Les monnaies locales : une idée positive, mais pas un bouleversement

(english text below)

 

Les monnaies locales ont le vent en poupe, notamment suite au succès du film Demain qui en illustre le fonctionnement (bien que l’idée soit bien plus ancienne que le film). En Suisse le Léman et le Farinet sont deux exemples récents, mais notre pays connaît depuis longtemps d’autres exemples, notamment le WIR.

De telles monnaies sont une idée positive, et sont nettement préférables à d’autres comme le Bitcoin fortement utilisées à des fins spéculatives. Mais elles ne vont par révolutionner l’économie.

Ces monnaies sont motivées par un désir de favoriser les échanges locaux. C’est là un objectif tout à fait louable, et les monnaies locales sont un moyen de promotion comme le seraient une campagne d’information ou une carte de membre d’un club « j’achète local ».

Cependant les partisans de ces monnaies ont une certaine tendance à s’emballer et à y voir un profond changement. Désolé, mais je suis en désaccord sur ce point. Pour obtenir un Léman ou un Farinet j’amène un franc suisse au bureau de change (comme pour la livre locale dans le film Demain). Je ne fais donc qu’échanger un moyen de paiement contre un autre, et n’obtiens au final pas de liquidité supplémentaire. Tous les achats locaux que je fais auraient très bien été réalisables avec les francs que je détenais.

Quant à la banque qui a émis la monnaie, elle garde mon franc suisse en réserve ou l’investit dans des projets spécifiques. C’est exactement ce qui se passe avec ma banque habituelle quand j’y dépose de l’argent pour ensuite payer mes achats par carte (certes le paiement par carte réduit mon compte en banque, mais il accroît celui du vendeur du même montant). La banque Léman ou Farinet investira sans doute dans des projets différents qu’une banque normale. Tout cela est très bien, mais j’aurais pu faire un dépôt dans cette banque alternative sans qu’une monnaie locale existe.

En fait les monnaies locales seront utilisées par les gens qui vont de toute façon acheter des produits de la région. Si ces monnaies pouvaient conduire des gens peu portés sur l’économie locale à changer de comportement, nous serions alors dans un mécanisme différent. Mais je ne vois pas en quoi elles amèneraient ce changement, ou du moins comment elles l’amèneraient plus que ne le ferait une campagne d’information.

Le fonctionnement par échange de francs contre monnaie locale n’est pas la seule option. Le WIR par exemple fonctionne comme une unité de compte pour des entreprises faisant sommes toute un troc (et cette option existe avec le Léman). Dans ce cas pour obtenir 100 WIR je m’engage à fournir des services payables en WIR à raison de 100 WIR. Sur un plan comptable, j’augmente mon actif de 100 WIR tout en augmentant mon passif d’une dette envers le système de 100 WIR. Il y a donc là une création de liquidité. Cette création ne se produit en revanche pas avec un échange entre franc suisses et monnaie car je change alors simplement la composition de liquidité de mon actif sans changer le montant total.

Cette création de liquidité par le WIR s’explique par le contexte économique lors de sa création dans l’entre-deux guerres. Notre pays était alors sous le régime de l’étalon-or qui limitait la marge de manœuvre de la Banque Nationale. Le WIR a été une réaction à la rareté de la liquidité officielle. La situation actuelle est bien différente. La Banque Nationale a effectué une très forte création de liquidité depuis la crise, comme bien d’autres banques centrales.

 

Local currencies: a positive idea, but not a revolution

The interest in local currencies is growing, helped by the success of the movie Demain which illustrates their functioning (the idea being however older than the movie). In Switzerland the Léman and Farinet are recent example, but our county has long been familiar with such currencies, in particular with the WIR.

Local currencies are a positive idea, and are much preferable to others such as the Bitcoin which are substantially used for speculative activities. They will however not be a revolution of the economic system.

The currencies are motivated by a goal to promote local exchanges. This is a very valuable objective, and local currencies are a way to promote it, in the same way as an information campaign or a membership in a “buy local” club.

However the supporters of these currencies have a tendency to get carried away and see them as a profound change. Sorry, but I disagree. To obtain a Léman or a Farinet I simply bring a Swiss franc to the exchange desk (as is done for the local pound in the movie Demain). All I do is thus to exchange one mean of payment for another, and in the end do not get a higher amount of purchasing power. All the local shopping that I then do could have been done with the francs I initially held.

What about the bank that took my franc and provided me with the local currency? It keeps my franc or invests it in some project. That’s exactly what my traditional bank does when I deposit money there and then pay my purchases by card (while the payment lowers the balance of my account, it increases that of the seller’s account by the same amount). It is true that the Léman or Farinet bank will invest in different projects than a traditional bank. This is all well, but I could have made a deposit in the Léman bank even in the absence of the Léman currency.

Local currencies will be used by people who would have bought local products anyway. If the currencies could lead people with little interest in local shopping to change their behavior, we would be in a different story. I however do not see how the currencies will bring such a change of behavior, or at least how they would bring it more than an information campaign would.

The exchange between francs and local currencies is not the only option. The WIR for instance works as a unit of account between firms that engage in a form of barter (and this option exists with the Léman). In this system I obtain 100 WIR by committing to provide services payable in WIR for up to 100 WIR. In accounting terms, I increase my assets by 100 WIR while increasing my liabilities towards the exchange system by 100 WIR. There is thus liquidity creation. This is however not the case when I exchange Swiss francs for local currencies, as I then simply change the composition of my liquid assets but not their total amount.

The liquidity creation by the WIR reflects the economic context when the system was set up between the two world wars. Our country was then under the Gold Standard system which limited the room for maneuver by the Swiss National Bank. The WIR was a reaction to the scarcity of official liquidity. The current situation is very different. The Swiss National Bank has engaged in a sizable liquidity creation since the crisis, as have many other central banks.

Cédric Tille

Cédric Tille est professeur d'économie à l'Institut des IHEID de Genève depuis 2007. Il a auparavant travaillé pendant neuf ans comme économiste chercheur à la Federal Reserve Bank of New York. Il est spécialiste des questions macroéconomiques, en particulier des politiques monétaires et budgétaires et des dimensions internationales comme les flux financiers.

3 réponses à “Les monnaies locales : une idée positive, mais pas un bouleversement

  1. Je trouve dommage que vous n’ayez pas mieux reflété les informations de base du Léman (je suis moins familier avec le Farinet). En effet, il n’existe pas de Banque Léman, l’argent est entièrement déposé auprès de la Banque Alternative Suisse. Cette dernière va investir l’argent dans des projets, comme n’importe quelle banque, mais elle se contraint à investir dans des projets suisses (en majorité en tout cas, et lorsque ce n’est pas en suisse, il s’agit de projet à but de développement) respectant une série de critères en terme de responsabilité sociale et environnementale. Les autres banques investissent aussi dans ce genre de projet, mais pas uniquement (ne citons que Crédit Suisse et les pipelines américains dans les réserves indiennes “grâce” à la dérégulation trumpienne)…

    Ensuite, le Léman, de ma compréhension, ne vise pas à créer une nouvelle chaine de valeur, mais uniquement à enfermer la chaine de valeur existante dans une zone géographique. Le Léman ne pouvant pas être changé en francs suisses ou en euros, lorsque je change des fonds en Lémans, j’enferme ce montant dans la région lémanique. Il ne sera plus possible d’employer cette argent pour importer des denrées alimentaires ayant parcouru la moitié du monde (ni même la moitié de la suisse). Ainsi, je m’impose d’acheter local en le faisant, car les entreprises où je les dépense ne les accepteront que si elles se fournissent ou dépensent localement également, auprès d’entreprises qui font elles aussi la même chose, etc… Bien sûr une campagne d’information pourrait remplir ce rôle, mais comment s’assure-t’on que les fonds, à un moment, ne finit pas par traverser la planète?

    Pour moi, la vraie limitation du Léman n’est pas dans son absence de création de valeur, car ce n’est pas son objectif, mais plutôt dans l’aspect que, utiliser à grande échelle, il finirait par créer un risque de disruption dans l’économie. D’une certaine façon, ce serait un objectif louable de la part des créateurs du Léman, rendant l’économie entièrement locale. Mais cela revient à considérer que toute la globalisation des échanges est criticables, alors que je suis d’avis qu’il faut effectivement revoir la chaine de production dans le domaine de l’alimentaire, et maximiser l’utilisation locale des ressources, mais qu’il ne faut pas non plus renier l’incroyable augmentation de la richesse des ménages et du confort de vie liés aux échanges internationaux.

    Meilleures salutations

    1. Cher M. Anthony,

      Merci pour votre commentaire.

      Je suis bien conscient que ni le Léman ni le Farinet n’ont leur propre banque, et que la banque alternative suisse offre tous les services bancaires usuels avec une politique de placements répondant à ses critères. Je note simplement qu’il n’y a pas besoin de créer une nouvelle monnaie pour investir son argent à la BAS. Chacun pourrait simplement déposer ses avoirs à la BAS et après faire ses paiements au moyen d’une carte genre maestro de la BAS. Si à première vue il peut paraître que la monnaie alternative créerait un supplément de liquidité, il n’est en en fait rien une fois que l’on se penche en détail sur le mécanisme (j’avais il y a quelques mois rédigé une note détaillée sur ce point partagée avec les gens du Léman et du Farinet suite à une table ronde à laquelle j’avais participée avec eux). Donc en résumé chacun peut investir via la BAS tout en restant en franc suisse.

      Je suis tout à fait d’accord que le Léman ne peut circuler que localement. La question intéressante est de savoir si cela va changer des comportements et je suis d’avis que la réponse est clairement non- Qui va détenir le Léman ? Ce sont essentiellement des personnes qui font déjà leurs achats dans les réseaux locaux. Qu’elles les fassent en franc suisse ou Léman ne change rien. Un exemple simple pour comprendre ceci est d’imaginer que le Léman prenne la forme d’un autocollant que l’on peut mettre ou enlever d’un billet franc suisse. Sans l’autocollant le billet s’appelle franc suisse, avec l’autocollant il s’appelle Léman. On réalise vite que cet autocollant ne changerait rien (je sais bien que le Léman ne prend pas cette forme, mais le résultat est le même).

      Le Léman aurait un impact intéressant s’il amenait des personnes à passer d’achats dans les supermarchés classiques à des achats dans les commerces du réseau local. Mais une personne qui ne désire pas le faire va rester en franc suisse. En d’autres termes, le Léman prêche aux convertis. Je veux bien admettre qu’il puisse jouer un rôle de communication / sensibilisation, mais alors il vaudrait mieux faire une réelle campagne de communication. Ceci atteindrait bien plus de gens, et coûterait bien moins cher (car il faut rappeler que la création et la gestion des monnaies locales ne sont de loin pas gratuites).

      Avec mes meilleures salutations
      Cédric Tille

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