Staline, réveille-toi ! Tu as gagné…

Elles ont fini par avoir sa peau. Elles, ce sont deux nouvelles élues écologistes et féministes de la Municipalité de Paris qui réclamaient la démission de Christophe Girard, adjoint à la culture de la Mairie de Paris. Après l’avoir organisée, elles l’ont obtenue jeudi soir. Le crime de Girard, lui-même homosexuel assumé ? Il occupait un poste à responsabilité de la Maison Yves Saint-Laurent dans les années 80, lorsque celle-ci a apporté un soutien financier à Gabriel Matzneff, écrivain visé par une enquête pour viol sur mineurs. Girard a été entendu par la police dans le cadre de cette enquête. Elle n’a pas retenu de charge contre lui.

Cette affaire est symptomatique du glissement qui s’est insidieusement opéré dans la société entre légalité (qui relève de la justice fondée sur la recherche de la vérité) et légitimité (qui relève de la morale fondée sur la recherche du bien). Dans le premier cas, Girard bénéficie de la présomption d’innocence. Dans le second, il tombe sous le coup de la présomption de culpabilité. Comme c’est bientôt devenu la règle, c’est ce dernier qui l’emporte ici sous la pression des banderoles vertes : « bienvenue à pédoland ».

Ce qui se passe en France, n’est qu’un pâle échantillon de la réalité américaine. A San Francisco, c’est Garry Garrels, le curateur de la peinture et de la sculpture du fameux SFMOMA qui a connu le même sort que Girard. Son éviction (removal dans le texte original) est « non-négociable », précisait la pétition réclamant sa tête et émanant d’une partie des employés du SFMOMA. Son crime ? Il a dit qu’il refusait de pratiquer de la « discrimination inversée » dans le choix des œuvres et qu’il était « important de ne pas exclure de prendre en considération l’art d’homme blanc ». Voilà largement, aux yeux des nouveaux moralistes, de quoi condamner Garrels, ce « vieux mâle blanc, suprémaciste, raciste et toxique ».

 

La presse complice

Bari Weiss “annulée” de la rédaction du New York Times pour délit de mal-pensance.

A New York, c’est évidemment le cas de Bari Weiss qui illustre cette prise de pouvoir de la bien-pensance autoritaire. Cette jeune femme était une collaboratrice de la rubrique « opinions » du New York Times (NYT). Dans un dernier sursaut de lucidité journalistique, avant de sombrer dans la dérive idéologique qu’on lui connaît, le quotidien avait décidé en 2016 d’ouvrir ces colonnes à des opinions diverses et indépendantes afin de mieux comprendre la victoire de Donald Trump que le journal n’avait pas vu venir. C’était sans compter l’intolérance d’une partie de ses collègues pour lesquels permettre l’expression d’une opinion libre revient à la partager. La voici donc victime de la dérive autoritaire de ses collègues. Elle écrit dans sa lettre de démission : «Mes propres incursions dans la mal-pensance m’ont transformée en objet de harcèlement constant par mes collègues en désaccord avec mes opinions. Ils m’ont traitée de nazie et de raciste. » La démission de Bari Weiss est intervenue quelques semaines après celle de son chef, James Bennet, démis de son poste après avoir autorisé une prise de position évoquant l’intervention de l’armée lorsque les émeutes dégénèrent. Journal de référence (autoproclamé), le NYT pourrait bien devenir la référence du naufrage de la presse américaine.

C’est sans doute l’un des plus zélés contempteurs de Bari Weiss dans ce même journal qui dénonçait, récemment, le « déséquilibre racial épouvantable » dans les orchestres classiques et appelait à en finir avec les auditions à l’aveugle (probablement au profit de quelque affirmative action). Il faut dire que l’univers de la musique classique n’est pas en odeur de sainteté en ce moment du côté de la woke culture. Comme la littérature, ce monde peuplé de Dead White Males genre Mozart ou Shakespeare, ne peut bien sûr qu’oppresser les minorités. Une bonne raison de les annuler (cancel). Ces auteurs auraient été retirés de certains programmes scolaires. A vérifier à la rentrée.

 

L’économie aussi

On pourrait penser que le phénomène ne touche que la culture. Il n’en est rien. Le 26 juin dernier, l’action de Facebook plongeait de 8%. Mauvais résultats ? Fuite de données ? Rien de tout cela. Facebook était punie par les grandes entreprises car contrairement à Twitter, elle refusait de censurer les publications de Donald Trump sur sa plateforme. Coca Cola, Starbucks, Microsoft, etc. (tous des modèles de vertu, soit dit en passant) annonçaient la bouche en cœur qu’elles coupaient leur budget publicitaire sur Facebook. Comme la justice avec Girard, ici c’est l’économie qui cède à la morale, disons plutôt à une morale. Car c’est là bien le problème. S’agissant de morale (et de politique, les deux étant inséparables), encore faut-il savoir de laquelle on parle.

Le retour de la terreur ? (Campus de l’Université de Sydney, décembre 2019)

Inutile de revenir sur les fondements de la bien-pensance dominante et totalitaire actuelle, on les connaît : écologisme, féminisme, égalitarisme, anti-racisme, anti-humanisme, fiscalisme, collectivisme, etc.  Ce qui est intéressant, c’est que la domination de cette morale est principalement liée à sa capacité d’être bruyante autant que de priver de cette même capacité d’être bruyant ceux qu’elle souhaite annuler.  Une situation qui aurait sans doute beaucoup intéressé Alexandre Soljenitsyne, lui qui a bien connu les goulags, ces camps staliniens qui ont annulé des millions de mal-pensants…

On trouve une édifiante illustration de la cancel culture dans le remake Netflix du Transperce-neige (Snowpiercer), une fable marxisante qui remet la lutte des classes au goût du jour. A la suite du gel de la terre (lui-même conséquence logique … du réchauffement climatique), ce qui reste de l’humanité est condamnée à vivre dans un train. Le héros (un Noir avec d’imposants dreads) et l’héroïne (une lesbienne musclée) règlent le sort des (méchants) riches (blancs) de la première classe en les annulant à la faveur d’un aiguillage…

 

Ignorance et pusillanimité

On peut s’interroger sur les causes de cette régression, plus de trente ans après s’être débarrassé, croyait-on, des derniers avatars du stalinisme. L’ignorance en est probablement une majeure. Pour plus de 60% des milléniaux américains, le terme Auschwitz n’évoque rien. Pas plus que le terme holocauste pour 22% d’entre eux.  (Source Washington Post). Dans ces conditions, on imagine bien que le souvenir des contemporains de Hitler: Staline, Lénine, Mao et des autres grands annulateurs historiques ne résonnent pas beaucoup plus fort dans ces têtes pourtant bien faites.

La pusillanimité en est une autre. Lieu privilégié de débat, les réseaux sociaux sont une chambre d’écho où l’on a toujours raison. Au fil des algorithmes et des annulations (tu n’es plus mon ami), on ne se retrouve plus qu’avec des gens partageant ses opinions. Du même coup, on ne court pas le risque d’être contrarié, pire même, d’être mis en défaut en essayant d’argumenter. Car c’est la grande faiblesse de la raison par rapport à l’émotion pour la génération des réseaux sociaux :  un débat basé sur des arguments logiques peut être perdu, ce qui est humiliant.  Un échange de sentiments ou d’insultes, lui, s’il tourne mal, provoquera au pire de l’indignation. Ah ! l’indignation ! le nirvana de la pensée contemporaine, l’alpha et l’oméga de la justice sociale. L’indignation qui a réussi cette performance particulièrement liberticide de transformer le mot en coup. Et si un mot peut blesser, on tient une bonne raison de l’interdire.  C’est exactement ainsi que s’est imposé le politiquement correct, ce champ lexical obligatoire et défini par la pensée de gauche. Bien installé, c’est maintenant la cancel culture qui se charge de le faire respecter.

Enfin, l’auto-censure liée à la peur (de l’annulation, notamment) est sans doute également une raison de l’essor de cette bien-pensance totalitaire qui ne trouve que peu d’opposition en Amérique, encore moins en Europe. Un récent sondage aux Etats-Unis révèle que 62% des Américains n’osent pas exprimer leur opinion politique aujourd’hui. Elle n’est pas répartie de manière égale. Les Républicains sont les plus enclins à s’autocensurer : 77% contre 52% chez les Démocrates. (Source Cato Institute). Des chiffres qui interrogent la fiabilité des sondages à trois mois de l’élection présidentielle.  A moins qu’elle ne soit annulée. C’est vrai qu’elle oppose deux vieux mâles blancs.

Christian Jacot-Descombes

Christian Jacot-Descombes a exercé successivement les métiers de neuropsychologue, animateur et journaliste de radio, journaliste de presse écrite et responsable de la communication d’une grande entreprise. Il voyage beaucoup parce qu’il pense que ça ouvre l’esprit et aussi parce que ses différentes expériences professionnelles lui ont démontré qu’il vaut toujours mieux voir par soi-même.

24 réponses à “Staline, réveille-toi ! Tu as gagné…

  1. Merci! Et surtout ne croyez pas que cela vient d’un coeur à droite ou à gauche… peut-être juste un peu intello. Cette libération des médiocres sous prétexte de bien-pensance trouve toute son énergie dans le complexe des médiocres. Les purges leur donnent une occasion inespérée d’apparaître comme les héros de causes avant-gardistes qu’ils ne comprennent pas eux-même. Vous n’avez pas écrit sur l’enseignement ou Darmanin… c’est plus prudent.

  2. La presse n’est pas seule en cause. Et l’école, donc? L’instruction publique n’est-elle pas aux mains des staliniens, comme le sont les services sociaux? – Sociaux ou socialistes? That’s the question. Cette mainmise totalitaire ne date d’ailleurs pas d’hier, comme Je pourrais vous en parler de longue, triste et amère expérience. En effet, voici plus de trente ans déjà, alors que j’étais enseignant stagiaire dans un collège de Suisse romande, je me suis vu contraint par un de mes formateurs – l’école publique regorge de ces “maîtres expérimentés”, dont il est très difficile, voire impossible de connaître la formation, la leur consistant surtout à en masquer le manque – de me livrer à une séance d’auto-critique devant mes camarades stagiaires, chargés d’identifier mes défauts.

    Manque de peau pour ce promoteur de procès de Moscou, version école publique en mut(il)ation, mes camarades ont surtout relevé mes… qualités, dont il semblerait que je ne sois pas tout à fait dépourvu. Le Stalinet du Département de la Destruction Publique et des Incultes, promoteur auto-proclamé d’une pédagogie d’avant-garde centrée sur l’Elève-Roi, dans laquelle le maître avait au mieux le droit de se taire et de s’estimer heureux s’il existait encore, au moins à titre de menu crottin, a dû finir par le reconnaître, à son grand dam.

    Petit détail, ce maître de didactique “expérimenté”, spécialiste de la République de Weimar, nous proposait, à nous autres stagiaires, son “ami Adolphe” comme modèle de pédagogie active: “il savait faire lever la pâte, lui. Et il traitait l’humanité comme du bétail.” Voilà le genre de modèle qu’un candidat au plus merveilleux métier du monde, qui ne se distingue plus guère du plus vieux, pouvait se voir proposer, à cette époque. Comment s’étonner alors d’une résurgence des autoritarismes de toute senteur – des lendemains qui… sentent (pour reprendre cette expression d’Alexandre Zinoviev) , quand l’école elle-même en fait la promotion?

    Je pourrais multiplier ainsi les exemples, mais cela déborderait vite le cadre d’un blog.

  3. L’humanité est ainsi faite; le balancier de la morale qui fait concensus dans la société oscille avec une très grande force d’inertie. On va toujours trop loin dans un sens puis dans l’autre. Actuellement le balancier donne dans la “vertu”. On a eu le communisme certes; on a eu aavant, il ya bien longtemps, l’iconoclasme, puis le rigorisme de Savonarole, l’Inquisition, etc…
    La recherche de l’équilibre est difficile pour une masse aussi importante que l’humanité et ce sont les minorités agissantes qui l’entrainent. C’est plus que dommage pour les victimes des abus scandaleux de la “bienpensance”.

  4. Excellent article (ça devient très rare d’en trouver). J’espère vraiment que les gens vont se réveiller et se rendre compte de la dictature mentale absolue et totale qui se met en place depuis quelques années déjà et qui maintenant atteint son ultime matérialisation avec la “pandémie” du “Corona”. Ce qui est le plus inquiétant c’est que même la censure systématique est aujourd’hui jugée parfaitement normale. En bref, vous pensez comme “tout le monde” ou vous n’avez plus le droit de penser tout court. Brave new world…

    1. Merci! La presse est supposée jouer ce rôle critique. Malheureusement, à quelques rares exceptions près, elle en est incapable.

  5. Votre article m’a fait un bien fou, de même que les deux premiers commentaires qui l’approuvent et l’illustrent intelligemment. Il y a donc encore des gens qui ont du bon sens dans ce pays de bien-pensants formatés. Merci !

    1. Merci. Je veux croire qu’il y a plus de gens de bon sens que l’on ne pourrait penser. A noter que certains de mes ex-collègues me font part de leur désapprobation… par mail. Courage, fuyons ! 😃

  6. Je me demande vraiment si nous vivons dans le même monde. Cette semaine Jeff Bezos vient de ganger 13 millards de dollars en une seule journée… À part ça les staliniens ont pris le pouvoir !?

    1. Je vous avoue qu’il me manque quelques étapes de votre raisonnement pour pouvoir en apprécier la pertinence. Sorry.

  7. Moi qui ais toujours eu une langue de fer, ou politically incorrect, ou anti-diplomatique, je n’ai pas encore compris ce qu’etait la bien-pensance?

    Serait-ce celle d’un des trolls de ces blogs, qui chie dans son froc en s’exprimant sous divers pseudos pour essayer d’avoir une voie au chapitre, sans risque?

    1. Y a de ça ! Merci Olivier de votre présence fidèle. Toujours un grand plaisir d’entendre votre voix !

      1. Merci de votre lien, cher homonyme, on trouve tout sur Wiki (mais je suis un peu comme St-Thomas, je ne crois pas que ce que je lis).

        Je commence un peu a comprendre, dans le fond, l’homme meurt de seriosite,
        pour ne l’etre pas assez, ou trop?

  8. Les minorités triomphent surtout quand les partis politiques majoritaires sont à ce point divisés. Je pense que nous ne pourrions plus avoir le luxe d’avoir par exemple à Genève 3 partis conservateurs et un mi-figue mi-raison. La situation nécessite union pour faire face “aux pastèques” (vert de l’extérieur et rouge de l’intérieur) comme ils les appellent les allemands. L’existence d’un parti gauchiste qui s’appellent “vert” est une insulte au peuple suisse qui est par essence “vert” mais conservateur. Très bon article, bravo. J’espère que “le temps” ne va pas arrêter votre BLOG. Ils ne le feront pas tout de suite mais vous vous êtes mis volontairement dans la ligne de mire de leur faiseurs de politique. Réfléchir “out of the box” est dangereux pour les bons.

    1. Merci! je vous rejoins tout à fait sur la question du camouflage. Pour le reste… il faut vivre dangereusement 😉

  9. Voilà un article bien rafraichissant !

    Une question que je me pose depuis quelque temps : pourquoi la bien-pensance penche-t-elle plutôt d’un côté politique, on va dire à gauche pour faire simple? Ou bien est-ce un biais dans mon analyse, (pour faire simple, je suis de droite) ?

    J’essaie une explication.
    Les gauches ont toujours eu une idéologie basée sur un idéal moral de société. Des notions d’égalité, justice sociale, etc… ont découlé des organisations étatique et sociétal censé conduite aux buts (top-down). Même si cet idéal évolue constamment il permet assez facilement de séparer entre bons et méchants et facilite la culture que vous décrivez.
    Les droites, en revanche, n’ont pas forcément un idéal de société mais partent de l’idée que, du moment que chacun est libre (et en a les moyens…) de faire ce qu’il veut, le résultat en termes de société importe peu. D’un point de vue moral, pas de bons et de méchants (que des vainqueurs et des perdants…)

    Désolé si c’est grossièrement simplifié

    1. Merci ! J’ajouterais que le sentiment de supériorité morale que la gauche (américaine notamment) affiche lui permet de justifier sa volonté d’imposer ses vues (y compris son ignorance et sa détestation de l’économie) à tous au nom du bien commun. Ce dernier soumettant l’individu au collectif. Pour ma part, je vois plutôt les choses du point de vue de la liberté (et donc de la responsabilité) indivuelles. Et comme je suis de nature optimiste, je n’y vois que des vainqueurs et… des vainqueurs potentiels.

  10. Merci, cher confrère, pour cette remarquable analyse d’un observateur bien informé. Pour une fois que nous sommes d’accord !

  11. Je suis heureux de pouvoir lire votre article car j’ai l’impression que ces ”progressistes” sont les seuls visibles et audibles depuis plusieurs années. Ils se permettent de terroriser la majorité silencieuse dans tous les domaines de la vie quotidienne car ils ont le champ libre et qu’on laisse faire. Les gens ont des crédits à rembourser , des enfants à éduquer et des jobs à essayer de préserver.

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