Les « juges étrangers » : une diatribe populiste mensongère pour saper l’Etat de droit

Les rapports entre politique et justice n’ont jamais vraiment été au beau fixe. De tous temps, les hommes politiques ont cherché à remettre en cause la légitimité,  l’indépendance et le pouvoir de la justice. Plusieurs instruments ont été mis en œuvre pour faire en sorte que la fonction d’interprétation de la loi ne soit plus admise. Pour marquer le caractère usurpateur des juges, la dénonciation contre le « gouvernement des juges », soit une ingérence du pouvoir judiciaire dans le terrain politique, était déjà féroce durant la Révolution française. Par le passé, tous les grands hommes de pouvoir (De Gaulle, Jefferson, Roosevelt, etc.) y sont allés de leur diatribe pour contrer l’interprétation des lois par les juges, surtout lorsque celles-ci touchent à la constitutionnalité. Aujourd’hui, ce sont surtout les populistes qui cherchent depuis 2004 à imposer leur loi. Ils cherchent en particulier à faire appliquer des règles d’automaticité pour le renvoi des délinquants étrangers qui anéantisse tout pouvoir d’appréciation des juges. Dernière volonté en date pour imposer l’automaticité des renvois : une initiative pour faire prétendument primer le droit « national » sur le « droit international » qui cherche à éradiquer la Convention européenne des droits de l’homme et ses juges.

Face à ces attaques contre la Cour européenne des droits de l’homme et le pouvoir judiciaire en général, il convient de relever plusieurs points.

D’abord, il est faux de laisser croire que la Cour européenne des droits de l’homme s’acharne sur la Suisse et dire qu’elle est systématiquement condamnée. Entre 1974 et la fin 2013, seules 1.6% de l’ensemble des requêtes enregistrées contre la Suisse ont abouti à un constat de violation. Par ailleurs, lorsqu’une affaire est déclarée recevable (ce qui est très rare), la Cour parvient dans 83% de ces cas  à un constat de violation. Dans le cadre des affaires suisses, seules 60% des affaires considérées comme recevables aboutissent à un constat de violation.

Ensuite, la Suisse n’est nullement menacée dans sa souveraineté par la Cour européenne des droits de l’homme. Cette Cour n’est ni « réformiste », ni « cassatoire », elle est juste « violationniste », c’est- à-dire qu’elle se contente de constater une violation de la CEDH lorsqu’elle l’observe et laisse les cours nationales faire le nécessaire. Elle n’a pas vocation à jouer la « 4ème instance ». Dans le domaine des renvois d’étrangers, la Cour européenne des droits de l’homme n’a délivré qu’une infime minorité d’arrêts concernant la Suisse et certains ont été rendus pour des raisons d’absence de garanties procédurales uniquement.[1] Concernant le récent arrêt Tarakhel c. Suisse du 4 novembre 2014 qui demande à la Suisse des garanties pour les transferts Dublin vers l’Italie, il faut relever que la Suisse pourrait s’éviter certains rappels à l’ordre de Strasbourg si elle mettait en place un renforcement du contrôle judiciaire du Tribunal fédéral sur le Tribunal administratif fédéral. Ceci permettrait non seulement de limiter le nombre de recours gagnés par des justiciables à Strasbourg contre la Suisse mais aussi de corriger des situations qui posent un véritable intérêt digne de protection. Les restrictions de l'accès au Tribunal fédéral sur des décisions du Tribunal administratif fédéral posent des problèmes ponctuels grandissants. Il y a actuellement des litiges de principe qui sont directement portés devant la Cour EDH parce que l'application correcte de l'article 3 ou 8 CEDH est, par exemple, contestée. Il ne semble guère satisfaisant que de tels cas (bien souvent sous la responsabilité d’un juge unique du TAF !) ne puissent pas être soumis dans un premier temps à la plus haute instance judiciaire nationale, au moins lorsque le cas ne semble pas dénué de chances de succès devant la Cour EDH et que celle-ci pourrait donner raison au recourant.[2]

Enfin et plus généralement,  il importe de reconnaître l’importance considérable des juges et de certaines de leurs jurisprudences pour la vie des Etats démocratiques modernes. En Suisse, le retard par rapport aux autres Etats européens dans l’introduction du droit de vote des femmes a été causé par la démocratie directe, et en particulier par le refus d’introduire le suffrage féminin au plan fédéral en 1959. Une fois introduit en 1971, le Tribunal fédéral va finir par contraindre le demi-canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures à appliquer le suffrage féminin. Les électeurs de ce canton avaient en effet massivement refusé en 1959 et confirmé ce refus en 1990 au plan cantonal.


[1] Cour EDH,  arrêt Dembele c. Suisse, du 24 septembre 2013, requête n° 74010/11 ; Cour EDH, arrêt Udeh c. Suisse du 16 avril 2013, requête n° 12020/09 ; Cour EDH,  arrêts EMRE c. Suisse des 22 mai 2008 et 11 octobre 2011, requêtes n° 42034/04 et n° 5056/10 ; Cour EDH,  arrêt Hasanbasic c. Suisse du 11 juin 2013, requête n° 52166/09 ; Cour EDH,  arrêt A. A. c. Suisse du 7 janvier 2014, requête 58802/12.

[2] Cf. en particulier Cour EDH, arrêt Tarakhel c. Suisse du 4 novembre 2014, requête n°29217/12 ; Cour EDH, arrêt Agraw c. Suisse du 29 juillet 2010, requête n° 3295/06.

 

Celsa Amarelle

Professeure de droit à l'Université de Neuchâtel, Cesla Amarelle enseigne actuellement le droit constitutionnel, les droits humains et le droit de la libre circulation des personnes. Elle est également conseillère nationale (PS/VD), membre de la Commission des institutions politiques et de la Commission des finances (présidente de la sous-commission en charge de la santé), et vice-présidente des Femmes socialistes suisses.