L’écart entre épargne et fortune extérieure de la Suisse

Les récentes données publiées par la Banque Nationale montrent que la Suisse est un prêteur net envers les pays étrangers pour un montant substantiel. A fin 2015, les avoirs des résidents suisses (ménages, entreprises, état) hors de nos frontières se montaient à 4’143 milliards de francs. Les investisseurs étrangers détenaient quant à eux pour 3’537 milliards de francs d’avoirs en Suisse, ce qui conduit à une position extérieure nette de la Suisse de 606 milliards. Ce montant correspond à 95 pourcent du PIB annuel, une des valeurs les plus élevées en comparaison internationale.

Ceci n’est pas surprenant car chaque année notre pays connaît des excédents substantiels de sa balance des paiements, excédents qui se traduisent par une accumulation d’avoirs à l’étranger. En d’autres termes, nous vendons plus que nous n’achetons au reste du monde et le solde est accumulé en épargne.

A y regarder de plus près toutefois, la situation est bien plus nuancée. La figure 1 montre l’évolution de la position extérieure nette de la Suisse (c’est-à-dire les avoirs placés à l’étranger, moins les passifs envers les investisseurs étrangers) depuis 2000. Nous constatons que si la fortune nette du pays a augmenté jusqu’en 2011, elle a depuis nettement baissé. Voilà qui est paradoxal, car la balance extérieure de la Suisse est restée clairement en surplus durant toutes ces années, de l’ordre de 10 pourcent du PIB. En d’autres termes, notre pays est dans la situation d’un ménage qui épargne beaucoup mais voit le solde de son compte s’amenuiser.

En fait, cette situation ne date pas de 2011. La figure 2 compare la position nette telle qu’elle est effectivement (ligne bleue, correspondant à la figure 1) avec la valeur qu’elle aurait atteinte si nous avions simplement cumulé les excédents de la balance des paiements depuis 2000. Nous constatons que l’écart entre les deux lignes est substantiel, atteignant 285 milliards en 2011 et 817 milliards en 2015, soit 128 pourcent du PIB. Une partie de l’épargne placée par la Suisse à l’étranger s’est donc « évaporée », cette perte représentant plus d’une année de revenu.

D’où vient cet écart entre épargne et fortune effective? La fortune de la Suisse est en fait affectée par plusieurs facteurs, comme l’est celle d’un ménage. Bien entendu, l’épargne réalisée chaque année vient s’y ajouter. Mais la valeur du portefeuille est aussi affectée par les fluctuations des cours boursiers et les mouvements du taux de change. En effet, une grande partie des avoirs suisses à l’étranger est en monnaies étrangères, et donc sa valeur en franc suisse diminue lorsque notre monnaie s’apprécie.

Si les statistiques ne fournissent pas une image plus détaillée de l’écart entre flux d’épargne et position nette, il est possible d’estimer les facteurs sous-jacents. Le premier reflète les mouvements du franc par rapport au dollar américain et à l’euro (les données indiquent la composition du portefeuille entre franc, dollar, euro, et autres monnaies). Le second est dû aux fluctuations du taux de change par rapport aux autres monnaies (il s’agit là d’une estimation car les données ne sont pas détaillées). Le dernier facteur reflète les « autres » causes, à savoir les fluctuations des prix des actions et des obligations sur les marchés, ainsi que diverses révisions statistiques.

La figure 3 présente une estimation du rôle de ces trois facteurs pour les actifs suisses à l’étranger, les passifs envers les investisseurs étrangers, et la différence entre les deux. Tout d’abord, l’appréciation du franc envers le dollar et l’euro (colonnes rouges) et les autres monnaies (colonnes vertes) a nettement réduit la valeur en franc des actifs, et dans une moindre mesure des passifs. Ensuite, la hausse des cours boursiers (colonnes bleues) a conduit à des gains de capital pour les actifs et dans une plus grande mesure pour les passifs. Cet écart reflète en partie le fait que les avoirs suisses sont fortement investis en obligations, alors que les avoirs des étrangers en Suisse sont plus fortement investis en actions. Une hausse mondiale du cours des actions a dès lors plus d’impact sur le passif que sur l’actif. En termes nets, la fortune de la Suisse a été réduite par la hausse des cours boursiers ainsi que par l’appréciation du franc.

L’écart entre les flux d’épargne et la position nette montre que l’épargne élevée de notre pays n’est pas forcément un facteur de force. En effet, l’effort d’épargne des résidents suisses est substantiellement compensé par des pertes de valeur à cause des mouvements des cours boursiers et des taux de change.

Un dernier point intéressant dans les statistiques est le profond changement dans la composition de la position nette de la Suisse par secteurs. La figure 4 décompose la position totale (montrée en figure 1) entre le secteur bancaire, les autres investissements privés, et les réserves détenues par la Banque Nationale. Jusqu’en 2008 la position totale provenant essentiellement du secteur non-bancaire. Depuis lors, les banques suisses ont nettement réduit leurs positions à l’étranger. Ceci n’a été que partiellement compensé par un retrait des banques étrangères, et la position nette du secteur bancaire est devenue négative. Dans le même temps, la position du secteur privé non-bancaire s’est fortement réduite. Ceci reflète en partie l’engouement des investisseurs étrangers pour les titres suisses durant la crise. Ces mouvements ont été en grande partie compensés par l’accumulation de réserves par la Banque Nationale, lesquelles représentent actuellement l’essentiel de la position nette. Le secteur public s’est donc substitué au secteur privé dans la fortune nette de la Suisse à l’étranger.

 

Cédric Tille

Cédric Tille est professeur d'économie à l'Institut des IHEID de Genève depuis 2007. Il a auparavant travaillé pendant neuf ans comme économiste chercheur à la Federal Reserve Bank of New York. Il est spécialiste des questions macroéconomiques, en particulier des politiques monétaires et budgétaires et des dimensions internationales comme les flux financiers.