Comment les Taïwanais font du neuf avec du vieux : une affaire de créativit(h)é

Quand elle vous accueille dans sa boutique, Koay Han Li assure. « Celui-là possède une petite touche salée. C’est dû à l’emplacement du champ qui est sous les embruns de la mer toute proche » : elle présente ses crûs avec la même éloquence qu’un œnologue vantant les caractéristiques d’un grand Californien. La différence ? Elle parle de thé. Avec une richesse de vocabulaire à la hauteur de celle du breuvage qui la passionne. En fait, cette jeune femme d’à peine trente ans d’origine malaisienne est pâtissière, fraîchement diplômée du Cordon Bleu, l’académie des arts culinaires de Paris.

Ya-Wen Cheng et Koay Han Li fraîchement diplômées du Cordon Bleu et propriétaires de “Ce moment” à Hengshun

C’est dans la branche tokyoïte de cette école que Koay Han Li rencontre Ya-Wen Cheng. Devenues amies et dotées, l’une comme l’autre, d’un solide esprit d’entreprise, elles s’associent et ouvrent « Ce Moment » un délicieux petit salon de thé où les crûs sont choisis avec soin parmi les productions locales de Oolong – le crû par excellence de Taiwan – et quelques autres sortes tout aussi riches et subtiles d’arômes et de saveurs. « Ce Moment » est une petite échoppe dont la modernité et le style urbain tranchent avec le galimatias typiquement asiatique de la Old Street de Hengchun, petite ville du sud balnéaire de l’île de Taïwan. Les deux jeunes femmes ont fait le pari d’y proposer pâtisseries et thés haut de gamme dans un pays où l’on est facilement prêt à payer deux ou trois fois le prix de son repas pour quelques tasses de thé.

Le cannelé au thé de “Ce Moment” est un pur régal accompagné d’un Oolong des montagnes d’Alishan

Et ça marche ! les jeunes locaux affluent et se pourlèchent les babines à la vue des profiteroles, des cheesecakes ou des cannelés au thé que l’on accompagne de quelques tasses des meilleurs crus, servis froid ou chaud.

 

Le plaisir du thé

Il faut dire que le terrain est favorable. Le thé à Taïwan est partout et dans tout. Sur le trottoir se succèdent une échoppe, un salon traditionnel ou encore le comptoir franchisé d’une grande chaîne dont on voit l’enseigne partout. Dans tout : l’huile, le savon, les cosmétiques. Bref, dans les gènes et dans l’histoire. L’une des salles des Musée national du Palais (qui regroupe sur deux sites le plus précieux de l’art chinois dans le monde) est consacrée à l’histoire du thé qui est résumée à trois pays et leur rapport unique au breuvage : la Chine est la patrie du thé, le Japon a inventé la manière du thé alors que Taïwan pratique le plaisir du thé.

Le Honey Black Tea de Wuhe : un délice obtenu grâce à une cigale (cicadelle) qui donne un arôme de miel exceptionnel au thé en se nourrissant de ses feuilles. Du coup, les cultivateurs ont renoncé aux pesticides.

Et le plaisir, les Taïwanais ne s’en privent pas. Le samedi soir, les trottoirs de Tainan, l’ancienne capitale du pays, sont noirs de monde. La jeunesse vient y faire la fête et c’est le thé qui coule comme du Chasselas à Paléo, avant la bière et avant les cocktails. Impressionnant ! La question pratique du service d’un liquide parfois brûlant ou alors débordant de glaçons a été réglée de manière technologique, les grands gobelets dans lesquels le thé est servi hors des salons sont scellés avec un couvercle étanche qu’il s’agit de percer avec une paille pointue. Pas de débordements, pas de perte, pas d’inondation accidentelle du smartphone… Même les motocyclistes sirotent leur thé en conduisant d’une main.

 

La revanche du tapioca

Il faut dire que la théophilie est largement maintenue dans les nouvelles générations grâce à une autre innovation majeure en provenance de Taïwan : le Bubble Tea. Inventé un peu par hasard dans les années 1980 par un marchand qui a eu l’idée de mettre des boulettes de tapioca dans le thé au lait plutôt qu’à côté comme elles étaient servies autrefois, le Bubble Tea crée un véritable raz-de-marée à travers la planète. Les deux salons de thé taïwanais qui revendiquent chacun la paternité du concept (la justice n’a pas pu les départager) sont des lieux culte de l’île.

Le sucre brun mélangé au tapioca et répandu à l’intérieur du verre donne cette apparence tigrée qui fait fureur partout

Les instagrameuses y défilent en rang serrés avant d’aller mettre leur ligne en danger avec le divin (et très sucré) breuvage. La recette d’origine a évolué avec le temps.

Aujourd’hui, le tapioca est cuit dans une mélasse de sucre brun qui crée la base d’une boisson redoutablement gourmande. Certaines boutiques passent même un rapide coup de chalumeau sur la surface du breuvage pour caraméliser l’affaire. A New York, on fait jusqu’à quatre heures de queue pour avoir son « Brown Sugar Bubble Tea » de la marque Tiger Sugar.

 

Un marché prometteur

La petite entreprise de Han Li et Cheng, qui séduit le lecteur-esthète de Monocle aussi bien que les chaînes globalisées de Bubble Tea qui mettent en transe le hipster new-yorkais, sont l’illustration de la capacité des Taïwanais à se renouveler dans une industrie on ne peut plus mature. Alors que Taïwan produit annuellement pour quelques USD 2 à 300 millions de thé, le Bubble Tea business se compte, lui, en milliards. Les prévisions actuelles parlent de USD 11 milliards  à l’horizon 2025.

 

 

(Approximative… sorry!) English Version

When she welcomes you to her shop, Koay Han Li is remarquable. “This one has a little salty touch. This is due to the location of the field right under the spray of the nearby sea”. She presents her products with the same eloquence as an oenologist praising the characteristics of a great californian wine. But something is different: she’s talking about tea. With a wealth of vocabulary equal to that of the beverage she is passionate about. In fact, this young woman, who is barely thirty years old and of Malaysian origin, is a pastry chef, recently graduated from Le Cordon Bleu, the Paris Academy of Culinary Arts. It is in the Tokyo branch of this school that Koay Han Li meets Ya-Wen Cheng. Becoming friends and endowed, both of them, with a solid entrepreneurial spirit, they team up and open “Ce Moment”, a delicious little tea room where the teas are carefully chosen from the local productions of Oolong – Taiwan’s premier crû – and some other varieties just as rich and subtle in aromas and flavours. “This Moment” is a small shop whose modernity and urban style contrast with the typically Asian galimatias of the Old Street of Hengchun, a small town in the southern seaside of Taiwan. The two young women have taken the challenge of offering top-of-the-range pastries and teas in a country where it is easy to pay two or three times the price of your meal for a few cups of tea. And it works! the young locals flock and lick their lips at the sight of profiteroles, cheesecakes or tea cannelés, which are served with a few cold or hot cups of the best teas.

The pleasure of tea

The background is favourable. Tea in Taiwan is everywhere and in everything. Everywhere: on the sidewalk follow one another a shop, a traditional lounge or the franchised counter of a large chain. In everything: oil, soap, cosmetics. In short, tea is in genes and in history. One of the rooms of the National Palace Museum (which houses the most valuable Chinese art collection in the world) is dedicated to the history of tea, which is summed up in three countries and their unique relationship to the beverage: China is the homeland of tea, Japan has invented the way of tea while Taiwan practices the enjoyment of tea. And the Taiwanese are still good at that ! On Saturday evenings, the sidewalks of Tainan, the country’s former capital, are crowded. The youth come to celebrate and it is the tea that flows like beer in Octoberfest, not alcohol. Impressive! The practical question of serving a liquid that is sometimes hot or overflowing with ice has been resolved in a technological way. The large cups in which tea is served outside the living rooms are sealed with a waterproof lid that is pierced with a sharp straw. No overflows, no loss, no accidental flooding of the smartphone… Even motorcyclists sip their tea while driving with one hand.

The triumph of the tapioca

Theophilia is largely maintained in the new generations thanks to another major innovation from Taiwan: Bubble Tea. Invented by chance in the 1980s by a merchant who had the idea of putting tapioca balls in milk tea rather than in a separate plate as they were served in the past, Bubble Tea becomes a real success  around the world. The two Taiwanese tea shops, each claiming authorship of the concept (justice has not been able to separate them), became  places of worship on the island. The instagrammers parade in tight rows before going to put their figure in danger with the divine (and very sweet) beverage. The original recipe has evolved over time. Today, tapioca is cooked in a brown sugar molasses that creates the basis for a gourmet drink. Some shops even use a blowtorch  to caramelize the surface of the beverage. In New York, people queue up to four hours to get their “Brown Sugar Bubble Tea” from Tiger Sugar.

A promising market

Han Li and Cheng’s small business, which seduces Monocle’s reader-aesthetist as well as Bubble Tea’s globalized chains that put the New York hipster in a trance, are examples of Taiwan’s ability to renew itself. While Taiwan produces annually for some USD 2 to 300 million of tea, the Bubble Tea business is worth billions. Current estimates are for USD 11 billion by 2025.

Christian Jacot-Descombes

Christian Jacot-Descombes a exercé successivement les métiers de neuropsychologue, animateur et journaliste de radio, journaliste de presse écrite et responsable de la communication d’une grande entreprise. Il voyage beaucoup parce qu’il pense que ça ouvre l’esprit et aussi parce que ses différentes expériences professionnelles lui ont démontré qu’il vaut toujours mieux voir par soi-même.