Réfugiés, la face barbare de notre ordre établi

Les chiffres publiés de jour en jour sur ce qui est en train de se passer en Méditerranée projettent un panorama terrifiant de ce qui nous attend au cours de ce XXIème siècle. Aux naufragés s’ajoutent ceux – moins médiatisés – qui sont asphyxiés, ceux qui sont abandonnés en plein désert, ceux qui crèvent de faim et de soif, ceux qui tombent « par erreur » sous les tirs des gardes-frontières en presque toute impunité, les victimes de la traite, tous les réfugiés dits « internes » qui n’ont pas pu quitter leur pays… Cette réalité douloureuse du parcours migratoire de centaines et centaines de milliers de personnes claque quotidiennement à notre face avec une cruauté macabre jusqu’ici méconnue. Elle révèle l’ampleur – immense – des erreurs prévisibles et prévues de la globalisation. Comme une marche funeste, ces victimes font résonner toutes les injustices structurelles, innommables et innombrables de notre ordre établi. Elles accablent avec une profondeur jusqu’ici inégalée la validité et la légitimité politique de notre contrat social.

Il ne suffira pas de distiller de manière épisodique de l’empathie dans les discours politiques et de médiatiser quelques naufrages pour se relever la tête haute face à ce qui est en train de se passer. Les mesures prises pour l’endiguer sont si ridicules et absurdes qu’elles tendraient à nous amuser si la situation n’était pas aussi dramatique. Accroître les centaines de millions d’Euros octroyés à Frontex (l’agence européenne chargée d’appuyer les pays pour surveiller leurs frontières externes) pour capter les migrants en mer et ceux octroyés à Eurosur (le système d’échange d’informations) pour surveiller avec des instruments high tech les frontières est sur le fond une hérésie.[1] C’est oublier que la cause du problème réside dans le dispositif qui a été mis en place au début des années 2000 pour claquemurer l’Europe et pour garder à distance – avant qu’ils n’atteignent le territoire européen – tous les migrants venus du Sud. Quelles que soient les causes de leur exode, tout est fait pour les renvoyer vers des pays de transit où ils croupissent dans des camps ou sont refoulés en chaîne vers des pays qu’ils ont justement cherché à fuir à tout prix. Continuer à cautionner ce dispositif, c’est oublier que c’est bien la politique hyper-restrictive des visas combinée avec l’alourdissement des sanctions pénales pour les transporteurs qui empêchent les réfugiés d’utiliser les moyens usuels de déplacement. C’est oublier qu’à une majorité accablante le peuple suisse a voté le 9 juin 2013 pour supprimer toute possibilité de déposer une demande d’asile dans les ambassades. Et que c’est notre politique qui les oblige à faire appel aux passeurs et les contraint à prendre tous les risques pour contourner les obstacles légaux.

La donne sur l’asile a changé. Si la crise migratoire de 2011 s’est caractérisée avant tout par une arrivée importante de jeunes ressortissants maghrébins venus surtout chercher des ressources matérielles, la crise de 2014 est très largement de type humanitaire. Les chiffres 2014 du SEM ne s’y trompent pas puisque le taux de reconnaissance vis-à-vis des demandes d’asile atteint aujourd’hui un niveau record (84% d’octroi de l’asile ou d’admissions provisoires).[2] Les Syriens, les Erythréens, les Sri-Lankais et autres qui frappent aujourd’hui aux portes de nos centres d’enregistrement sont pour une écrasante majorité d’entre eux des réfugiés. Ils sont tant les rescapés des conflits qui déciment leurs pays d’origine que des voyages périlleux qu’ils ont dû entreprendre pour les fuir. Plus le monde se globalise, plus on se doit de protéger les hommes, les femmes et les enfants dans leur globalité. Ces processus de fuite étant irréversibles, nous devons arrêter de nous comporter en somnambules, reconnaître leurs besoins de protection et prendre nos responsabilités pour les accueillir avec la dignité qui s’impose.

 


[1] L'objectif du système Frontex/Eurosur est très clair : il s’agit « d'appuyer les États membres dans leurs efforts pour limiter le volume de ressortissants de pays tiers pénétrant illégalement sur le territoire de l'UE, en améliorant la connaissance de la situation à leurs frontières extérieures et en augmentant la capacité de réaction de leurs services de renseignement et de contrôle des frontières ». Cf. COM (2008) 68 final

[2] SEM, Statistiques en matière d’asile 2014, 12 janvier 2015.

 

Celsa Amarelle

Professeure de droit à l'Université de Neuchâtel, Cesla Amarelle enseigne actuellement le droit constitutionnel, les droits humains et le droit de la libre circulation des personnes. Elle est également conseillère nationale (PS/VD), membre de la Commission des institutions politiques et de la Commission des finances (présidente de la sous-commission en charge de la santé), et vice-présidente des Femmes socialistes suisses.