L’inquiétante stagnation de la productivité suisse

La croissance de la productivité est anémique depuis bientôt dix ans, comme le soulignait récemment l’OCDE. Si cela devait persister, tous les défis économiques de notre pays en seront d’autant plus lourds à relever.

La croissance de l’économie suisse a nettement ralenti durant la récente crise, sans surprise. Alors que le PIB augmentait de 2.8 pourcent chaque année entre 2002 et 2007 ce rythme a depuis baissé à 1.4 percent. Certes, ce n’est pas si mal comparé à la situation de nos voisins.

Les sources de croissance ne sont plus les mêmes

La situation est plus préoccupante si nous regardons les sources de croissance, utilisant les données de l’OFS. Celles-ci sont présentées dans le graphique ci-dessous qui contraste la seconde moitié des années 1990, la période avant la crise de 2008, et les années depuis lors. L’économie, comme une entreprise, peut croître de trois manières : en embauchant plus de travailleurs (barre bleue), en utilisant plus de capital (barre verte), ou en faisant un meilleur usage des travailleurs et du capital dont elle dispose (barre rouge). Cette dernière, appelée productivité multifactorielle, est la source la plus désirable de croissance car au final elle seule permet une augmentation du niveau de vie.

Or la productivité multifactorielle suisse n’augmente plus depuis dix ans. Sur la seconde moitié des années 1990, l’économie a crû grâce à l’investissement et une meilleure productivité, et une hausse de l’emploi a renforcé ces deux sources durant les années 2000. Depuis la crise en revanche, la croissance n’a pu être maintenue que par le biais de l’investissement et de l’emploi.

La croissance de l’emploi est certes bienvenue, mais en l’absence de productivité elle ne génère que des gains de niveau de vie modérés. Si la croissance de la productivité s’était maintenue au rythme de 2002-2007, la Suisse produirait actuellement 10 pourcent de plus avec le même niveau d’emploi.

L’investissement ne compense que partiellement

Le niveau de vie est mieux représenté par la productivité du travail – le ratio entre PIB et emploi – que par le PIB lui-même. En effet, à long terme les salaires peuvent augmenter plus rapidement que l’inflation seulement si la productivité du travail augmente.

Le graphique ci-dessous illustre l’évolution de la productivité du travail. Celle-ci augmente lorsque les facteurs de production sont mieux utilisés (la productivité multifactorielle discutée plus haut, barre rouge) ou si chaque travailleur a plus de capital à disposition (barre verte). Si l’investissement a soutenu la productivité dans les années 1990, son rôle s’est depuis amoindri. Par conséquent, la faiblesse de la productivité multifactorielle se traduit directement par une chute de la productivité des travailleurs, qui finit toujours par se refléter dans les salaires.

Un défi majeur

La faiblesse de la productivité est un défi majeur pour la politique économique dans les années à venir. Les problèmes tels que la réforme des retraites ou le poids des coûts de la santé sont gérables dans une économie dont le niveau de vie augmente, mais deviennent bien plus lourd lorsque que l’économie peine à produire les ressources nécessaires.

Cédric Tille

Cédric Tille est professeur d'économie à l'Institut des IHEID de Genève depuis 2007. Il a auparavant travaillé pendant neuf ans comme économiste chercheur à la Federal Reserve Bank of New York. Il est spécialiste des questions macroéconomiques, en particulier des politiques monétaires et budgétaires et des dimensions internationales comme les flux financiers.

10 réponses à “L’inquiétante stagnation de la productivité suisse

  1. Excellent article, ces paramètres mettent en évidence l’intelligence de notre économie. Il semble que l’on demande toujours plus aux employés sans leur donner des avantages garantissant leur succès, donc la productivité de leur entreprise. On en voit bien les symptômes, en observant le volume des surfaces administratives en croissance dans tout le pays, dont on aimerait bien comprendre la réelle valeur ajoutée.
    En cherchant à comprendre les causes, il serait intéressant de différentier l’analyse par secteurs, l’industrie et les services. La Suisse semble très ingénieuse pour produire des outils, de l’automatisation et des robots. Si la moyenne finale est décevante , il semblerait que tout cela est noyé par une administration croissante, ou des secteurs de l’économie très peu efficaces. Si cela est possible, il faut en déduire que certains secteurs ne sont pas soumis aux vraies loi du marché, facile de comprendre ce que pointe du doigt.

    1. Cher Monsieur Gremaud,
      Merci pour votre commentaire. Les raisons pour ce ralentissement, et réponses, sont multiples et il est difficile d’identifier une seule cause. L’OCDE souligne le manque de compétition dans les secteurs domestiques, ainsi que les obstacles restreignants la participation des femmes au marché du travail (les slides 17 et suivants dans leur présentation vous donnent plus de détails http://www.oecd.org/fr/economie/etudes/Suisse-2017-OECD-economic-survey-Rehausser-la-productivite-et-repondre-aux-besoins-en-travailleurs-qualifies.pdf ).
      Meilleures salutations
      Cédric Tille

  2. Bonjour ! Selon l’émission “temps présent” d’hier soir, la Suisse compte 30 % de working poor / la classe moyenne ! Le véritable hic réside dans le taux énormissime des impôts qui frappent la middle-class en ne la laissant pas sortir la tête de l’eau. Formations bâclées, générations sacrifiées, sans avenir. Les impôts raclent les fonds de tiroirs et ne laissent aucune dynamique privées qui pourraient se déployer dans une formation permanente ou loin, beaucoup plus lois, dans un investissement immobilier associatif, ou dans la constitution des bases nécessaires pour aborder une retraite sereine. Les écoles sont nos cathédrales, mais il serait utile de les rouvrir sur la base de bénévolats pour renforcer les capacités innovantes auxquelles aspirent les chômeurs. Les FabLab, c’est bien, mais un peu court! Elles sont un bien public payé par nos impôts mais demeurent cloisonnées par les diplômes acquis dans l’adolescence ou au début de l’âge adulte ! Pourquoi un parcours de vie doit-il être à ce point fossilisé? Notre pays a besoin de formation permanente pour mettre toutes ses forces vives au travail. Il faut une volonté politique pour l’engagement des cantons et des communes à employer les jeunes et les séniors qui ont des projets de formation en adéquation avec les besoins de notre économie. Il est loin le temps du paternalisme helvétique où l’on démarrait une formation en emploi et où l’on pouvait travailler à 20 minutes de son domicile ! Les bases de l’agenda 21 nous poussent à revenir à une économie plus responsable, en bilan carbone, notamment… Peut-être que l’on disposera de davantage de ressources et d’autonomie pour des projets innovants, le jour où l’on pourra déduire de la déclaration d’impôts les impôts en retard comme charge véritable, et les assurances de tous types, au même titre que le crédit. Il n’y a de richesse que d’hommes, mais la ressource est trop usitée dans des dépenses somptuaires au seul usage des élites toutes à leurs miroirs!

    1. Cher Monsieur Schütz,
      Merci pour votre commentaire. Je vous réfère à ma réponse à un autre commentaire quand aux causes de cette baisse de productivité.
      Meilleures salutations
      Cédric Tille

  3. Bonjour,

    Merci pour cette contribution intéressante, quelles sont les causes de cette situation ?
    – atteinte d’un plafond ?
    – baisse de l’engagement des employés ?
    – progrès technologique rendant les machines plus productives et non les hommes ?
    – développement d’emploi dans des domaines avec faibles gains de productivité ?

    Merci pour votre retour.

    1. Cher Monsieur Berclaz,
      Merci pour votre commentaire. L’étude de l’OCDE ( http://www.oecd.org/fr/economie/etudes/Suisse-2017-OECD-economic-survey-Rehausser-la-productivite-et-repondre-aux-besoins-en-travailleurs-qualifies.pdf ) donne quelques éléments sur les causes.
      Notez que le problème n’est pas une productivité accrue du capital au détriment du travail. La productivité du capital (PIB / capital) a en fait chuté durant les années 1990 et stagne depuis lors.
      Meilleures salutations
      Cédric Tille

  4. Je trouve ces “balkendiagramm” très jolis avec leurs belles couleurs. Mais franchement ils ne nous disent pas les raisons pour lesquelles la partie rouge “productivité multifactorielle” s’est réduite à zéro dans les dernières années. Les explications de l’OCDE citées par Mr Tille dans sa réponse à Mr Gremaud: manque de compétition dans le secteur domestique ainsi qu’obstacles à la participation des femmes au marché du travail ne sont pas du tout convaincants.
    Personnellement je me risquerais à une hypothèse fondée sur mon observation empirique et mon expérience vécue dans la finance d’une part, ainsi que dans l’industrie, notamment horlogère.
    Schütz Didier a noté très à propos la difficulté pour la classe moyenne de dégager une épargne parce qu’on est assommés d’impôts. Je crois que c’est un point très important. Nous avions une forte “productivité multifactorielle” à cause d’un tissu très dense et dynamique de petites PME débrouillardes, et celà etait rendu possible par l’importance de l’épargne permettant à un ouvrier de se mettre à son compte et devenir petit patron. Cette capacité et ce dynamisme étaient eux-mêmes le résultat des salaires réels élèvés que nous avons connus grâce, selon moi, à une politique d’immigration restrictive avec des quotas, et par la possibilité d’accumuler une épargne “au noir” grâce au secret bancaire.
    On voit tout de suite le contraste avec la situation actuelle. L’ouvrier ne peut plus épargner car son salaire est soumis à un dumping social constant à cause de l’immigration massive voulue par nos politiciens style C.e.s.l.a Amarelle qui ne veulent pas respecter la volonté du peuple de revenir aux quotas d’immigration. D’autre part, la fin du secret bancaire (heureusement on apprend qu’il sera tout de même maintenu pour les Suisses) empêche les gens dynamiques de constituer un coussin de sécurité non déclaré, et donc non raboté par le fisc rapace. Or c’est ce coussin secret qui permettait à tant de personnes vers la cinquantaine, après avoir économisé patiemment, parfois même en travaillant au noir les samedis et dimanche, de créer leur petite affaire sans devoir emprunter aux banques qui de toute façon ne font pas crédit un petits entrepreneurs. D’autre part, la possibilité pour les indépendants et petits patrons de ne pas déclarer une part des revenus de leurs entreprises leur permettait de mieux résister en cas de coup dur. Combien d’entreprises ont-elles pu surmonter une période difficile parce que le patron avait de l’argent de côté “au noir”?
    Voila un élément d’explication que je vois personnellement et qui est très concret et réel. En tant que banquier j’ai connu un grand nombre de situations où j’ai pu observer comment un ouvrier spécialisé avait un compte non déclaré d’un montant étonnant (il y avait même des millionnaires en col bleu) et comment c’est cette épargne occulte qui a permis l’éclosion et la pérennité de nombreuses PME, notamment horlogères.
    J’ai beaucoup de peine à comprendre et même à accepter la vision OCDE que Mr Tille nous présente. Cette vision est dans l’optique exclusive des grandes multinationales qui veulent avant tout de la main d’oeuvre bon marché (donc de l’immigration massive) et ne s’intéressent pas du tout à l’épargne de la classe moyenne. D’autre part elles n’aiment pas les familles ni les entreprises familiales raison pour laquelle elles veulent que toutes les femmes doivent contraintes d’aller se vendre sur le marché du travail. Résultat il n’y a plus d’enfants mais on compense par l’immigration. C’est une conception détestable de la société. Elle se concilie bien avec les idées de la gauche, qui est féministe et allergique à la flexibilité que permet la capacité des indépendants à épargner un peu de ses revenus en éludant partiellement l’impôt. C’est l’OCDE qui a voulu la fin du secret bancaire. Donc, en résumé, je pense que la disparition de la productivité multifactorielle, si déplorable, est due précisément à ces politiques idéologiques OCDE de transparence qui ont supprimés toute la flexibilité et réactivité de notre tissu économique suisse traditionnel.
    Je sais bien qu’une telle réflexion n’est pas politiquement correcte. Elle n’en est pas moins empiriquement vraie.

    1. Cher Monsieur Martin,
      L’OCDE souligne les problème de charge administrative pour ce qui est de la productivité (cf. feuilles 21 et suivantes dans http://www.oecd.org/fr/economie/etudes/Suisse-2017-OECD-economic-survey-Rehausser-la-productivite-et-repondre-aux-besoins-en-travailleurs-qualifies.pdf )
      Etablir les causes de la productivité est un exercice difficile, mais il n’en demeure pas moins que pas mal de travail a été fait sur le sujet, notamment à l’OCDE.
      Pour ce qui est du travail au noir et de l’évasion fiscale, cela ne joue aucun rôle. Si nous regardons la croissance de la productivité dans les différents pays (par ex. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/economie-nationale/productivite.assetdetail.3322208.html ) et la mettons en parallèle avec les estimations de la taille du secteur informel (par ex. http://www.econ.jku.at/members/Schneider/files/publications/2015/ShadEcEurope31.pdf ), tout en tenant compte du PIB par tête (les économies relativement pauvres ont tendance à avoir un secteur informel large, et croissent plus vite simplement du fait de rattrapage vers les plus riches) on ne trouve aucun lien (plus exactement un lien faiblement négatif).
      Quand à l’épargne, la Suisse est un des pays avec le taux d’épargne le plus élevé, mais la croissance de productivité la plus faible en comparaison internationale.
      Meilleures salutations.
      Cédric Tille

  5. Voici près de vingt ans que j’attendais que les chiffres traduisent mes observations au sein des entreprises.
    En clair, il faut peu de choses pour que la productivité baisse de moitié. Par ailleurs, le sentiment de faire partie de l’entreprise comme un organe fait partie du corps est essentiel. A plusieurs reprise, j’ai pu observer qu’une entreprise qui licencie massivement plus deux fois en quelques années n’a aucune chance de survivre si la direction ne change pas radicalement. En clair, ces entreprises ne parviennent plus à remonter la pente que lorsqu’elles sont cédées à leurs employés. Le besoin d’identification des employés à leur entreprise a été systématiquement négligé dans les récentes méthodes de management (méthode soviétique/méthode néo-libérale). Dès lors, les indispensables bonnes volontés qui se chargent d’enlever spontanément les grains de sable des engrenages font défaut.

    1. Cher Monsieur Tanne,
      Merci pour vos observations. L’effort et l’investissement des employés sont effectivement essentiels pour la productivité, et en cas de démotivation la productivité chute, entraînant un cercle vicieux. Je n’ai cependant pas d’information quand à l’importance quantitative de cet aspect.
      Meilleures salutations
      Cédric Tille

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