distingue, c’est le jeu et surtout ses règles. Les gens s’adonnent à d’étranges duels médiatiques. Cocktails à la main, évoluant dans des intérieurs modernistes léchés, ils se demandent s’ils seront victime ou bourreau lors du prochain tirage au sort du grand ordinateur, qui est forcément basé à Genève.
Marcello Mastroianni, teint d’un blond qui le rend méconnaissable, affronte la divine Ursula Andress dans un combat à l’issue incertaine. Allégorie de la tractation conjugale, le scénario place cet infernal rapport de force dans un décor moderniste. Les personnages étouffent dans des vêtements guindés, des chaises inconfortables, des intérieurs aseptisés. La prison archétype de la seconde moitié du XXe siècle est une villa dont les baies vitrées donnent sur une pelouse bien taillée.
Le point culminant de cette représentation funeste de la modernité est atteint lorsque Marcello se rend avec Ursula dans la villa de son ex-femme pour récupérer de l’argent qui y serait entreposé. L’intérieur, propice à une scène d’amour à la James Bond, dégénère en parodie lorsqu’est révélée l’existence d’une pièce secrète où sont cachées des personnes âgées, de moins en moins tolérées dans ce monde parfaitement cruel.
Le malaise est décuplé par les sculptures qui entourent la maison. Les moulages d’hommes et de femmes accomplissant des actes quotidiens sont des références à peine dissimulées aux corps calcifiés de Pompéi, ou à leur variante moderne, les mannequins des essais nucléaires dans le Nevada. Ce décor complète le verdict de Petri sur la nature mortifère du design moderne. Le monde épuré qui l’entoure est un décor post-apocalyptique. Il est mort-né.
Séance dans le cadre du cycle écrans urbains organisé par arc en rêve, jeudi 8 décembre 2022 à 20:00, au cinéma Utopia à Bordeaux
J’avais été très agacé par les remarques de l’historien de l’art E. H. Gombrich, qui qualifiait le métro de Moscou d'”architecture réactionnaire”. Sans avoir vu ce métro de près, et sans avoir la moindre sympathie, au contraire, pour Staline qui avait commandité cette extraordinaire réalisation, je sentais instinctivement qu’il y avait dans ce jugement un parti pri sectaire, mesquin, injuste et haineux. Bien sûr Gombrich voyait les choses dans sa perspective à lui, respectable en soi, qui était celle du modernisme international qui commençait avec le Bauhaus, Gropius, Mies van der Rohe, mais aussi un peu Le Corbusier, etc. Cette école de pensée avait voulu réagir, à mon avis avec raison, contre le kitsch de la fin du XIXe siècle et cette manière de surcharger des bâtiments en pierre de taille d’ornements éclectiques, “bâtards de tous les styles”, comme avit dit je ne sais plus qui au sujet du style Napoléon III. Le modernisme international nous a laissé quelques belles réussites. Pour rester en Suisse, je ferais allusion au siège de Nestlé à Vevey, par Tschumi. Aucun ornement. C’est froid, c’est dur, du verre, de l’acier, mais c’est honnête, ça vit avec son temps, dans l’optimisme de l’après guerre. Seulement voilà, cette période ne nous a pas laissé que des chefs d’oeuvres comme ça. Le plus souvent nous souffrons de la laideur miteuse des cages à lapins iconoclastes, cubes de béton sans âme, que l’on a construit partout, souvent en sacrifiant de belles priairies, ou un bâti ancien qu’il aurait au contraire fallu préserver. On a réellement enlaidi nos villes d’une manière impardonnable dans les années 1960 et 70. C’était un esprit iconoclaste, misérabiliste et destructeur qui provenait d’une rage contre le vieux monde et d’une volonté de le détruire au nom du principe “du passé faisons table rase”. On peut accuser Gombrich d’avoir été coupable de complicité avec ces crimes. Quant au métro de Moscou. Quand j’ai voyagé pour la première fois dans cette ville, j’ai compris le problème. J’ai pris le métro et j’ai constaté: a) que c’est une réalisation technique parfaitement moderne et fonctionnelle , à la pointe de la technique, mais b) il y a en effet une ornementation, dans un esprit qui se veut empreint de grandeur comme on l’aime dans les états totalitaires. Il y a des mosaïques représentant les succès de l’Union Soviétique, il y a des colonnes, il y a du marbre, etc. Mais, tout anticommuniste que je sois, je dois le dire: c’est beau. Tout simplement c’est beau. Et donc on éprouve un vrai plaisir à être transporté par ces trains dans une ville immense, moderne et magnifique et à découvrir ces stations de métro à l’architecture baroque. Staline disait, parait-il: “le peuple a droit aux colonnes”. Je ne suis pas stalinien, mais je dois avouer: “he had a point”. On pourrait en dire autant de certaines réalisations de style mussolinien, comme le quartier EUR à Rome. Ca a de l’allure, c’est fonctionnel, il y a un côté classique et une certaine grandeur. Mais on est bien obligés de convenir que c’est un embellissement de la ville et la preuve en est que malgré tout les gouvernements successifs après la guerre ont été obligés de garder tout ça, parce que c’est une architecture parfaitement sobre, belle, adaptée à son contexte et que donc personne n’aurait compris qu’on la démolisse et qu’on en en prive le public qui y est attaché. Sans compter le fait que ça aurait coûté cher de démolir et encore plus cher de reconstruire autre chose. Donc on a gardé ça. Il reste aussi en Allemagne quelques réalisations assez réussies d’architecture datant de la période nationale socilaiste et qui ont été conservées pour les mêmes raisons. Exemple l’actuel ministère des finances à Berlin, le ministère de l’agriculture à Munich, et beaucoup d’autres, qui sont d’ailleurs d’un style plus sobre que le métro de Moscou. Mais de toute façon Gombrich avait tort de détester l’architecture du métro de Moscou. Il la détestait parce qu’au fond il aspirait à un art qui rompe les amarres avec tout héritage historique. Mais l’être humain ne veut pas de cela. Il a besoin de se sentir inséré dans une civilisation, avec une histoire et des traditions, même si elle est ouverte à l’avant garde. Il y a eu une telle nostalgie de la forme que maintenant une nouvelle école appelée post moderniste a senti la nécessité de redécouvrir des formes renouant avec l’antique. Le succès de cette architecture démontre que le Bauhaus n’était pas la fin de l’histoire, mais seulement un chapitre qui devait nécessairement être suivi par d’autres. Il n’y a pas de retour en arrière, ni de progrès, il y a simplement l’oscillation éternelle du goût, et des sensibilités, avec la nécessité qu’on éprouve parfois de réminiscences. Le Jugendstil n’est-il pas une réminiscence du gothique flamboyant? Le post modernisme actuel n’est il pas une réminiscence du baroque, qui lui-même était une réminiscence de l’antique? Palladio retrouve tout naturellement les formes de l’antique, pourtant il est moderne. Ce qui est mauvais c’est l’ornementaion déshonnête, sans style, bâtarde, qui contredit la fonctionnalité. Comme par exemple le Palais fédéral ou la poste principale de Lausanne sur la place Saint François. Ce sont des verrues. Mais les Schnörkel et les stucatures du rococo sont des ornementations honnêtes même quand elles sont exubérantes. On a été trop sevré d’ornements, naturellement on en éprouve une telle nostalgie que cela reviendra. J’aurais encore beaucoup à dire sur ce sujet mais je m’arrête là.