L’émergence du journalisme pusillanime

« Du journalisme douanier ! ». C’était l’expression favorite de l’un des mes anciens collègues journalistes pour désigner ces interviews très complaisantes auxquelles se livrent parfois certains membres de la profession. N’ayant aucune idée du dossier, aucun intérêt pour le sujet ou tout simplement pas eu le temps de préparer la rencontre, l’essentiel des questions se résume à « qu’est-ce que vous avez à déclarer ? » D’où l’allusion à nos amis fonctionnaires des frontières. C’est assez cruel mais, somme toute, assez juste.

 

Deux approches distinctes 

On distingue généralement deux approches : l’interview de connivence et celui dit de rupture. Le premier est plutôt utilisé pour de longs entretiens souvent consacrés à l’œuvre d’une vie ou une grande carrière. C’est une approche volontiers biographique qui recherche une certaine complicité avec le sujet. De l’autre côté, l’interview de rupture est tout le contraire. C’est typiquement l’interview politique. Le politicien est là pour défendre ses arguments, le journaliste, en face, est supposé mettre ces arguments à l’épreuve d’un questionnement critique et, bien sûr, documenté. C’est ainsi qu’on obtient, en principe, des débats riches, que l’on approfondit les sujets et que l’on teste la solidité de l’interviewé. C’est du moins ce que l’on apprenait autrefois dans les écoles de journalisme.

 

 

Time et Trump

Le dernier numéro de Time Magazine, fleuron de la presse américaine propriété du milliardaire californien Marc Benioff, est largement consacré à l’interview que lui a accordé le Président Trump le 17 juin. Cette interview a donné lieu à trois traitements principaux dans le magazine. L’interview elle-même est exploitée sous forme de citations dans une long article – une story – qui met les propos de Trump en perspective de sa campagne de réélection dans un récit qui en explore également le dispositif. On a donc un mélange de reportage et d’interview. Le magazine explique aussi le making of de la rencontre et de la photo de couverture où l’on apprend que l’interview a duré 57 minutes (soit 27 de plus que prévu) et que les journalistes de Time étaient… quatre (dont le rédacteur en chef). Jusque-là, rien de bien particulier sinon que Time étant un des médias américains qui ne traitent le sujet Trump qu’à charge, on pouvait éventuellement s’étonner que le Président accepte l’exercice.

 

Une manifestante pro-réfugiés (à Boston cet après-midi) interrogée par les journalistes locaux. “Qu’avez-vous à déclarer ?”

Le fact checking post interview

Mais la surprise vient du troisième angle intitulé : Fact-Checking TIME’s Oval Office Interview With Donald Trump, c’est la rubrique « contrôle des faits ». Ici, on reprend des citations du Président lors de l’interview et on démontre à quel point elles sont plus ou moins conformes à la réalité des faits et des chiffres. Rien à dire sur le principe. En revanche, ne pouvait-on pas s’attendre à ce que ces journalistes (au nombre de quatre, en plus !) connaissent suffisamment bien leur dossier pour contredire le Président sur ces faits imprécis ou faux au moment où ils étaient en face de lui ? Ne peut-on imaginer un peu plus de courage ? Celui qui consiste à interrompre en disant : « je crois que vous vous trompez » et en suscitant une nouvelle réaction ? Celui qui consiste aussi à laisser une chance à l’interviewé d’expliquer – de manière convaincante ou non, le lecteur en jugera – son interprétation des faits ?

S’agit-il de l’évolution post-moderne du journalisme « douanier » : le journalisme pusillanime?

 

Comme sur les réseaux

Ce traitement de Time fait penser à cette courageuse féministe qui l’autre jour s’en prenait sur Facebook à Marie-Hélène Miauton, à la suite de sa prise de position sur la grève des femmes dans le Temps, en expliquant, avec tout le mépris dont sont capables les idéologues de la bien-pensance dominante que, lorsqu’elle sentait ses convictions gauchistes faiblir (…), elle lisait Marie-Hélène Miauton et que du coup, elle se sentait requinquée. Aurait-elle osé ce mépris en direct ? Pas sûr. D’autant plus que ses chances de rivaliser intellectuellement, dans ce qu’on appelle un débat, avec Marie-Hélène Miauton la condamnait sans aucun doute à une humiliation sévère.

Christian Jacot-Descombes

Christian Jacot-Descombes a exercé successivement les métiers de neuropsychologue, animateur et journaliste de radio, journaliste de presse écrite et responsable de la communication d’une grande entreprise. Il voyage beaucoup parce qu’il pense que ça ouvre l’esprit et aussi parce que ses différentes expériences professionnelles lui ont démontré qu’il vaut toujours mieux voir par soi-même.

8 réponses à “L’émergence du journalisme pusillanime

  1. Vous démarrez fort, cher Christian 🙂

    deux remarques, dont vous commencez à parler:
    – Qui sont les propriétaire des médias (ils ne sont pas beaucoup)?
    – Pourquoi tolérer que l’on s’exprime de manière anonyme sur un site ou un blog (c’est peanut, sous prétexte de liberté d’expression)?

    Bien sûr que l’un est lié avec l’autre et avec la publicité et ma question n’est aucunement lié à des partis qui sont total obsolètes!

    1. Il semble, en tous cas ici aux USA, que certains milliardaires ne rechignent pas à s’offrir ce qu’il reste des médias après que FB et Google ont aspiré le marché de la pub…

  2. Non. Pour interviewer un zozo comme Trump, cela me paraît un bon choix. Le reprendre sur chacun des points au moment où il commettrait une bourde, cela rendrait l’entretien illisible. Honnêtement.

    Maintenant, je veux bien qu’on le fasse passer pour un crétin. C’est drôle. Mais comme il est assez populaire aux States, et comme sa réélection est envisageable, je pense que cela serait très mal perçu par la base de Trump, déjà très remonté contre les média. Et donc contreproductif.

    Donc effectivement, bonne idée de faire du fact-checking a posteriori. C’est l’approche la moins idiote.

      1. Oui, c’est “la moins idiote”. Ca en dit long sur l’état du journalisme aux US.

        Trump n’est pas un rationaliste, un scientifique, un sociologue, ou un philosophe. Il n’est pas attaché à un concept de vérité. C’est une ex-star de télévision couplé à un businessman aux moeurs assez brutales. Cela se traduit dans son rapport aux média.

        Et il faut bien avouer que la tactique marche: À force de debunker le président, Trump a pousser les média à se comporter en opposants. Prouvant ainsi qu’il était une victime ou un truc du genre, et renforçant la tendance des ricains à s’informer dans les pires endroits du net. Alex Jones par exemple.

        Il faut donc trouver des parades à cette situation. Le laisser parler et délirer de long en large permet aux média de ne pas tomber dans l’accusation de ne pas le laisser parler ou d’être condescendant. C’est ce qu’il faut faire, effectivement. La seule solution possible dans ce contexte est de publier un addendum de fact-checking de conneries pour rester dans le registre du vrai.

        Mais l’enjeu de fond est d’arriver à faire revenir les ricains vers une conceptualisation plus correcte du concept de vérité. Ca va être très compliqué. Compte tenu de la discussion là-bas sur le concept de “postmodernisme” gauchiste, les droitistes en ont pris le contrepied et tombent paradoxalement dans les mêmes erreurs logiques: les faits n’ont de sens qu’au prisme de leur idéologie.

        On pourrait croire que c’est nouveau. Ce ne l’est pas. Toutes les sociétés ont ces travers. La seule différence, c’est qu’Internet a permis de faire éclater les règles usuelles mettant le journalisme dans la position de fournir des infos neutres au bénéfice du débat public. Il faut remettre en place un mécanisme de retour à la vérité dans l’expression sur le Net…

        Et ça va être compliqué. J’ai vu que Facebook s’est saisi du sujet et veut mettre en place un “système judiciaire interne” pour évaluer la légitimité de publier telle ou telle chose sur sa plateforme. À voir si ça va tenir le choc de la confrontation au réel.

        Et d’autres tentatives, comme le “Conseil de l’Ordre des Journalistes” qui semble se mettre en place en France pointe vers le risque de pas mal de dérives… C’est pas comme si le Conseil de l’Ordre des Médecins avait été un grandiose succès qu’il faille absolument reproduire…

        Je suis très méfiant de ce que l’avenir nous réserve.

  3. Donald Trump est surtout un businessman spécialiste de la négociation. Il ne fait de la politique que dans cet esprit. C’est un Hitler qui ne serait pas à la tête d’un gang.
    Lui appliquer une grille privilégiant l’interprétation politicaly correct pour créer du faux ne tient pas.

  4. Merci pour cette analyse d’une grande lucidité. Entièrement d’accord avec vous, un journaliste, et a fortiori quatre, devrait être à même de contrer immédiatement les mensonges et approximation de la personne qu’il met sous le feu des projecteurs. On a eu un autre exemple de ce manque de crédibilité avec les échanges entre Emmanuel Macron et Edwy Plenel lors du fameux “grand entretien” de l’année dernière. On serait cru de retour au débat de l’entre deux tours entre EM et MLP. D’un côté une personnes qui maîtrise les dossiers et a une vision, de l’autre un acteur qui ressasse les mêmes slogans sans avoir pris la peine de potasser le fond. Ce qui ne veut pas dire que je pense que Trump maîtrise les dossiers, évidemment ! ^^

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