Parler l’ado

Écriture inclusive, tics de langage, hashtags, Parlez-vous l’ado? Entre elleux, comme sur les réseaux sociaux, les adolescent.e.s s’approprient la langue et en réinventent les dynamiques pour faire passer la singularité de leur parole. Au théâtre Am Stram Gram, nous avons tenté de les écouter.

 

Un samedi dans la nuit, à l’arrêt du tramway 14 de Genève, j’écoute deux adolescentes discuter entre elles de la déception de leurs parents, lorsqu’ils ont découvert qu’elles fumaient. Je les interpelle, pour leur proposer d’assister à une représentation de _morphoses, spectacle portant sur l’adolescence et les réseaux sociaux, que nous étions en train de monter au théâtre Am Stram Gram. S’enchaine alors une discussion fleuve, Amélie n’est pas allée à l’école depuis une semaine, sa mère ne le sait pas encore. Elle redouble un CFC d’école d’arts, elle a déjà gagné des commandes de clients, mais le cadre scolaire, ça le fait pas et ça ne le ferait plus jamais. Sa copine Léa a décroché aussi, elle veut apprendre le bois en autodidacte pour ne pas laisser l’école la dégouter à nouveau de sa nouvelle passion.

À l’automne dernier, j’ai eu la chance d’intervenir à l’école Supdesub, de Marseille, monté par le metteur-en-scène Jean-Michel Bruyère. C’est un programme d’une année pour ces fameux jeunes Tefal, « celleux qui n’adhèrent pas ». Un an d’art à haute-dose pour se réinventer et dessiner un nouveau projet personnel quel qu’il soit. Dans cette école, on planifie très peu, les étudiant.e.s découvrent le matin le programme du jour. Iels ont ensuite leur mot à dire, et se réunissent sous la forme de parlement avec l’équipe de l’école, pour parler des contenus pédagogiques à venir. Au début de la « scolarité », toute la promotion part en immersion deux semaines pour réaliser un film. Le chemin de la reconstruction de ces jeunes « en rupture » passe par une déplanification, une dés-homogénéisation, par une réinvention du temps. Cela pointe selon moi, une crise de la disponibilité et de la continuité. Nos pédagogies sont fondées sur le programme, la planification, sur des horaires et des RDV, qui au fond nous rendent passablement indisponibles.

J’ai enseigné et j’enseigne à tous les niveaux depuis le CFC jusqu’au doctorat. En théorie, les jeunes je les connais, surtout s’ils sortent d’écoles d’art. Mais ce samedi soir, je n’ai pas de réponse au décrochage d’Amélie. Je laisse échapper un maladroit « tu es certaine que tu ne veux pas retourner à l’école? », elle m’explique rêver d’apprendre l’histoire. Elle adore l’histoire de l’art, elle me montre le portrait de Zola photographié par Nadar sur le badge de sa veste. C’est une belle piste, mais ce soir, je redoute le hors-piste: l’impossibilité à dix-huit ans d’être entre deux cases, ni le CFC, ni la maturité, ni le bac, avec soudainement une aspiration quasi-inconcevable d’université. Ce soir-là, je ne trouve pas les mots, je suis coincée dans ma langue d’adulte, de prof, de mère et d’artiste. Alors qu’à dix-huit ans, tout devrait être ouvert, Amélie me semble dans l’impasse, et si elle ne retourne pas à l’école, je crains que comme beaucoup de jeunes autour de moi, elle ne reste zoner dans sa chambre. Elle se dit en échec scolaire, mais je finis par penser que pour elle, comme pour d’autres, c’est plutôt la scolarité qui est en échec avec elleux.

L’idée du projet _morphoses, dont nous venons de livrer le deuxième volet au théâtre Am Stram de Genève, est de mettre les ados au centre d’un processus créatif, afin d’initier une écoute hors des cadres, pour permettre au spectateur de glisser jusqu’au cœur de l’adolescence. Huit adolescent.e.s sont sur scène, et leur parole se veut non instrumentalisée, dégagée (je l’espère) de mes propres idées reçues: Alexandra, Mafalda, Lola, Lina, Alice, Claire, Alma, et Thomas. Iels ont entre quatorze et dix-neuf ans, et iels ne vont pas si mal. Je tenterai bien de les décrire, mais comme iels vont lire l’article, je crains qu’iels ne se reconnaissent pas dans mes mots. Comme dirait Lola, « ce sont les adultes qui nous appellent les ados, nous, nous sommes les jeunes », donc à partir de là, je me tais et j’écoute. (Lire à propos de _morphoses, l’article de Marie-Pierre Genecand, paru dans Le Temps, le 21 mars 2022)

_morphoses signifie donner forme, si l’adolescence est le temps bouleversant des mues, des anamorphoses psychiques, comme des métamorphoses physiques, elle est également le moment d’une expression aussi bien libre que codée, et dont les réseaux sociaux sont le mégaphone. Mises au défi, performances, tutoriaux, coups de gueule, dragues et provocations, les prises de parole semblent atomisées mais elles forment un monde en soi. Sur scène, ces huit jeunes, en prise directe avec le public, racontent leurs histoires connectées, et les grandes questions qui animent leurs vies. Pour ce projet, iels ont élaboré leur prise de parole, en se jouant de ces écrans monuments qui nous avalent à longueurs de journées. Si, comme tout à chacun.e, les ados subissent parfois les réseaux sociaux, pression des autres, bad buzz, images pornos non sollicitées, trolls, etc., en tant que digitale native, iels en maitrisent la langue. Lors de notre première rencontre avec elleux, ma première surprise a été de voir combien iels contrôlent leurs images, leur image publique est capitale et iels la soignent. Iels segmentent leurs vies, en ayant des comptes privés pour les amis, un compte public pour la vitrine et en bloquant leurs parents comme Alexandra 14 ans, qui veut préserver son jardin secret.

Claire
scénographie de _morphoses

Dans ce processus créatif, j’essaie de comprendre leurs pensées sans les embarquer dans les miennes, comment interagir sans interférer? Un vrai dilemme d’adulte mais pas uniquement. Il est parfois difficile pour elleux de laisser advenir une nouvelle forme de relation à l’adulte, « je ne suis pas ta mère », « je ne suis pas ta prof », « je ne suis pas ta psy », ici tu dois porter et assumer ce que tu dis. La création crée un espace du commun, et la première chose que j’ai à faire, en tant qu’adulte, est d’accepter d’apprendre une nouvelle langue composite et fulgurante, ou en tout cas de la laisser s’exprimer malgré les étonnements qu’elle suscite chez moi.

La jeune Amélie, assise face à moi dans le tram, vient d’être diagnostiquée Aspergers. Un diagnostic tardif qui expliquerait apparement ses déboires au cycle, au collège, au CFC. Amélie et Léa vont toutes les deux chez le psy. (-iatre, -cologue, je ne sais pas). Quand j’étais adolescente, il y avait les dyslexiques et c’était à peu près tout… Aucun mot n’était posé, ou nous n’en parlions pas… Aujourd’hui, le champ sémantique du diagnostic s’est nettement enrichi, on les appelle les dys- (dyslexique, dysorthographique, dyscalculiques, dysmnésique…) et il y a encore les trouble du déficit de l’attention (TDAH) avec ou sans hyperactivité, les aspergers (TSA), les hauts potentiels (HP). Lorsque j’enseignais au CEPV de Vevey (niveau CFC/ES), nous avons eu une formation d’une matinée sur le sujet, j’avais alors demandé si à force de lister ainsi des troubles, on ne devait pas plutôt dézinguer le concept de normalité et justement revoir de fond en comble notre approche pédagogique? Si je ne nie pas que, poser des mots soit un baume et permette de mieux comprendre certains malaises, je reste toujours un peu circonspecte que les seuls mots que les adultes aient inventé sur l’enfance et l’adolescence soient des mots médicaux. Des diagnostics, qui de plus, conduisent parfois à des posologies et la prise régulière de médicaments (mais c’est un autre sujet). En écoutant Amélie et Léa, depuis mon tramway de nuit, je pense à Alice, 16 ans qui vient sur scène, nous parler de « son » TDAH, avec hyperactivité. Diagnostiquée il y a sept ans, elle est habituée à vivre dans ces mots scientifiques et ces mots d’adultes, mais heureusement, elle sait aussi prendre la tangente, et exister en dehors d’eux.

Charles Lebrun Admiration
Le Brun, Charles (1619-1690). Auteur du texte. Les expressions des passions de l’âme , représentées en plusieurs testes gravées d’après les dessins de feu M. Le Brun. 1727

Il y a un mois, j’assistais à un colloque donné par George Didi-Huberman à l’école nationale supérieure de la photographie à Arles (ENSP), sur l’histoire des émotions et leur relation au langage. Depuis des siècles, explique le philosophe, on s’attache à vouloir dénombrer les émotions, à vouloir en dresser la comptabilité: depuis les six passions déclarées par Descartes, jusqu’aux vingt-six émotions pour vingt-six lettres de l’abécédaire du peintre Charles Le Brun au dix-septième siècle, a comme admiration, r comme ravissement, v comme vénération. Selon Didi-Huberman, à l’Antiquité, les grecs considéraient les émotions comme étant fluides, c’est-à-dire échappant à une désignation précise et nombrée. Le Brun aurait-il trouvé trente-deux émotions pour une alphabet de trente-deux lettres? Je ne confonds pas ici, troubles cognitifs et émotions, mais on peut s’interroger sur ce volontarisme à vouloir enfermer la complexité du vivant dans un langage catégorisant, qui de plus aujourd’hui couplé avec des outils numériques, devient très souvent binaire, on-off, 1-0, dys-X ou dys-Y, TDAH avec ou sans. Lorsque je rencontre Lola ou Mafalda, notre discussion sur l’adolescence, ressemble plus à une aventure sismique hors échelle de Richter, qu’à un abécédaire bien calibré, « c’est hyper-intense. Quand on est heureux, c’est incroyable. Mais quand ça va pas, c’est la fin du monde! » Dans sa conférence, Didi-Huberman explique justement que lorsque nos émotions sont trop fortes, nous perdons le langage, l’émotion serait au-delà du langage et par extension de la langue. Pour autant, les émotions et la langue entretiennent un lien formel étroit: on parle du caractère des personnes, et on utilise des caractères typographiques. Par ailleurs, le philosophe reste très surpris de l’usage contemporain de la typographie, ou comment par exemple l’expression des émotions est normée par des jeux typographiques ; – ) / : – ( ou par la graphie « bébéifiante » des émojis 😄. 

Lina, leçon d’écriture inclusive

Sur scène, les huit ados prennent tour à tour la parole, ponctuant leurs histoires de « genre », « grave », « frère », « ça se tient », « tu vois genre, frère, là, ça se tient! ». La langue, les jeunes la mitraillent, et la font sortir de son engoncement. Dans sa leçon d’écriture inclusive, Lina, dix-sept ans, commence par expliquer les genres relatifs à l’identité sexuelle, elle témoigne d’une langue qui en créant des mots, tente de s’extraire de la logique comptable et binaire, genderfluid (une personne au genre variant), agenre (une personne sans sentiment d’appartenance de genre), mais encore les gender neutral, ou les deminonbinary. Autant de mots pour autant d’aspirations. De nouvelles catégories me direz-vous? Certes, on peut voir ici le risque de surdésigner, de surqualifier mais dans le même temps, cela explose la logique comptable, le dénombrement binaire (1-0, homme-femme), cela ouvre aussi la possibilité d’être à moitié quelque chose, comme demigirl ou demiboy, cela désigne autant que cela floute. Et, soit dit en passant, cela semble plus amusant d’être demiboy que d’être dys-quoi-que-ce-soit :-). Je compare l’incomparable? Peut-être. Mais si l’adolescence est un moment où on cherche son identité, c’est bien par les mots qui existent qu’elle se décide, se dessine ou se désire.

Lorsque Lina nous décrit la différence entre l’écriture neutre et inclusive, le spectateur se paume dans ces jeux de contractions de mots, il + elle = iels, copain + copine = copaine, et dans les listes infinies de néopronoms au neutre:  um, ul, im, ol, iem, ael, am, ax, ux. Dans le public, une ancienne professeure de français dans un lycée professionnel, s’affole. Ses élèves maitrisent à peine le présent et l’imparfait, que faire de ces nouvelles terminaisons, de ces nouvelles conjugaisons? En étant inclusive, la langue deviendrait-elle excluante? Je n’ai pas franchement un avis tranché car là n’est pas tout à fait la question du jour. Ce qui compte, ce n’est pas de venir formuler une nouvelle langue qu’on enseignerait, c’est au contraire de la maintenir en construction, dans un mouvement. Depuis les tics de langages, aux hastags, en passant par les néopronoms, en s’appropriant ainsi des mots, en réinventant des langues ou des usages, en faisant du mal à la grammaire, les jeunes organisent leurs propres résistances, en s’extirpant de leur mieux de la langue trop cristallisée des adultes.

Et je vous laisse traduire au féminin :-):
Iel a vu unae fi si mignonx qu’iel en était confux.

Réponse: Elle a vu une fille si mignonne qu’elle en était confuse.

 

 

PS: Lina, j’espère être à peu près digne de ta leçon dans ce premier essai en écriture inclusive 🙂

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_morphoses, théâtre, adolescence, et réseaux sociaux Théâtre Am Stram Gram, Genève
17 au 19 mars 2022
Caroline Bernard, avec collaboration avec Gaël Sillère
Lola Botelho, Thomas Frieden, Lina Glayre, Alice Nadin Druc, Alexandra Nivikova, Claire Pakutu, Alma Schmitt, Mafalda Sambo, Zita-Carmen Velluz
Création réseaux sociaux, Ivana Canal-Vidovic

© image de couverture et suivante Ariane Catton
© image scénographie Gaël Sillère

Caroline Bernard

Artiste-chercheuse, Caroline Bernard collabore avec des institutions suisses et internationales: les théâtres de Saint-Gervais et Am Stram Gram, la HEAD (Genève), l’UQAM (Montréal), LE LABO sur la RTS. Docteure en esthétique, sciences et technologies des arts, elle enseigne et dirige le laboratoire Prospectives de l’image à l’ENSP en France. Elle sera au théâtre de Saint-Gervais, en mai 2022 pour AT THE END YOU WILL LOVE ME, spectacle portant sur les alternatives à la psychiatrie. Démesurer, signifie «Faire dépasser les bornes, les limites ordinaires», ce blog observe comment se cristallisent la norme, les pratiques de la société civile, et les décisions politiques, à travers le numérique.