La Tunisie ou les limites de la démocratie représentative

Il est 5 heures du matin à Tunis ce lundi 26 juillet, notre chauffeur est fatigué. Il n’a pas fermé l’œil de la nuit. Le « coup d’Etat » constitutionnel du Président de la République a déclenché une telle ferveur dans les rues de la capitale, en dépit du couvre-feu sanitaire, que la clameur de joie s’est prolongée, bruyante et colorée, jusqu’aux petites heures du matin.

Des émeutes dans l’ensemble du pays ont précédé le “coup” du Président.

On l’avait senti venir la veille déjà. Erigés pour soi-disant contrôler les autorisations de déplacements – interdits pendant le week-end – les nombreux barrages policiers étaient disposés à l’envers. En fait, ils contrôlaient les entrées en direction du centre de Tunis alors que si la précaution n’avait été que sanitaire, il eut été plus judicieux de contrôler les mouvements vers les plages. C’est que des manifestations étaient programmées ce samedi un peu partout dans le pays. Les barrages n’ont rien pu y faire. Elles ont eu lieu, ont été bien suivies, parfois débordantes, violentes mais surtout fructueuses puisque le lendemain, le Président Kaïs Saïed limogeait le Premier Ministre et gelait le Parlement en vertu d’un article de la constitution l’autorisant à prendre une telle mesure en cas de « péril imminent ».

 

Mesure légitime

Sur la route des quartiers chics des Berges du Lac de Tunis, c’est une évidence : le pays est à bout de souffle. La conjugaison de la fête de l’Aïd, des effets de la pandémie et de la crise économique plonge le pays dans un état de léthargie proche de l’agonie. Dans les rues vides, il y a plus de moutons que d’humains, les chantiers sont arrêtés, les terrasses de bar désertées et – c’est tout dire à Tunis – la circulation fluide. Ce quartier accueille les ambassades (dont celle des Etats-Unis qui a élargi son périmètre de sécurité en condamnant les rues alentour), des sièges de sociétés, des cafés chics et beaucoup de cliniques. Alors que le système de santé publique s’écroule, les cliniques privées continuent de fonctionner. A tel point qu’on parle de réquisitionner leur service pour lutter contre la pandémie. « Quoi qu’il arrive, on est prêt » assure le Docteur H. qui pratique dans un des établissements de la rue du Lac Léman (dans le quartier, toutes les rues portent le nom d’un lac). Que le privé survive alors que l’Etat se liquéfie n’a en soi rien de vraiment surprenant et, s’il est souhaitable que l’Etat – ce mal (temporairement) nécessaire – soit volontairement réduit à terme à son expression la moins liberticide, coûteuse et nuisible, ce qui se passe en Tunisie montre que cela n’est possible que dans une approche ordonnée et non pas par implosion du système. En ce sens, l’acte autoritaire du Président Saïed est une mesure légitime.

 

Vieilles habitudes coloniales

La gestion de la crise sanitaire en Tunisie, l’une des pires au monde, a suscité l’émoi de la communauté internationale. La Suisse a dépêché du matériel sanitaire pour un montant de CHF 335’000, soit, de mémoire, environ la moitié du coût annuel d’un collaborateur de la DDC*. De son côté, la France, ancienne nation « protectrice », a dépêché sur place un ministre, un million de doses de vaccin, (dont deux tiers d’Astra Zeneca qui, on s’en souvient, a la particularité de vider les vaccinodromes en Métropole…) et 14’000 doses destinées aux Français résidant en Tunisie. Le hic, c’est que pour administrer ces doses réservées, on a réquisitionné le SAMU tunisien et non des privés, comme l’on suppose que l’Ambassade de France en aurait eu les moyens. Un média tunisien** a fait ses calculs : à raison de 100 doses administrées chaque jour, ce sont donc 140 jours des services d’une équipe complète de médecins et de paramédicaux qui ne sont pas à disposition des citoyens/contribuables tunisiens, pourtant totalement en manque de personnel et de soins. Notre chauffeur l’avait bien dit en longeant le mur d’enceinte sans fin du Palais Dar El Kamila et ses trois hectares de jardin, résidence privée de l’Ambassadeur de France : « le prestige de la France » …

 

Kaïs Saïed, élu Président de la République en 2019. Ancien professeur de droit constitutionnel, indépendant et très conservateur sur les questions de société, il a été élu sur son intégrité et le rejet de la classe politique.

Accueil populaire

Dans ces conditions, on comprend que le « coup » du Président, élu sur son intégrité et son indépendance face aux partis, ait été bien accueilli. L’opinion publique tunisienne est totalement remontée contre une classe politique corrompue, très incompétente et occupée à se quereller dans les allées du pouvoir depuis 10 ans au nom de la Révolution. Seule survivante du Printemps Arabe de 2011, la « jeune démocratie tunisienne » est compulsivement adulée par la bien-pensance occidentale à ce seul motif et au mépris de ceux – et ils sont nombreux en Tunisie – qui regrettent le temps de Bourguiba et de Ben Ali ou, à tout le moins, la prospérité, certes inégalitaire, en vigueur lors de leur règne autoritaire. Rien de vraiment étonnant à cela, c’est le credo mondial de la gauche (partis et médias confondus): tous égaux dans la pauvreté plutôt qu’inégaux dans la prospérité.

 

Echec de la démocratie représentative

Un ressentiment pourtant compréhensible car c’est bien la démocratie qui a permis l’émergence de l’un des maux qui la rongent : Ennahdha, le parti islamiste. Un parti qui se fait élire sur son respect de la modernité, en se comparant à la Démocratie chrétienne à l’Européenne mais qui, en réalité se distingue par sa contribution à la destruction de l’économie (par incompétence surtout) et son intolérance idéologique, responsable, notamment, de l’écroulement du tourisme (qui représente tout de même un vital 14% de l’économie tunisienne). Bien au-delà du classique non-respect des promesses électorales, l’agenda caché est un phénomène qui n’est pas spécifique à la Tunisie et Ennahdha. Le parallèle avec les Décroissants occidentaux est frappant : élus représentants du peuple sur un agenda caché destructeur, ils tentent de mettre en œuvre des projets qu’ils n’auraient jamais réussi à faire plébisciter par un vote populaire. Le rejet de la loi CO2 en Suisse, il y a peu, en est un bon exemple qui devrait encourager Kaïs Saïed à introduire une bonne dose de démocratie directe dans le fonctionnement de son pays, si beau et si malheureux.

 

*Direction du Développement et de la Collaboration (aide au développement de la Confédération Helvétique).

**https://www.tunisienumerique.com/tunisie-images-le-samu-navait-il-pas-mieux-a-faire-que-de-vacciner-les-ressortissants-francais/

 

 

 

Christian Jacot-Descombes

Christian Jacot-Descombes a exercé successivement les métiers de neuropsychologue, animateur et journaliste de radio, journaliste de presse écrite et responsable de la communication d’une grande entreprise. Il voyage beaucoup parce qu’il pense que ça ouvre l’esprit et aussi parce que ses différentes expériences professionnelles lui ont démontré qu’il vaut toujours mieux voir par soi-même.

2 réponses à “La Tunisie ou les limites de la démocratie représentative

  1. Excellente analyse d’un ex-journaliste au regard affûté. Mais, cher confrère, la démocratie directe ne s’introduit pas aussi simplement dans un système politique aussi corrompu que celui de la Tunisie ! Et l’échec de la loi CO2 en Suisse est le contre-exemple. L’échec est dû à la coalition des intérêts opposés à l’écologie, qui nient l’urgence climatique.

    1. Merci. Votre vision de l’échec de la loi CO2 est totalement fausse et biaisée (des années de TSR/RTS laissent des traces…). Dans sa sagesse, le peuple suisse a refusé une loi punitive et renvoyé les politiques à leurs études (parmi eux, la présidente du PLR, section centre-droite du PSS). Des politiques que l’on entend peu ou pas sur les innovations technologiques à ce sujet. Où sont-elles dans les mesures européennes (que les Européens refuseront probablement) ? Les dogmatiques de la décroissance préfèrent imposer des mesures punitives dont l’effet mesure l’épaisseur du trait plutôt que de promouvoir des mesures pragmatiques, notamment à l’étranger. La Tunisie est un bon exemple de pays où le retour sur les investissements “environnementaux” est d’un bien plus grand multiple que dans les pays comme la Suisse ou des “machins” comme l’Europe (pour paraphraser de Gaulle). Or, c’est au niveau mondial qu’il faut régler ce problème, non ?

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