Aux antipodes de la raison

Vendredi passé, les cadres de l’UDC emmenés par le conseiller national grison, Heinz Brand, présentent leurs propositions de mise en œuvre du nouvel article 121a de la Constitution après le vote du 9 février dernier. Plusieurs observations peuvent être faites à ce stade.

Sur la forme, l’UDC continue de se plaindre de ne pas avoir été associé au groupe de travail mis en place par le Conseil fédéral pour collaborer à cette mise en œuvre. Le parti semble oublier que, du moment où le vote a été accepté par le peuple et les cantons, la nouvelle disposition constitutionnelle n’a plus à être principalement interprétée selon la volonté des initiants – ni même selon le Message du Conseil fédéral d’ailleurs – mais bien selon des méthodes juridiques reconnues. L’interprétation n’est plus celle d’un texte d’initiative populaire mais bien celle d’un texte figurant dans la Constitution.

Sur le fond, on ne peut pas dire que le parti se soit particulièrement foulé en termes d’inventivité. Les sept pages de propositions reprennent en substance le système réchauffé du contingent global existant en Suisse entre 1970 et 2002 mais en plus précaire encore:

  • la réinstauration d’un statut de saisonnier qui couple une libéralisation complète des séjours de 4 mois par année qui seraient exemptés d’autorisations, de contingents et de recensement avec la mise en place de permis L de courte durée (« légèrement contingentés ») pour moins de 12 mois. Ces deux «statuts» ne donneraient pas le moindre droit au regroupement familial et les migrants concernés se verraient imposer des séjours à l’étranger obligatoires après la fin du séjour annuel en Suisse (avec contrôles stricts à l’appui pour «éviter les abus»);

  • le contingentement «dur» pour les permis B (autorisation annuelle de 1 an uniquement et non plus de 5 ans) donnerait droit à un regroupement familial restreint. Les frontaliers, les étudiants et les retraités auraient aussi droit à leur contingent strict;

  • un contingentement «dur» pour les permis B «réfugiés» et les livrets F «admis provisoires». Ces derniers – qui pour une forte majorité restent en Suisse pendant plus de 7 ans – n’auraient plus droit au regroupement familial. Les livrets N «requérants d’asile» n’auraient plus droit qu’à l’aide d’urgence et non plus à l’aide sociale pour requérants d’asile;

  • les permis C ne seraient pas contingentés mais les conditions de regroupement familial seraient réduites aux conjoints et enfants en âge scolaire uniquement (et non jusqu’à 21 ans comme c’est le cas actuellement avec l’ALCP ).

En fin de compte, après avoir prôné durant plusieurs semaines en cours de campagne le système à points anglo-saxon, l’UDC prône désormais un système migratoire proche de ceux des pays du Golfe où les postes de travail précaires sont totalement libéralisés. Le recrutement temporaire de main d’œuvre faiblement qualifiée profiteraient aux branches économiques les moins compétitives du pays et la Suisse deviendrait très peu «attractive» pour les personnes qualifiées. Socialement, on imagine déjà les dégâts en termes de conditions de vie inacceptables dans lesquelles seraient placés les travailleurs migrants, tous jeunes, exploités et sans la moindre perspective réelle de séjour. Alors que l’UDC reste très timide sur la question de l’aide sociale au sujet de laquelle il ne fait aucune proposition substantielle, le parti feint d’ignorer que les contingents ne sont pas des instruments adéquats pour stabiliser l’immigration à long terme. Quarante ans d’expérience avec les contingents ont tout de même permis d’observer qu’entre 1970 et 2002, les soldes migratoires en Suisse sont restés largement positifs et la population migrante a continué de croître. L’UDC se contente de ne pas entrer en matière sur ces constats scientifiques de base et s’extirpe de toute responsabilité en n’articulant aucun chiffre.

Autre point problématique, l’asile. On imagine mal comment le Conseil fédéral fixerait un contingent « en fonction des besoins de l’économie» pour les réfugiés et les admis provisoires. Par ailleurs, alors que la réforme urgente de la loi sur l’asile a déjà donné lieu à un arbitrage politique clair, l’UDC revient une fois encore sur ses propositions pour supprimer le regroupement familial des admis provisoires et pour supprimer l’aide sociale pour les requérants d’asile.

La validation populaire du 9 février dernier laisse une marge de manœuvre au législateur. Celui-ci doit construire sa nouvelle politique migratoire sur la base de constats rationnels et de manière humaine.

Le peuple n’est pas au-dessus de la démocratie

Est-il encore possible en Suisse de s’interroger sur la place du peuple dans notre système politique? Au cours de ces dernières années, le dogme « vox populi, vox dei » qui place le pouvoir du peuple au rang d’article de foi politique absolu a gagné du terrain. A tel point que c’est une levée de bouclier générale lorsqu’on rappelle certains principes démocratiques de base.  Et pourtant: en démocratie, le peuple n’a pas tous les pouvoirs et ne peut pas faire tout ce qu’il veut. Notre Constitution fédérale le dit clairement depuis plus d’un siècle: au sein de l’Etat démocratique, le peuple partage le pouvoir avec les cantons, l’Assemblée fédérale, le Conseil fédéral et les Tribunaux.

S’il constitue incontestablement l’un des organes les plus importants de l’Etat démocratique, le peuple n’est pourtant pas tout puissant. En démocratie, le peuple est soumis à un cadre qui lui impose plusieurs limites. La première, c’est que pour modifier la Constitution, la majorité du peuple a besoin de celle des cantons. Ainsi en mars 2013, l’article constitutionnel sur les familles a certes été accepté par le peuple. Sans la majorité des cantons, il a dû néanmoins être rejeté.

La deuxième limite est plus profonde: le corps électoral ne peut pas tout faire. Ses attributions consistent à élire, à voter et à signer des textes de référendum et d’initiatives. Pour pouvoir s’exprimer, le peuple doit s’appuyer sur le travail du Parlement, du Conseil fédéral et du Tribunal fédéral.

Pourquoi ne peut-on pas donner tous les pouvoirs au corps électoral? La démocratie a cela d’extraordinaire qu’elle répartit le pouvoir entre plusieurs organes qui se limitent et se protègent les uns des autres. La Constitution prévoit des attributions essentielles pour le peuple. Dans le même temps, elle lui impose des limites structurelles en octroyant à d’autres organes de l’Etat démocratique le soin de juger, de motiver des décisions et d’édicter des lois. Le cadre est clair. Si le peuple prend systématiquement la place du parlement en édictant toutes les lois à sa place (comme l’UDC cherche à le faire dans le domaine du renvoi des délinquants étrangers) ou s’il cherche à décider à la place des juges sur des cas précis en se transformant en tribunal populaire, il met en péril la séparation des pouvoirs et donc la démocratie elle-même.

La troisième limite est celle du droit. L’Etat démocratique est régi par des principes qui s’appliquent à tous les organes de l’Etat, y compris au peuple (proportionnalité, intérêt public, bonne foi, etc.). Celui-ci ne peut donc pas décider de délivrer l’AVS aux seules personnes qui ont les yeux bleus. Il ne peut pas non plus priver d’aide sociale tous ceux qui sont nés dans le canton de Berne.

De 1945 à nos jours, le peuple suisse s’est prononcé à 197 reprises et a pris 580 décisions. Dans un pays où l’on vote bien plus que partout ailleurs, la démocratie requiert que le peuple en saisisse correctement les règles. Les plus essentielles sont celle de l’équilibre entre les pouvoirs ainsi que leur séparation. Pour préserver notre démocratie d’un abus de pouvoir, il est indispensable que ce pouvoir soit partagé entre les différents organes de l’Etat tels que notre Constitution les définit. Cette règle est le meilleur rempart contre le despotisme et la dictature, y compris celle du peuple. Le pouvoir illimité est dangereux d’où qu’il émane.

En réalité, ce dont nous aurions réellement besoin aujourd’hui, c’est d’améliorer notre vie démocratique en faisant en sorte que les décisions du peuple soient prises selon un processus démocratique non dévoyé. Dès lors, nous ferions bien de mettre en place des règles sur le financement des partis politiques et sur la transparence des élus en matière de lobbys.

 

Paru également dans Politblog du 14 avril 2014

La démocratie suisse et le Landammann de Herrliberg

La moitié de la Suisse qui a adopté l’initiative de l’UDC contre l’immigration de masse découvre avec stupeur les conséquences de ce vote sur nos relations avec l’Union européenne: arrêt immédiat de la collaboration en matière de recherche, obstacles importants imposés aux jeunes souhaitant étudier dans l’un des pays membres de l’UE et une série d’autres mesures qui s’en suivront à n’en point douter.

Alors que cette stupeur semble honnête pour une part des personnes qui ont soutenu l’initiative UDC – notamment chez ceux qui pensent toujours que la voie bilatérale est nécessaire (pour autant qu’elle soit toujours possible), elle est totalement feinte de la part de l’UDC. Au sein de l’élite de la droite populiste, une voix a, comme souvent, le mérite de la clarté, celle de sa figure tutélaire.

Ainsi, nous avons eu droit à une leçon de «suissitude» dont Christoph Blocher s’était déjà fait le chantre avant qu’il ne soit déchu de sa fonction de conseiller fédéral. A l’image de ce que d’autres bien avant lui ont fait et dit, par exemple dans les sombres années 1930, la figure de proue de l’UDC s’auto-érige en père de la patrie, en homme fort du peuple, qui se voit au-dessus de la mêlée et au-dessus de la démocratie.

La votation du 9 février est empreinte du poison de la xénophobie. Et ce liquide toxique distillé par l’UDC à doses régulières dans les veines de notre pays poursuit son œuvre de division : après les attaques sur les requérants d’asile et sur les travailleurs européens, c’est au tour des  Romands d’être stigmatisés. En effet, le point culminant des récentes frasques du tribun UDC a consisté à lancer l’accusation de « unschweizerisch » (« contraire à l’être suisse ») contre les cantons romands et, sans le dire, contre les villes alémaniques qui ont refusé son initiative. Le recours à cette formule choc est aussi ancienne que l’est la droite autoritaire dans notre pays. Dans le temps, le terme d’« unschweizerisch » était utilisé pour stigmatiser les démocrates progressistes et pour ostraciser, déjà, les personnes étrangères.

Monsieur Blocher souhaite être un «Landammann» des temps modernes, un nouveau bailli de la Suisse, qui dépasserait les institutions démocratiques. C’est à cette aune qu’il faut comprendre ses diatribes incessantes contre l’Etat de droit, son fonctionnement très autoritaire, son usage obsessionnel du référendum et de l’initiative populaire ainsi que ses mensonges éhontés faits au peuple sur les effets concrets de ses initiatives. Entre les mains de cet homme politique, les instruments de la démocratie directe ne visent pas à améliorer le fonctionnement de notre démocratie. Ces instruments deviennent des armes de destruction pour anéantir l’Etat de droit et tous les progrès de notre société.

Face aux attaques blochériennes contre la démocratie helvétique et son Etat de droit, un sursaut collectif assumé par cette part majoritaire de la population qui aspire au progrès est indispensable. Pour ceux qui font et feront vivre notre pays sur les places de travail, dans les quartiers et dans les familles, il est impératif d’affirmer la démocratie éclairée face à l’obscurantisme autoritaire, la xénophobie et le repli sur soi.

La votation du 9 février pose la question de savoir quelle Suisse nous voulons léguer aux générations futures. Celle que cherche à nous imposer le Landammann de Herrliberg n’est pas la mienne. Je défends une Suisse démocratique, tournée vers l’avenir et vers le progrès social et économique. Cette Suisse-là passe, notamment, à travers des liens solides avec nos partenaires européens.

L’Etat de droit face à ses ennemis

 

Quatre ans après son adoption par le peuple en novembre 2010, l’initiative de l’UDC sur le « renvoi des criminels étrangers » n’en finit pas d’occuper les autorités qui rencontrent des difficultés quasi-insurmontables pour l’appliquer. En juin 2013, le Conseil fédéral adopte un Message pour l’application de l’initiative privilégiant une « voie médiane » qui respecte dans les grandes lignes le principe de proportionnalité : l’automatisme des expulsions serait respecté mais assorti d’une réserve de proportionnalité pour les condamnations de moins de 6 mois (« automatisme modéré »). En octobre dernier, coup de théâtre. Philipp Müller, président du PLR, obtient de la Commission des institutions politiques du Conseil national d’examiner la mise en œuvre de cette initiative en utilisant un « copier-collé » de l’initiative dite de « mise en œuvre » que l’UDC avait lancé en 2012. A la suite d’une poussée de fièvre complotiste, l’UDC avait en effet déposé une nouvelle initiative dite de « mise en œuvre » pour forcer les autorités à appliquer strictement son initiative de 2010. Selon celle-ci, l'expulsion automatique s'applique sans exception, même pour des délits de moindre gravité, et sans considération aucune de la situation personnelle du condamné. Ventiler le texte de l’initiative de « mise en œuvre » dans la loi d’application de l’initiative sur le renvoi, c’est exactement ce que voulait l’UDC de sorte que le PLR espère par ce biais un retrait par l’UDC de son initiative de « mise en œuvre ». Pour le PLR, cette posture a un double avantage : d’une part, s’éviter une votation contre l’UDC sur une thématique considérée comme ingagnable, d’autre part, laisser la gauche lancer le référendum facultatif contre la loi d’application le cas échéant.

 

Quand l’UDC sous-traite au PLR pour…

Cette nouvelle loi d’application voulue par le PLR pose deux problèmes de fond. D’abord, elle ne laisse aucune place pour le juge qui devrait violer systématiquement le principe de proportionnalité pour appliquer cette loi. Exemple, si vous êtes une personne étrangère de 50 ans, née en Suisse et ayant toute votre famille en Suisse, que vous avez perçu indûment l’aide sociale pendant un mois et que vous êtes condamné de ce fait pour abus à l’aide sociale, vous devez être automatiquement expulsé sans que le juge ne puisse prendre en compte votre situation personnelle (années de résidence en Suisse, attaches familiales, professionnelles et sociales, etc.). Non seulement le législateur court-circuite le pouvoir judiciaire mais, en plus, il lui demande de violer systématiquement l’Etat de droit.

Ensuite, la nouvelle loi intègre une définition très restrictive de la définition du droit international impératif. En bref, la loi doit primer sur tous les principes autres que le non-refoulement (interdiction de refouler une personne dans un endroit où elle risque la torture ou la mort). Avec cette loi, tous les principes en lien notamment avec l’unité de la famille ne seraient pas pris en compte. Cet élément a néanmoins été corrigé grâce à l’acceptation de justesse d’un amendement socialiste.

 

grignoter la démocratie

Il faut espérer que cette proposition de loi, entérinée par la Commission du National, ne soit pas suivie par le Conseil des Etats qui rectifiera probablement le tir. Mais au-delà de son implication pratique, le PLR crée un précédant funeste dans l’histoire des institutions suisses. Pour la première fois, un parti gouvernemental « classique » soutient un projet totalisant, profondément liberticide, et qui va donc grossièrement à l’encontre de l’Etat de droit. En faisant prévaloir la volonté du peuple sur le principe de proportionnalité, le PLR s’accommode, au prix de grandes errances verbales, de violations diffuses du droit international, d’une vision totalitaire de la volonté populaire et d’un rejet constant et brutal de toute volonté de justice pour les migrants concernés.

 

Cette affaire constitue une illustration emblématique de la difficulté extrême que rencontrent aujourd’hui nos institutions à poser des principes de fonctionnement constitutionnel clairs, à savoir :

 

En démocratie, le peuple est un organe de l’Etat parmi d’autres – même s’il est symboliquement le plus important. Pour que la démocratie politique fonctionne, tout organe doit être soumis à la séparation des pouvoirs. Le peuple ne saurait outrepasser ses compétences en violation de cet ordre juridique de base. En l’occurrence, les juges sont tenus de s’abstenir de toute expulsion arbitraire et respecter le principe de proportionnalité quoiqu’en dise une loi émise par le Parlement. Ce dernier n’a pas à grignoter le contre-pouvoir des juges. Du point de vue juridique, pour fonctionner dans la durée, les processus de renvois requièrent nécessairement un équilibre constant des deux ordres juridiques (droit international et droit interne).

 

Au-delà de son aspect idéologique et de son utilisation politique parfois assimilée à un label, l’Etat de droit tend à soumettre tous les pouvoirs au principe de proportionnalité. Cela veut dire que dans un Etat régi par le droit, la fin ne justifie pas tous les moyens. Pour le bien de l’Etat, tout n’est pas forcément possible. Par voie de conséquence, en promulgant une loi qui viole ce principe de proportionnalité, la droite ouvre justement la porte à tous les possibles…

 

Au Parlement, le rapport de force devient de plus en plus sauvage.

Les contingents, des instruments absurdes et dangereux

Soumise au peuple le 9 février prochain, l'initiative « contre l'immigration de masse » vise la mise en place d’un régime de contingents et la fin de l’Accord sur la libre circulation des personnes avec l’Union européenne. Les initiants veulent bricoler une politique migratoire fondée sur des contingents globaux. Ne pouvant fonctionner qu’avec une rotation de main d’œuvre, ce système nous ferait revenir 50 ans en arrière. Au temps où les saisonniers n’avaient aucun droit, cachaient leurs enfants et étaient exploités sans vergogne.

Si la Suisse a abandonné cet instrument, c’est parce qu'il était dépourvu d’humanisme et dangereux pour son économie. Ce système impliquerait en effet une très lourde planification étatique du nombre de permis et un arbitrage sauvage entre les demandes concurrentes des différents secteurs de l’économie, du droit d’asile et de toutes les catégories de personnes qui s’inscrivent dans la mobilité (étudiants, regroupement familial, retraités, fonctionnaires internationaux, nouvelles naissances).

Quand ce système inique était encore en vigueur, le Conseil fédéral a cherché à maintes reprises à l’améliorer sans succès. D’abord en 1963, il instaure un système de « plafonnement simple » qui prévoit une limite des permis pour chaque entreprise de 2% puis de 3% de l’effectif total. La tentative de réduction est inefficace puisque le nombre de travailleurs étrangers s’accroît de 80'000 personnes entre 1963 et 1964. Puis en 1965, le Conseil fédéral tente en vain un système de « double plafonnement » pour à la fois réduire le nombre de travailleurs étrangers à 5% dans chaque entreprise et bloquer l’effectif d’ensemble des travailleurs étrangers. Quant à l’Arrêté de 1968 portant sur la réduction des étrangers qui vise une diminution de 3% des étrangers en 1968 et de 2% pour 1969, il constitue un échec retentissant puisque l’expérience se solde par une augmentation durant ces deux années de 4.8% du nombre de personnes étrangères.

Enfin, le système du « plafonnement global » instauré en 1970 reposant sur des quotas d’admission annuels n’est pas plus convainquant. Les saisonniers passent durant cette période de 152'000 en 1970 à 200'000 en 1973. Quelques années plus tard, le système des contingents parvient à ses limites de sorte que toutes les forces politiques dans leur ensemble finissent par le rejeter lorsqu’en 1989 un rapport d’experts défend l’instauration d’un « solde migratoire unique » ressemblant en tous points à l’initiative proposée aujourd’hui par l’UDC.[1]

Malgré son absurdité, le risque que cette initiative passe est bien réel. Les cantons métropolitains sont confrontés à d'importants défis relatifs à la gestion de la croissance démographique et économique en lien avec les infrastructures, les logements et surtout la sous-enchère salariale. Voyant leurs revenus reculer à cause notamment de la hausse des loyers et des primes d’assurance-maladie, une partie importante de la population dit son ras-le-bol face aux conséquences du libéralisme économique dont la libre circulation des personnes est l’une des principales expressions. Cette donne est en train de reconfigurer les rapports de force politiques. Car si notre modèle de croissance produit des richesses et fait venir efficacement des personnes étrangères spécifiques dont nous avons besoin, reste à insuffler une nouvelle politique répondant réellement aux besoins de la population.

Au-delà des discours moralisateurs et lénifiants sur l’ouverture, il nous faut prendre au sérieux cette indignation sociale. Le renforcement des mesures d’accompagnement est la réponse à ce défi. La droite économique ferait bien de s’en rappeler. A défaut, les lendemains pourraient bien sensiblement déchanter au soir du 9 février 2014. 


[1]  Sur ces questions, cf. Hans Mahnig et Etienne Piguet, La politique suisse d’immigration de 1948 à 1998 : évolutions et effets, in : Hans-Rudolf Wicker, Rosita Fibbi, Werner Haug (dir.), Les migrations et la Suisse, Zurich 2003, pp. 66 ss ; Etienne Piguet, L’immigration et la Suisse, Lausanne 2004, pp. 21 ss; Dario Gerardi, La Suisse et l'Italie 1923-1950, Neuchâtel 2007.

 

Libre circulation: entre dérégulation, attentisme et colères sociales

Dès la fin novembre et jusqu’au élections fédérales de 2015, la Suisse va se soumettre à un exercice périlleux en lien avec sa politique économique et migratoire. En principe, trois enjeux de votations alimenteront la tension : l’initiative sur l’immigration de masse le 9 février prochain, l’initiative ECOPOP pour la fin 2014 et – pour autant que l’accord sur la libre circulation avec l’UE (ALCP) n’aie pas dû être dénoncé d’ici là – le possible référendum sur l’extension de l’ALCP à la Croatie pour début 2015. Jamais au cours de son histoire, la Suisse n’aura aussi intensément et profondément remis en jeu les bases de son modèle économique et migratoire.

Première étape, l'initiative populaire "contre l'immigration de masse" se caractérise avant tout par la mise en place d’un régime global de contingents et la fin de l’ALCP avec l’Union européenne. La proposition consiste en cas de succès du texte à bricoler une nouvelle politique migratoire fondée sur des contingents globaux. En d’autres termes, à nous faire revenir 50 ans en arrière. Un temps où les saisonniers n’avaient pas le moindre droit, cachaient leurs enfants qu’ils faisaient venir clandestinement d’Italie ou d’Espagne, se faisaient exploiter et discriminer sans vergogne. Pour rappel, la Suisse a connu trois types d’instruments migratoires différents au cours du siècle dernier. D’abord, il y a eu le régime des contingents de saisonniers durant les années 1960. Ensuite, il y a eu les contingents globaux des deuxième et troisième cercles au cours des années 1990. Enfin, il y a eu le régime de la libre circulation à partir de 2002 assorti d’un régime de contingents pour la main d’œuvre qualifiée extra-européenne (régime des deux cercles).

Les contingents, des instruments de dérégulation

Réinstaurer des contingents, c’est oublier toutes les leçons du passé. Car si nous avons abandonné progressivement cet instrument à partir de 2002, c'est parce qu'il s'est révélé inefficace et même dangereux pour notre économie. Ce système suppose en effet une planification étatique du nombre de permis et implique un arbitrage sauvage entre les demandes concurrentes des secteurs de l’économie. A aucun moment, il n'a fait baisser le solde migratoire. Entre 1960 et 1990, cet instrument n’a pas freiné des vagues migratoires très importantes. Tout au plus, il a fait augmenter l'immigration irrégulière lorsqu’il était mal ajusté par rapport aux besoins de l'économie. Dans les faits, il a provoqué une mauvaise allocation de ressources. Au cours des années 1960, le système compliqué des contingents de saisonniers a contribué à renforcer des secteurs pour lesquels l'économie ne possédait pas d'avantages concurrentiels, comme par exemple l'agriculture. Mais ce n’est pas tout. Aujourd’hui, sa remise en œuvre ferait certainement sauter toutes les mesures d’accompagnement chèrement acquises en 1999 qui sont liées à l’ALCP et faire ainsi exploser le dumping salarial. Dans ce contexte de confusion, la capacité du partenariat social à recomposer spontanément un nouveau filet social serait difficile à envisager.

La libre circulation, un modèle de croissance solide

Contrairement à ce qu’affirme l'UDC, la migration n'est pas un phénomène autonome. Elle est intrinsèquement liée à la santé économique : la croissance entraîne une demande d’importation de main d'œuvre, et si celle-ci reste limitée, la récession ou la décroissance s'installe. Aujourd'hui, l'économie suisse croît mais souffre d'une pénurie de main-d'œuvre qualifiée. Celle-ci est compensée par la libre circulation (LCP), qui permet de soutenir du même coup la compétitivité de l'économie suisse en important la main d'œuvre qualifiée dont elle a besoin. En remettant en cause la LCP, c'est l'important acquis de notre modèle de croissance économique qu’on hypothèque. Laisser entendre que le retour préhistorique aux contingents serait bon pour le pays est une erreur d’appréciation politique majeure.

Colères sociales autour de la libre circulation

Malgré son absurdité, le risque que l'UDC parvienne à faire passer cette initiative est bien réel. En cela, les élections genevoises de novembre dernier ont sonné comme un avertissement. Incontestablement, le climat social s’est envenimé depuis 2009, date de la dernière votation sur la question. Les cantons métropolitains sont confrontés à d'importants défis relatifs à la gestion de la croissance démographique et économique en lien avec les infrastructures, les logements et surtout la sous-enchère salariale. Si le marché doit réguler le nombre de permis, l’Etat doit piloter le cadre économique et social. Ce qu’il ne fait pas vraiment aujourd’hui.

Ce qui est en train d’avancer sous nos yeux, ce n’est pas nécessairement une fronde de nature droitière et xénophobe. Voyant leurs revenus disponibles stagner et leur qualité de vie diminuer, des catégories de population, opposées entre elles par le passé et appartenant aux classes modestes et moyennes telles que les petits commerçants, la classe ouvrière, les employés du tertiaire, les retraités, partagent désormais une insatisfaction commune face aux conséquences néfastes de l’adaptation à marche forcée au modèle économique globalisé, la libre circulation des personnes étant l’une de ses principales déclinaisons.

«Ce n’est pas l’étranger le problème, c’est le patron qui l’employe…»

A n’en pas douter, cette nouvelle donne est en train de reconfigurer les rapports de force politiques. Car si notre modèle de croissance a démontré son efficacité à produire des richesses et à faire venir un nombre important de personnes étrangères spécifiques dont nous avions précisément besoin, reste à insuffler une nouvelle politique qui prenne réellement en charge les besoins de la population. Il ne suffira pas d’alimenter celle-ci avec un consensus mou. Au-delà des discours moralisateurs et lénifiants sur l’ouverture, il nous faut prendre au sérieux cette colère sociale qui affecte désormais une majorité de la population.

Face aux enjeux à venir, l’attentisme risque fort de plomber le marathon politique qui se profile juste devant nous. C'est pourquoi toutes les forces politiques et partenariales qui ont conscience des enjeux et du danger que représente l’initiative UDC, devraient rapidement pouvoir mettre en place des mesures d'accompagnement renforcées.

 

Cet article sous une forme réduite doit prochainement paraître dans le journal «Points Forts»

Initiative UDC sur les familles: l’énorme tromperie

Nous voterons tout prochainement sur l’initiative UDC demandant que les parents qui gardent eux-mêmes leurs enfants puissent bénéficier d’une déduction fiscale au moins équivalente à celle déjà accordée aux parents qui confient la garde de leurs enfants à des tiers. En principe, tout le monde s’accorde pour défendre l’équité fiscale pour les familles. Or, c’est tout le contraire que nous propose l’UDC avec cette initiative qui cherche à distribuer des cadeaux fiscaux aux familles les plus riches, incite les femmes à rester au foyer, coûte très cher et mettrait en difficulté les familles qui ont le plus besoin des prestations de l’Etat. Il faut appeler au rejet massif de ce texte car il va à l’encontre d’une politique familiale juste et égalitaire.

Des cadeaux fiscaux exorbitants pour les caisses de l’Etat

Avec cette initiative, les pertes fiscales sont doubles. D’une part, les femmes sont encouragées à réduire leur activité professionnelle et par conséquent à payer moins d’impôts sur leurs revenus. D’autre part, leurs conjoints peuvent déduire des frais de garde – purement fictive – sur leurs propres revenus. Ainsi, l’acceptation de l’initiative conduirait à des pertes financières massives pour les cantons et la Confédération estimées à hauteur de CHF 1.4 milliards par an – dont 1 milliard pour les cantons. Ces pertes tomberaient au plus mal alors que de nombreux cantons annoncent des trains d’économies dans les prestations sociales et les services publics, souvent après avoir eux-mêmes réduit leurs impôts…

Une initiative qui privilégie les familles riches avec un seul salaire et profite à ceux qui n’en ont pas besoin

Les déductions fiscales proposées par l'UDC avantagent les familles des classes moyenne supérieure et aisée dont un seul parent – principalement l’homme – travaille. En matière de déductions, plus le salaire du conjoint qui travaille est important, plus le cadeau fiscal sera élevé en raison de la progressivité de l’impôt sur le revenu. Les ménages modestes, dont les deux parents doivent travailler pour permettre à leur famille de vivre, n’en verraient non seulement guère la couleur, mais seraient en plus prétérités. L’initiative UDC constitue en effet une véritable provocation pour ces ménages car les baisses massives des recettes fiscales qu’elle engendre, limitent les possibilités d’actions de l’Etat en leur faveur (par exemple au travers des subsides à l’assurance-maladie, des subventions aux crèches, etc.).

Exemple : famille vaudoise avec 2 enfants

a) Situation actuelle / b) Situation avec l'initiative UDC

Revenu 60'000.-

 

Revenu 120'000.-

 

Revenu 200'000.-

ICC: a) 5'522.- ; b) 2'467.-

 –> différence 3'055.-

 

IFD: a) 228.- ; b) 27.-

—> différence 201.-

 

ICC : a) 14'780.- ; b) 11'035.-

–> différence 3'745.-

 

IFD : a) 2'068.- ; b) 1'151.-

–> différence 917.-

 

 

ICC : a) 29'388.- ; b) 24'746.-

–> différence 4'642.-

 

IFD : a) 8'662 ; b) 6'062

–> différence 2'600.-

 

Cadeau fiscal : 3'256.-

Cadeau fiscal : 4'662.-

Cadeau fiscal : 7'242.-

Une initiative contraire à l’égalité salariale

Le mode de vie des ménages a profondément évolué au cours de ces quarante dernières années : la famille « néo-traditionnelle » – i.e. la forme la plus répandue de ménage familial – est celle où les deux parents travaillent (l’homme à plein temps et la femme à temps partiel). Neuf personnes sur dix composent des ménages qui ne correspondent plus au modèle « traditionnel » de l’UDC. Tant que les femmes resteront discriminées sur le plan salarial, il est plus avantageux pour une famille d’avoir l’homme qui travaille plus que la femme. Une politique familiale qui se dit égalitaire doit donc aussi tendre vers l’égalité salariale entre femmes et hommes. L’inégalité salariale en Suisse est aujourd’hui de l'ordre de 19% entre femmes et hommes. Une moitié de cet écart est due aux difficultés qu'éprouvent les femmes à accéder à des postes à responsabilité. Ceux-ci s’obtiennent en général entre 30 et 40 ans, c'est-à-dire au moment où de plus en plus de femmes font leurs enfants. Le paradoxe est donc entier: c'est bien souvent lorsque les femmes font des enfants que le milieu professionnel leur offre la possibilité d’avancer dans leur carrière. Soutenir une politique comme celle qui est proposée par l’UDC, qui rétribue les ruptures de carrière professionnelle par le maintien au foyer des femmes entre 30 et 40 ans, est extrêmement néfaste pour l'égalité salariale entre femmes et hommes.

Taxation individuelle, égalité salariale et augmentation des structures d’accueil de jour des enfants

Une politique économique, fiscale et salariale qui se dit favorable aux familles et qui se prétend égalitaire doit renforcer le pouvoir d’achat de toutes les familles, dont notamment les ménages modestes. Elle doit prévoir des incitations fiscales adéquates et non un saupoudrage fiscal qui est reconnu comme inefficace pour fonder une politique familiale solide. En Allemagne, l’échec du soutien financier aux familles qui gardent elles-mêmes leurs enfants (« Betreuungsgeld »), voulu par la coalition d’Angela Merkel montre ouvertement les limites de ce type de politique. En effet, comme souhaité par l’UDC, cette politique redistribue de l’argent vers des familles qui n’en ont pas besoin. Pour cette raison, elle fait aujourd’hui l’objet de débats intenses au sein même des conservateurs allemands.

Les véritables priorités pour une politique familiale qui a de l’avenir sont ailleurs: un mode d’imposition individuelle qui soit le même pour tous, – quel que soit l’état civil, le sexe ou le mode de vie choisi –, un marché du travail qui garantisse l'égalité salariale, un renforcement substantiel du pouvoir d’achat des familles précarisées, une économie où les femmes peuvent travailler et concilier harmonieusement leur vie familiale avec leur vie professionnelle en faisant appel à des structures d’accueil pré- et parascolaires efficaces et accessibles. Avec  cette initiative, c'est tout le contraire qu'on nous propose.

Manuel Valls : la consternation

Il incarnait une gauche adroite et réaliste qui replaçait la sécurité publique comme une condition incontournable de la qualité de vie pour tous. La sécurité comme un bien public intégrée – tout comme les hôpitaux et les écoles – au cœur de la défense des services publics que la gauche défend. Avec lui, il n’était dès lors pas surprenant de voir le gouvernement français empoigner pleinement et avec succès cette thématique importante.

Or, depuis un mois notamment, le ministre de l’Intérieur français, Manuel Valls, dérape. D’abord, des propos selon lesquels « les Roms ont vocation à retourner en Roumanie ou en Bulgarie ». Des propos publics, culturalistes et discriminatoires à souhait, tenus en totale contradiction avec les principes de la politique migratoire du Parti socialiste. Une politique axée sur le critère primordial du travail : si une personne – quelque soit son origine – travaille sur le territoire depuis une durée suffisamment longue (par ex. 5 ans), elle doit avoir droit à un permis de séjour. Ce premier couac sonnait comme un avertissement.

Le deuxième dérapage est plus grave. Le cas de Leonarda G., une jeune fille rom de 12 ans arrêtée en pleine sortie scolaire devant ses camarades, est totalement excessif. Il y a clairement une faute de la part de la police concernant les modalités de l’action de renvoi: on n'use pas d'un stratagème pour arrêter un enfant sans-papier. C’est un fait connu que les agents de police ne peuvent pas suivre un enfant sans-papier au sortir de l’école pour l’arrêter. Ils ne peuvent pas non plus l’arrêter devant l’arrêt de bus qui le conduit à l’école. Une arrestation sous de telles circonstances viole les dispositions fondamentales de la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE), à savoir le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant (et son droit d’aller régulièrement à l’école) qui prévaut par rapport à l’intérêt public (cf. les articles 2 § 2  et 28 CDE ainsi que l’article 5 pt. a de la Directive retour). Cette arrestation viole aussi l’article 37, lettre b de la CDE qui prévoit que les Etats veillent à ce que nul enfant ne soit privé de liberté de façon arbitraire.

Lorsqu’il a pris connaissance des faits, Manuel Valls aurait dû immédiatement condamner cette intervention et demander une modification des arrêtés de reconduite à la frontière pour que les enfants sans-papiers ne soient plus jamais interpellés dans le cadre scolaire. Un tel positionnement ne remettait pas en cause la décision de renvoi mais bien l'action policière. Les modalités de cette arrestation mettent en évidence les risques élevés d’une politique qui voit le tout sécuritaire se placer au cœur de l’action de l’Etat sans gardes-fous. La France a connu un autre ministre de l’Intérieur qui se targuait d’être le premier flic du pays. Si Valls entend s’inscrire dans cette lignée, il fait peser une très lourde hypothèque sur la gauche gouvernementale tout en décrédibilisant l’action de ceux qui veulent, avec mesure et adéquation, démontrer que la gauche, depuis toujours, se préoccupe de la sécurité publique.

Lampedusa : la Suisse doit mener une action concertée avec l’UE pour relancer la procédure d’ambassade

Le 9 juin passé, le peuple votait massivement pour la 10ème révision de la Loi sur l’asile, adoptée dans l’urgence par le parlement. Au cœur de la réforme contestée par la gauche se trouvait en particulier la suppression de la « procédure d’ambassade ». Les procédures d’ambassade permettaient d’autoriser l’entrée légale en Suisse par avion des personnes les plus menacées. Dorénavant, ces personnes devront venir déposer leur demande d’asile en Suisse et y accèderont soit par le biais d’un visa humanitaire, soit illégalement par le biais de passeurs. L’expérience démontre que la procédure d’ambassade permettait d’accorder une protection à des personnes véritablement persécutées. La droite et le Conseil fédéral relevaient que les visas humanitaires constituent une alternative à la possibilité de déposer des demandes d’asile aux ambassades. C’est faux. Le visa humanitaire n’est pas un moyen de remplacement suffisant car son application est en principe bien plus limitée : alors que plus de 200 autorisations d’entrée via la procédure d’ambassade étaient délivrées en moyenne par année, seules une petite dizaine de demandes de visas pour motifs humanitaires ont été acceptées au cours de ces derniers mois. Le seul moyen d’accéder à l’asile est donc le recours aux passeurs.

Au cours des débats au Parlement, le Parti socialiste a à maintes fois demandé qu’avant de supprimer la procédure d’ambassade, la Suisse mène une action concertée avec l’UE sur cette question. Les partis de droite ont sèchement refusé.  Compte tenu des  tragiques évènements survenus ces derniers jours à Lampedusa et qui concernent en grande majorité des réfugiés érythréens, somaliens et syriens, il est temps de revenir sur cette décision politique inique.

Contingents pour la Syrie: réactiver la tradition humanitaire de la Suisse

La crise migratoire massive qui touche le Moyen Orient est imprévisible et inquiétante à plus d’un titre. D’abord, cette crise est d’une ampleur qui s’apparente déjà à celles survenues durant les guerres civiles au Liban, en Algérie, durant les conflits en ex-Yougoslavie et, dans une mesure moindre, en Irak depuis l'invasion de 2003. Aujourd’hui ce ne sont pas moins de 4 millions de personnes qui sont déplacées. Parmi elles, il y en a deux millions qui sont enregistrées comme réfugiées et 1 million d’enfants…  Ensuite, c’est une crise imprévisible car elle évolue avec des pays voisins de la Syrie tels que le Liban, la Jordanie, la Turquie, l’Egypte et I’Irak qui sont instables politiquement. Mais surtout, bon nombre de ces pays (Liban, Jordanie, Irak) ne sont pas signataires de la Convention de Genève sur le statut de réfugié de 1951. Ceci signifie que ces pays n’ont pas prévu de statuts de longue durée à offrir aux réfugiés et qu’ils ne disposent pas d’outils de régulation migratoire pour y remédier. La crise en Syrie donne l’horrible sensation que l’histoire est en train de tourner à l’envers. Tout le monde aujourd’hui doit avoir à l’esprit ce que sont les camps de Palestiniens dans la région du Liban, de Jordanie et de Cisjordanie. Il faut se remémorer la misère, le désespoir et souvent la terreur au quotidien des habitants de Sabra et Chatila. Dans ces camps où s’entassent des millions de personnes, il se dégage le sentiment d'être réfugié à jamais. Une situation où le désespoir, la désolation et l’humiliation peuvent facilement entraîner tout un peuple vers la haine et tous les extrêmes. Y faire grandir des centaines de milliers d’enfants est une aberration humaine.

Dans ce type de crise humanitaire, il y a trois solutions qui peuvent être envisagées : le retour volontaire, l’intégration dans le pays d’accueil ou la réinstallation (resettlement) de réfugiés dans un Etat tiers après avoir séjourné dans des camps. Ici, compte tenu de la situation et face à une guerre civile qui ne peut que durer, il est plus que logique que le HCR demande aux pays occidentaux d’accueillir des contingents de réfugiés syriens. Il faut se souvenir que le HCR, créé en 1951, a eu pour but au départ d’aider un million de personnes encore déracinées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à rentrer chez elles. Par la suite, il a contribué à trouver des solutions durables pour des dizaines de millions de réfugiés. Aujourd’hui, le nombre de réfugiés s'élève à 10,4 millions (et 4,7 millions de réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient – UNRWA).

Les pays de réinstallation traditionnels, appelés «pays à tradition humanitaire», sont principalement les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, la Suède, la Norvège, le Danemark et les Pays-Bas et sont en augmentation. Quid de la Suisse ? Le Conseil fédéral doit être chargé d’établir, en collaboration avec le HCR, un nouveau programme de réinstallation de réfugiés sur la base des articles 56 et 57 LAsi. La Suisse a participé dès le début aux travaux du HCR. Entre 1950 et 1995, elle a contribué à la réinstallation de groupes de réfugiés provenant du Tibet, de Hongrie, d’Ethiopie, du Soudan, etc. En 1995, cette admission fut provisoirement suspendue en raison des guerres en ex-Yougoslavie, les réfugiés de cette région étant considérés comme une priorité. En 1998, la Suisse suspendit formellement l’admission de contingents de réfugiés et transmit cette décision au HCR. A ce jour, la Loi sur l’asile contient toujours les bases pour « l’octroi de l’asile à des groupes de réfugiés » (articles 56 et 57 LAsi). Aujourd'hui, une nouvelle réactivation de la politique d’admission de groupes de réfugiés (resettlement) se justifie pour des motifs humanitaires et de solidarité évidents.