La question des migrants et de leur rôle dans l’évolution des métropoles mondiales est au cœur de la 15e Biennale d’architecture de Venise. La thématique migratoire semble à ce point incontournable que l’on est tenté de faire la liste, non plus des projets qui s’y consacrent, mais plutôt de ceux qui choisissent explicitement de ne pas s’y intéresser.
Les migrants étaient remarquablement absents du pavillon français. Ils y avaient pourtant été conviés, ce qui confère à leur absence un caractère volontaire. La France est probablement le seul pavillon à avoir littéralement expulsé le sujet des migrants.Pour ceux qui n’ont pas suivi la polémique, elle se résume en cela: Frédéric Bonnet, lauréat du concours pour l’aménagement du pavillon français, a décidé de ne pas tenir compte de la recommandation du jury, qui stipulait de faire une place au projet classé deuxième, celui du collectif PEROU¹, entièrement consacré à l’habitat informel et la question de la migration. Si la délibération paraît inhabituelle, elle était pourtant claire. Le PEROU a tout simplement disparu en cours de route. Serait-ce parce qu’il venait de faire l’objet d’une virulente campagne de dénigrement suite à son intervention dans la jungle de Calais?
Sommet de l’inacceptable, la campagne contre le collectif semble se cristalliser autour d’une édition: un cahier spécial imitant la revue municipale de Calais et prenant à contre-pied Natacha Bouchard, la mairesse extrémiste qui ne rêve que d’une massive opération d’expulsion de tous ces va-nu-pieds hors du Calaisis. Dans cette fausse vraie brochure municipale, Sébastien Thiéry du PEROU esquisse l’hypothèse d’une ville qui ferait d’un désastre sa force. Laisser les migrants produire, construire, s’implanter et relancer les économies anémiques des grandes villes désindustrialisées du nord de la France. Cette idée pleine de bon sens a valu au collectif un procès.
Exception faite de la polémique sur le PEROU, le pavillon français exposait de l’architecture de «service public»: des projets dans l’esprit des AJAP², témoignant d’une grande sensibilité architecturale et d’une certaine disposition tout à fait honorable à faire bien avec peu de moyens. Quant au refus de faire une place au PEROU, comment ne pas l’interpréter comme le corollaire de la frilosité de la France à prendre sa part de responsabilité au niveau européen sur la question des migrants? Ce que la France rechigne à faire, les Allemands eux n’hésitent pas un instant à l’accomplir.
Making Heimat
Le pavillon allemand présentait une étude passionnante sur la sociologie de cette dernière vague de migration qui fascine par ses chiffres: malgré le million de migrants accueillis en moins d’un an, les responsables de cette politique d’ouverture semblent plébiscités. Comment font les Allemands? Ils font ce que d’autres n’osent même pas imaginer: transformer les migrants en acteurs économiques d’une société dynamique et ouverte. Un million de Syriens, c’est un million de résidents qui rêvent de payer des impôts, d’acheter une BMW et d’envoyer leurs enfants dans une école publique bilingue.
Cette dynamique n’est pas différente de l’esprit qui a accueilli dans les années 1950 et 1960 les Gastarbeiter qui ont reconstruit le pays dévasté par la guerre. Sur cette question, le projet intitulé Neubau, à l’Arsenal cette fois, dressait un parallèle fascinant entre l’arrivée des Syriens en 2015 et celle des Allemands expulsés de Königsberg en 19453. Contrairement à un grand nombre de pays qui subissent la migration comme une fatalité, l’Allemagne semble engagée dans un véritable travail de mise en perspective historique de son présent et de son passé. A ceux qui se demandent comment le camp conservateur s’accommode de la politique d’ouverture d’Angela Merkel, la réponse est en partie donnée dans ces deux projets corrélés. Elle est tout d’abord économique. Les migrants constituent, même avant leur pleine intégration, un levier de développement pour certains secteurs de l’économie. Elle est par ailleurs historique, l’Allemagne étant parvenue à s’auto-inculquer, après 1945, certains bons réflexes humanitaires et pacifistes qui dépassent le clivage gauche-droite.
Ces principes critiques sont la plus solide protection contre la montée viscérale des réactions nationalistes et xénophobes qui surgissent un peu partout en Europe. La France, indifférente et nombriliste, semble aujourd’hui beaucoup plus exposée aux thèses xénophobes que l’Allemagne. C’est l’un des nombreux constats qui peuvent être faits en comparant l’attitude des deux pays face à la question.
La même bipolarité pouvait prévaloir pour le pavillon suisse. A la contribution officielle, cette vaine gesticulation baroque qui fascine autant qu’elle agace, fait face l’excellent programme concocté par Leïla el Wakil pour le Salon suisse, ainsi que le pavillon du Sahara occidental, conçu par le bâlois Manuel Herz.
Herz y mène une analyse poussée sur un camp dans le désert algérien qui accueille un Etat embryonnaire expulsé depuis plus de 40 ans du territoire qui lui revient légitimement: le front Polisario. Loin de tout misérabilisme, Herz s’efforce de démontrer que le camp de réfugiés peut être le commencement d’une ville. Ce travail de longue haleine est basé sur un ouvrage publié aux éditions Lars Müller, From Camp to City. L’idée qui parcourt l’ouvrage, celle qu’une situation d’extrême urgence puisse contenir les prémices d’une ville, pourrait servir de fil conducteur à une interprétation globale de la place des migrants dans cette 15e Biennale.
Aussi bien Sébastien Thiéry que Manuel Herz ne disent qu’une chose: la ville n’est pas tant une affaire de planification, de topologie ou encore de paysage. La ville est avant toute chose un dispositif civique : la matérialisation d’une nécessité, celle de vivre ensemble inhérente au terme Cité. Quoi que dans des contextes très différents, tous deux choisissent de se positionner au commencement de ce civisme.
Cité des migrants qui aspirent à l’urbain à Calais ; cité des réfugiés qui aspirent à un Etat au Sahara occidental. Dans les deux cas, les prémices de la ville se situent dans une forme urbaine jugée indigne d’intérêt (le bidonville pour l’un, le camp de réfugiés pour l’autre), et pour cela appelée à être surpassée. Dans les deux cas, ce qui caractérise cette proto-ville qu’est le camp, sa fonction protectrice et son ouverture, peut être érigé en principes déterminants pour toute planification urbaine. C’est une des façons de lire ces deux projets, et de leur rendre l’universalité que leur refuse leur caractère quelque peu spécifique.
Dans son numéro de juillet entièrement consacré à la Biennale d’architecture de Venise, la revue Tracés propose un sélection d’article de fond sur l’évènement, à consulter sur www.espazium.ch/traces
Notes
1. Le PEROU est un laboratoire de recherche-action sur la ville fondé en 2012, conçu pour faire s’articuler action sociale et action architecturale.
2. Les Albums des jeunes architectes et des paysagistes sont des récompenses décernées par le Ministère de la Culture et de la Communication français. Le collectif AJAP14 est commissaire du pavillon avec Frédéric Bonnet
3. Projet Neubau, BeL Sozietät für Architektur.