Franc suisse : (in)dépendance et intérêts

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La décision de la Banque nationale suisse (BNS) de cesser de défendre un taux de change (quasi) fixe avec l’Euro à hauteur d’un taux plancher de CHF 1.20 pour un Euro confronte la Suisse avec une acuité renouvelée aux contradictions fondamentales de sa politique monétaire et économique. Elle touche également le cœur de notre conception de la démocratie. Bref rappel historique et propositions de réformes.

Principes d’action de la BNS depuis 1907

Fondée en 1907 pour mettre fin à l’absence de contrôle fédéral sur la monnaie, la BNS poursuit depuis les années 1920, soit depuis près de 100 ans, une politique axée autour de trois principes fondamentaux.

Premièrement, un franc fort sert aux yeux des gardiens de la monnaie aussi bien les intérêts de l’industrie, y compris d’exportation, que ceux de la place financière. Pour l’industrie d’exportation, le franc fort est censé obliger les directions d’entreprises de veiller en permanence à investir dans l’innovation tout en maintenant des coûts de production les plus bas possibles. Ceci passe notamment par un contrôle des salaires. Le franc fort sert ainsi d’instrument pour discipliner la place industrielle suisse (« Werkplatz Schweiz »). C’est en substance ce que dit le président de la direction de la BNS, Thomas Jordan, lorsqu’il affirme que depuis la fixation d’un taux de change plancher du franc suisse face à l’Euro en 2011 « l’industrie suisse a eu trois ans et demie pour s’adapter » (NZZ, 17 janvier 2015, p. 32).

Pour les banques et autres intermédiaires financiers, un franc fort et stable est un argument de vente majeur face à la concurrence internationale. Même si avec l’internationalisation des grandes banques suisses, cet élément a quelque peu perdu de sa prépondérance absolue, il ne reste pas moins un enjeu de taille pour les banques suisses. En bref : un franc fort face à un Euro en pleine instabilité favorise la place financière suisse (« Finanzplatz Schweiz »). « La stabilité de notre situation monétaire fait du franc suisse une devise recherchée, de notre pays un des premiers pays de refuge » disait en décembre 1937 déjà un des prédécesseurs de Thomas Jordan, Ernst Weber. Curieusement, cet aspect-là a peu été mis en avant ces derniers jours. Il constitue pourtant un enjeu majeur tant pour les intérêts bancaires et financiers suisses que pour leurs porte-paroles et autres lobbyistes.

Deuxièmement, l’indépendance de la BNS face à la Confédération doit être la plus forte possible. Aujourd’hui, nous nous offusquons du fait que le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann n’ait été averti par le président de la BNS qu’une heure seulement avant la conférence de presse de notre institut monétaire. Pourtant, compte tenu de la législation en place voulue par le « bloc bourgeois » en 1907 et défendue depuis becs et ongles par les tenants du moins d’Etat et d’un libéralisme économique débridé, il s’agit d’une démarche tout à fait normale. En plus de cent ans d’existence, la BNS a été une seule fois précédée par le politique. C’était en septembre 1936, au plus profond de la grande crise des années 1930. Convoqué par le Conseil fédéral in corpore, le président de la BNS, Gottlieb Bachmann, se voyait annoncer que le gouvernement avait décidé de dévaluer le franc suisse devenu un obstacle insurmontable à la reprise. Bachmann avait alors mis son mandat en jeu et était revenu sur sa décision de démission une fois seulement après avoir été fortement prié par le Conseil fédéral de se maintenir en place. L’indignation d’aujourd’hui d’une partie de la droite prête donc beaucoup à sourire…

Troisièmement, l’indépendance du franc suisse face aux autres monnaies de référence sur le plan international constitue quant à elle le dernier pilier de la politique de la BNS. Compte tenu de la forte internationalisation de l’économie suisse depuis le XIXème siècle, le franc suisse ne saurait dépendre de l’influence prépondérante d’une monnaie particulière. Ainsi, pendant la crise des années 1930, la Suisse a défendu son franc-or malgré les dévaluations compétitives de la Grande-Bretagne en 1931 et des Etats-Unis en 1933. C’est avec réticence que notre pays a rejoint le système monétaire de Bretton-Woods axé autour du dollar américain après la Deuxième Guerre mondiale. La Suisse a d’ailleurs été le premier pays à sortir de Bretton-Woods au début des années 1970.

Partant, la décision de la BNS de jeudi passé s’inscrit parfaitement dans cette ligne. En effet, alors que la direction de la Banque centrale européenne s’apprête visiblement à intensifier massivement son soutien aux pays membres de la zone Euro par l’achat direct de la dette publique, les gardiens du franc suisse ont pris les devants afin de préserver une certaine marge de manœuvre. L’explication de Thomas Jordan le confirme : « La raison fondamentale était que les développements divergents au sein des grands espaces monétaires ont fait en sorte qu’une défense du taux de change plancher est devenue insensée et aurait seulement pu être maintenue par le biais de très grandes interventions. (…). Si la BNS avait simplement poursuivi dans la politique de défense du taux plancher (…) elle aurait risqué à plus longue échéance de perdre le contrôle sur les conditions monétaires » (NZZ, 17 janvier 2015, p. 32).

Et maintenant ? Se taire et passer à autre chose ?

La politique serait-elle donc complètement impuissante face à des décisions d’une ampleur aussi sismique que celle prise par la direction de la BNS jeudi passé ? Par principe, il ne saurait être admissible qu’un gremium de trois personnes, fusse-t-il composé de nos meilleurs spécialistes du domaine monétaire, puisse prendre en toute indépendance des décisions d’une telle ampleur et avec des impacts potentiels aussi majeurs en termes de croissance économique, de finances publiques et d’emploi. Pour atténuer la puissance de l’indépendance de la BNS, deux éléments paraissent indispensables à prendre en compte.

D’une part, il est urgent de réformer la législation sur la Banque nationale afin d’obliger celle-ci à prévoir obligatoirement une concertation concrète avec les autorités démocratiquement élues avant que ne soient prises des décisions monétaires dont la portée dépasse de loin une dimension purement « technique ». L’argument selon lequel cela ne serait pas possible car il faudrait préserver la confidentialité des débats, n’est pas une ligne tenable. Au moment du sauvetage de l’UBS, d’intenses échanges ont eu lieu entre le Conseil fédéral, l’administration des finances et les sphères dirigeantes de la BNS. Le gouvernement fédéral se doit pour sa part de donner une ligne claire en matière de mesures d’accompagnement concernant des choix monétaires majeurs (programmes d’investissement, intensification de la politique d’aide à la reconversion professionnelle etc.). En ce sens, il faut rappeler que l’indépendance de la BNS est certes consacrée tant par la Constitution que par les usages. La loi la concernant prévoit néanmoins une information réciproque et une concertation entre la Banque et le Conseil fédéral en cas de décisions « importantes » en matière de politique conjoncturelle et monétaire. Les cas sont certes rares mais ils se sont déjà produits pour des décisions d’ampleur similaire à celle de jeudi passé, notamment lorsqu’en janvier 1973, la BNS a décidé du flottement de la monnaie suisse (abandon de la fixation de sa valeur en comparaison à celle des autres monnaies).

D’autre part, nous devons enfin prendre conscience que notre (inter-)dépendance avec l’Union européenne et son économie rend la prétendue voie souveraine helvétique (« Alleingang ») chaque jour plus irresponsable. Une courte majorité des votants a estimé le 9 février 2014 qu’il était possible de jouer avec le feu en voulant prendre nos distances avec l’Union européenne. Le fait que la BNS ait dû prendre les devants face à l’imminence d’un choix monétaire majeur des pays membres de la zone Euro illustre bien la forte relativité de notre indépendance monétaire.

 

Textes de références :

Patrick Halbeisen, Margrit Müller, Béatrice Veyrassat (éds.), Wirtschaftsgeschichte der Schweiz im 20. Jahrhundert, Bâle 2012.

Tobias Straumann, Fixed Ideas of Money. Small States and Exchange Rate Regimes in Twentieth-Century Europe, Cambridge 2011.

Philipp Müller, La Suisse en crise (1929-1936). Les politiques monétaire, financière, économique et sociale de la Confédération helvétique, Lausanne 2010.

NZZ du 17 janvier 2015, p. 32, entretien avec Thomas Jordan, président de la Banque nationale suisse.

Celsa Amarelle

Professeure de droit à l'Université de Neuchâtel, Cesla Amarelle enseigne actuellement le droit constitutionnel, les droits humains et le droit de la libre circulation des personnes. Elle est également conseillère nationale (PS/VD), membre de la Commission des institutions politiques et de la Commission des finances (présidente de la sous-commission en charge de la santé), et vice-présidente des Femmes socialistes suisses.