L’hyper-connectivité de la peur

Entre les prophéties auto-réalisatrices du choc des civilisations, et celles, dépassées d’un terrorisme néo-post-colonial, jaillit le besoin d’analyser la prétendue guerre en cours à l’aune des dispositifs médiatiques qui la relaient. Deux événements mineurs, eut égard à la gravité des attentats imputables à Daech, apportent une clé de lecture supplémentaire à celles, nombreuses et parfois contradictoires, qui prétendent expliquer l’actualité.

L'architecture de la peur: haute de 80 cm, la grille du Senat dans l'enceinte du jardin du Luxembourg, à Paris, a été remplacée par une grille infranchissable.
L’architecture de la peur: haute de 80 cm, la grille du Senat dans l’enceinte du jardin du Luxembourg, à Paris, a été remplacée par une grille infranchissable.

 

La première est une flash mob, un jeu auquel se prêtaient cinq adolescentes allemandes ayant déclenché un mouvement de panique sans précédent. Le 3 août sur la promenade bondée de Platja D’Aro, une cité balnéaire de Catalogne, de jeunes vacancières jouent à « la star et aux paparazzis ». L’une fait semblant de fuir les objectifs des photographes et les autres la poursuivent. Les cris de joie et les rires vont être mésinterprétés comme des cris de détresse par certains vacanciers français qui se promènent sur l‘avenue. On devine la suite. La panique et la rumeur d’un incident grave se répandent comme une onde sur toute la promenade. Bilan : 11 blessés.
C’est un incident similaire qui a provoqué la fermeture de l’Aéroport JFK de New York ce dimanche 15 août. Les cris et les applaudissements des spectateurs face à un exploit olympique retransmis sur un écran vont déclencher un mouvement de panique qui affectera plusieurs milliers de personnes, obligées d’abandonner leurs bagages et d’évacuer le terminal les mains en l’air.

Ces deux incidents ont en commun une erreur d’interprétation, et plus précisément l’appréhension d’une menace là ou il n’y en avait pas. C’est peut-être la première fois dans l’histoire du terrorisme que la peur de nouveaux attentats déclenche autant d’incidents non commandités : des gestes de forcenés quasi quotidiens, mais surtout des réactions incontrôlées sous l’effet de la panique. Force est de constater que si le terrorisme a longtemps fonctionné dans un climat d’opacité et de mystère, spéculant sur l’angoisse qu’il pouvait générer, il n’a jamais été aussi efficace qu’aujourd’hui, dans nos sociétés hyper-connectées. La transparence et l’ubiquité que rendent possible les nouveaux moyens de communication ne désamorcent pas l’impact fantasmatique des attentats ; bien au contraire, elles en décuplent l’onde de choc.

Le nouveau dispositif de sécurité est supposé prévenir un attaque surprise.
Le nouveau dispositif de sécurité est supposé prévenir un attaque surprise.

Ni à Londres, quand l’IRA faisait sauter des rues entières, ni en France lors des attaques dans le RER des années 1990, la peur n’avait atteint ce climax auquel la hisse notre condition médiatique. On en viendrait à se demander si le retour sur investissement d’un attentat ne dépend pas directement du degré de connexion, du type de réseau que constituent les individus pris pour cible. Doit on commencer à se dire que l’onde de choc d’un attentat est décuplé par les tweets, les live, les « safety check » et autres « tout va bien » postés à la hâte sur les réseaux sociaux pour rassurer ses proches ?
Il semblerait que plus nous sommes reliés, plus la violence d’un acte lointain parvient à nous atteindre. L’ampleur de cette nouvelle peur serait analogue à l’ubiquité que rendent possible les réseaux qui structurent nos vies. Faut-il alors chercher des moyens pour invalider l’effet du terrorisme sur les canaux médiatiques qui le transmettent et décuplent son action ?

La solution, n’est certes pas de fouetter la mer, comme ce roi Perse supposé l’avoir ordonné à ses hommes suite à la perte de sa flotte dans une tempête. Il est illusoire de penser atténuer l’effet d’un attentat par une sorte d’embargo médiatique. Si le dispositif médiatique servant de plateforme d’exposition à l’action terroriste peut éventuellement être désactivé, son emprise sur l’imaginaire de ceux à qui il s’adresse reste vive. Cela s’explique par le fait que l’identité médiatique d’une société n’est pas étroitement corrélée à l’utilisation des supports techniques qu’elle privilégie. L’imaginaire d’un individu au 20e siècle reste structuré par le cinéma et la radio, même quand il est loin d’une salle de projection ou d’un poste radiophonique. L’adolescent des années 1980 reste imprégné par la télévision même s’il n’en a pas chez lui. De façon analogue, il ne suffit pas de se mettre offline pour esquiver les ondes de choc imaginaires des attentats.

La nouvelle barrière met fin à l'ouverture exceptionnelle du Sénat sur un parc public.
La nouvelle barrière met fin à l’ouverture exceptionnelle du Sénat sur un parc public.

S’il est illusoire d’espérer contenir l’acte par le contrôle du canal qui le transmet, il n’est pas inutile d’atténuer les mécanismes qui en augmentent la portée. Comprendre le terrorisme pour l’acte médiatique qu’il est, devrait mettre en doute l’efficacité des caisses de résonance que sont les gadgets connectés visant à informer ses proches.
A défaut d’atténuer la hantise d’éventuels attentats, renoncer à ces dispositifs serait un début de désescalade face à la panique qui semble devenir le lot des sociétés occidentales.
Comprendre qu’une déflagration agit pas moins sur ceux qu’elle affecte dans la chair que sur ceux qu’elle atteint dans l’imaginaire devrait dissuader de prendre part à la surenchère médiatique qui succède aux attentats. Dans cette optique, les outils d’information et de communication font intégralement partie du dispositif de l’attentat. La lutte contre cette guerre insidieuse ne peut ignorer cette imbrication entre l’action, sa restitution médiale et la hantise qui en découle.

Christophe Catsaros

Christophe Catsaros est un critique d'art et d'architecture indépendant. Il a notamment été rédacteur en chef de la revue Tracés de 2011 à 2018. Il est actuellement responsable des éditions du centre d'architecture arc en rêve, à Bordeaux.

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