Au festival d’Avignon, le Sud de l’Europe déconstruit ses fondamentaux musicaux.

À commencer par le sacrosaint flamenco, ridiculisé, craché, toussé, honnis, poussé à la limite de l’audible, pour retrouver, comme par miracle, quelque chose de sa structure fondamentale : celle qui persiste quand la forme fait défaut. Fiesta d’Israel Galvan est au flamenco ce que le vaudou filmé par Jean Rouch *1 est à la parade militaire du 14 juillet: une mise à nu du cérémonial, une parodie bâclée plus vraie et plus pure que le splendide original dont elle se moque. Le flamenco convulsif qu’exécute Galvan s’avère capable de donner à voir l’articulation profonde des forces qui traversent cette pratique rituelle.
Car le flamenco reste encore à ce jour une pratique musicale et chorégraphique rituelle dont la portée va bien au delà du folklore ou du divertissement, pour toucher certains fondamentaux anthropologiques. Il est un dispositif au sein duquel peuvent s’exprimer les passions, les rapports de force, les hiérarchies de genres et tout ce qui, de façon consciente ou inconsciente, constitue la société d’hommes et de femmes qui s’en saisissent.
C’est donc bien sur une machine sacrée que Fiesta jette son dévolu. Et tout y passe : le culte de la virilité, l’harmonie et le sens de la mesure, la sensualité rebelle, le pathos et le tragique formalisés, la poétique dans ce qu’elle peut avoir de dialectique. Tous les moyens sont bons pour découdre, salir, moquer cet habit noble et prestigieux comme un costume de toréador.
Et pourtant le flamenco résiste. Poussé à la limite de sa propre négation, il en ressort triplement victorieux, incassable, littéralement inaliénable. Ecorché, travesti il resplendit dans ce qu’il peut avoir de fondamental : son rapport à l’excès. Une fois de plus la transgression et le sacrilège auront permis d’honorer leur objet.

C’est une déconstruction d’une tout autre nature qui traverse du début à la fin The Great Tamer, le spectacle de Dimitris Papaioannou, chorégraphe plasticien qui vit et travaille à Athènes. Une valse d’une vingtaine de minutes étirée sur les cent minutes que dure la pièce, tel est le principe sonore sur lequel se joue ce spectacle hautement symbolique, présenté cette semaine au Festival d’Avignon. Les dix danseurs qui alternent entre élégance vestimentaire et nudité concentrationnaire se débattent avec un dispositif scénique d’une grande complexité. Rarement a-t-on vu des professionnels s’exposer sur un socle aussi instable : la scène inclinée sur laquelle ils évoluent est parsemée de trappes, de mécanismes qui tantôt révèlent des choses tantôt engloutissement ce qui doit disparaître. La scène est littéralement creusée, retournée, plantée, brisée puis reconstruite par les danseurs, pendant le spectacle. Quant à l’histoire racontée par la succession de tableaux très picturaux, elle est probablement beaucoup plus autobiographique que ne le laisse entendre le texte de présentation.

Certes les enchainements très symboliques fonctionnent comme des métaphores du monde et de l’articulation négative des passions. La séduction, l’envie, l’amour, la trahison sont des cycles qui se succèdent à l’infini. Comme pour dire que certaines choses demeurent malgré le passage du temps, les tableaux de Papaioannou reviennent à plusieurs reprises, en variant à chaque fois. Cette réitération très warburgienne *2 rend possible une appréhension du caractère cyclique des passions. Le premier degré de lecture est celui d’une mise en scène voulant raconter le temps dans sa dimension anthropologique ; il n’est pas le seul et se superpose à une interprétation plus autoréférentielle des tableaux.

Surtout quand les danseurs s’efforcent de recomposer un corps avec des fragments de plusieurs d’entre eux réunis. Car ce corps disloqué, cannibalisé, puis recousu n’est autre que le corps collectif que Papaioannou travaille depuis ses débuts avec Omada Edafous, (littéralement l’équipe au sol) la compagnie avec laquelle il commença à la fin des années 1980.
Ce corps pluriel maintes fois recomposé est la matière première dont il se sert pour exécuter dans le moindre détail sa vision intime. À certains égards, The Great Tamer, c’est à dire le grand dresseur, n’est autre que le chorégraphe lui même.

Si rien ne permet de comparer chorégraphiquement les deux spectacles, l’un penchant vers la folie orgiaque d’un déferlement des passions, l’autre vers la beauté plus structurée d’un tableau vivant psychanalytique, Galvan et Papaioannou se rencontrent dans leur disposition à déconstruire leurs mythes nationaux respectifs. Mise à nu d’un monument rituel et sonore pour Galvan ; mise à nu d’un édifice musical lié à l’émergence de la Grèce moderne pour Papaioannou. Car en s’attaquant à la valse, ce dernier cible l’un des fondements de l’émergence de la Grèce moderne au 19e siècle.

Athènes n’est pas Vienne. Elle ne l’était pas moins au milieu du 19e siècle quand ses souverains bavarois essayaient de lui inculquer, à forte dose d’architecture et de bonnes manières, des mœurs originaires de la Mitteleuropa. Aux Grecs, la valse a été dictée comme un remède par des maîtres à penser qui voulaient faire de la province pauvre d’un empire déclinant, l’Etat moderne auquel ils aspiraient. L’hymne national grec n’est-il pas aussi une valse ? Certes un peu martiale, mais une valse tout de même. Cette danse décrite par Zola dans La curée comme le fond sonore de la bestialité capitaliste du 19e siècle est plus qu’une simple bande musicale. C’est une pièce maitresse dans un dispositif de domination culturelle. Le Nord, soucieux d’inculquer ses critères son ethos et son rythme, bat la mesure pour le Sud trop enclin à se laisser séduire par les mélodies rondes de l’Anatolie.

La valse déréglée de Papaioannou est l’histoire d’une greffe qui n’a pas pris, mais n’a pas non plus été rejetée. Un peu comme le néolibéralisme, doctrine officielle appliquée par un gouvernement qui n’y croit pas. Reste donc cette nausée qui persiste pour devenir au final le nouvel état normal, forcement valétudinaire, des choses.

Fiesta d’Israel Galvan et The Great Tamer de Dimitris Papaioannou étaient présentés au 71ème Festival d’Avignon.

1 Les maîtres fous, Jean Rouch, 1955
2 Aby Warburg a construit toute sa vie une sorte d’inventaires de la “survivance” ( Nachleben) de certains motifs dans l’art. De l’Antiquité à la Renaissance, ce retour du même atteste de la persistance de certaines formes du pathos.

l’image qui illustre cet article est de Nyssos Vasilopoulos.

Christophe Catsaros

Christophe Catsaros est un critique d'art et d'architecture indépendant. Il a notamment été rédacteur en chef de la revue Tracés de 2011 à 2018. Il est actuellement responsable des éditions du centre d'architecture arc en rêve, à Bordeaux.

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