“C’est mauvais pour l’économie” – quelques réflexions sur un argument usuel

(english text below)

L’argument du coût pour l’économie de telle ou telle nouvelle loi est souvent avancé lors des débats de votations. Si la prudence est bonne conseillère, il convient cependant de conserver une vision pragmatique de chaque situation et de ne pas rester sur des a-priori.

L’économie est un outil, pas une fin en soi. Le but du système économique est de permettre une utilisation aussi efficiente que possible des ressources afin de maximiser le bien être de la population. En d’autres termes, il s’agit d’éviter le gaspillage. Cette approche est le fondement de l’analyse économique. Prenons par exemple les modèles utilisés dans l’analyse de la politique économique. Le but est de maximiser le bien être des consommateurs (qui sont aussi travailleurs et propriétaires d’entreprises) tout en tenant compte d’une série de contraintes sur les technologies disponibles et diverses frictions (par exemple le fait que les prix et salaires ne s’ajustent qu’avec retard). Dans ce contexte, l’économie est l’outil qui permet de maximiser l’objectif. Toute décision est alors évaluée en fonction de cet objectif. Par exemple, le soutien à l’investissement n’est justifié que s’il permet une meilleure allocation des ressources entre aujourd’hui et demain.

Considérer l’économie comme un outil implique qu’il faille en prendre soin, mais dans l’optique de l’utiliser. Nous pouvons faire la comparaison avec une voiture. Il convient bien entendu d’entretenir son véhicule et de l’amener régulièrement au garage pour les services (ainsi que de garder un œil sur le kilométrage s’il est en leasing). Mais le véhicule est là pour rouler, même si cela implique une usure. Le garder dans son garage pour qu’il reste immaculé n’a que peu de sens.

Il ne faut pas s’arrêter aux a-priori. Lorsque de nouvelles dépenses ou contraintes sont proposées en votation, la plupart d’entre nous commencent par se demander combien cela va coûter. La perspective de devoir supporter une charge supplémentaire n’est pas pour plaire, sans surprise. Il est tout à fait justifié d’avoir cette première réaction sceptique, et c’est même plutôt sain. Toutefois il ne faut pas s’arrêter à ce stade, mais examiner si au final le coût serait supportable et justifié. Or cette deuxième étape tend à manquer dans le débat qui se bloque souvent sur des montants sans les mettre en perspective (le cas de l’initiative AVS-plus est un exemple). Etre soucieux de ne pas surcharger notre outil économique de contraintes supplémentaires est louable, mais dire « non » comme par réflexe l’est moins. En d’autres termes, oui à la prudence mais non à la frilosité.

Une approche pragmatique de chaque situation est d’autant plus adéquate en Suisse que la population a clairement démontré qu’elle ne considère pas l’économie comme une vache à lait. Rares sont en effet les pays où les gens ont refusé des semaines supplémentaires de congés payés, un salaire minimum, où une limite sur les écarts de revenus dans les entreprises. En outre la charge de cotisations sociales des entreprises, loin d’augmenter, s’est au contraire réduite ces dernières années. Consentir des hausses ciblées de dépenses ne conduit pas à un risque de surenchère dans notre pays.

Economie d’aujourd’hui ou de demain ? L’évolution technologique entraîne des changements continus dans la structure de l’économie, aussi bien en Suisse qu’ailleurs. Des entreprises disparaissent et d’autres se créent, et des secteurs qui étaient minimes, voire inexistants, connaissent une forte croissance. Le tissu économique d’aujourd’hui n’est donc pas représentatif de celui qui émergera et créera de nouveaux emplois demain (l’initiative de l’économie verte offre un exemple de cette problématique). Il est courant d’entendre la critique selon laquelle les citoyens d’aujourd’hui ne tiennent pas compte des intérêts des générations futures. La même critique peut s’appliquer à l’économie. Il n’est pas surprenant que des entreprises d’aujourd’hui veuillent préserver leur position et ne pas faciliter la venue de leurs concurrents futurs. L’économie ne parle donc pas d’une seule voix.

Eviter une appréciation à géométrie variable. Les milieux économiques ne sont guère enthousiastes envers des propositions qui conduisent à une augmentation de coûts et de bureaucratie, et on les comprend. Il convient cependant d’adopter cette attitude de manière uniforme. La récente prise de position d’économie suisse en faveur d’une application stricte et bureaucratiquement coûteuse de l’initiative sur l’immigration de masse contraste avec une attitude d’habitude nettement moins réceptive quant à la bureaucratisation. Ceci ne fait hélas « pas très sérieux ».

 


“It’s bad for the economy” – some thoughts on a commonly used point

Concerns about the economic cost of a new law are often put forward during the debates around the regular votes in Switzerland. While a careful attitude is a healthy one should nonetheless keep a pragmatic view of each specific situation and not remain at the level of first impressions.

The economy is a tool, not an end. The purpose of the economic system is to reach as an allocation of resources that is as efficient as possible in order to maximize the well-being of the population. In other words, the aim is to avoid waste. This approach is the bedrock of economic analysis. Let’s take the example of the economic models used in the analysis of economic policy. The goal is to maximize the well-being of consumers (who are also workers and the owners of firms) while taking account of a range of constraints on the available technologies and various frictions (such as the fact that wages and prices adjust with a delay). In this context the economy is a tool that is used towards the maximization of a target. Each decision is then assessed with an eye to that target. For instance, public support to investment is warranted only if this policy leads to a better allocation of resources between today and tomorrow.

Considering the economy as a tool implies that one should take good care of it, but with a view to using it. Consider the analogy with owning a car. One should of course perform the needed maintenance and regularly bring the car to the shop for services (as well as keep an eye on mileage if the car is leased). But the car is here to be driven, even though this leads to some wear and tear. Keeping it in the garage so that it remains pristine makes little sense.

Don’t stop at first impressions. When new expenditures or rules are proposed in a vote, most of us start by wondering how much this will cost. The perspective of having to shoulder an additional cost is unsurprisingly unpleasant. It is fully warranted to have this first skeptical reaction, and indeed this is quite a healthy attitude. One should however not remain at this stage but instead consider whether after all the cost would be bearable and warranted. Unfortunately this second step tends to be lacking in the debate where the protagonists often focus on figures without putting them in perspective (the current debate on the retirement system is an example). It is worthy to be careful not to overload our economy with additional constraints, but less so to say « no » nearly by reflex. In other words, yes to prudence but no to lack of vision.

Taking a pragmatic approach to each proposal is particularly warranted in Switzerland as the population has clearly demonstrated that it does not view the economy as an infinite source of funds. There are after all very few countries where people have turned down extra paid vacations, a minimum wage, and a cap on salary gaps in firms. In addition the cost of social contributions paid by firms, far from increasing, has actually decreased in recent years. Accepting targeting additional spending does not open the gates to endless additional requests in Switzerland.

Today or tomorrow economy? Technological progress brings continuous changes in the structure of the economy, in Switzerland and elsewhere. Firms disappear and others are created, and sectors that were tiny, or even non-existent, experience substantial growth. The economic landscape of today is thus not representative of the one that will emerge and create new jobs tomorrow (the coming vote on the green economy is an illustration of this issue). One often hears the critique that today citizens do not take the interests of future generations into account. The same critique can be applied to the economy. It is not surprising that existing firms want to preserve their standing and not facilitate the emergence of future competitors. The economy does not speak with one voice.

Avoid an assessment with double standards. Firms are never enthusiastic towards proposals leading to additional costs of bureaucratic requirements, and who can blame them. It is nonetheless important to adopt this view in a uniform manner. The recent position by économie suisse in favor of a strict and administratively burdensome application of the new law on immigration stands in contrast with that group’s usually much less receptive attitude towards bureaucratic requirements. This does not look very professional.

 

 

 

Cédric Tille

Cédric Tille est professeur d'économie à l'Institut des IHEID de Genève depuis 2007. Il a auparavant travaillé pendant neuf ans comme économiste chercheur à la Federal Reserve Bank of New York. Il est spécialiste des questions macroéconomiques, en particulier des politiques monétaires et budgétaires et des dimensions internationales comme les flux financiers.