David Collin, un poète disparaît

David Collin a disparu mercredi 30 septembre 2020. Il était écrivain, éditeur et réalisateur radio à la Radio Télévision suisse (RTS, Lausanne). Il était producteur du LABO, une émission radiophonique sur Espace 2, qui propose des cartes-blanches aux auteurs et aux autrices. Il était également un ami, un « sans-qui », une personne qui embarque dans toute aventure, sur sa seule foi en la poésie.

Lundi matin, j’ai pris deux livres dans ma bibliothèque, un essai de Marc Forsyth sur la bibliomancie, la pratique de lire l’avenir en ouvrant un livre au hasard. Je pensais « si tu ne dors pas quand j’arrive, je t’en lirai des passages ». Et puis, je me suis dit « oublie la théorie, prends de la poésie ». J’ai chopé, Blaise Cendrars – au hasard. Je sais, c’est inavouable, mais je ne connaissais pas ses poèmes. Quand je suis arrivée, je me suis assise à ton chevet, et j’ai ouvert le recueil. Cendrars ! Évidemment le transsibérien. Le transsibérien, c’est notre dernier voyage ensemble, nous étions partis en quête de voies alternatives à la médecine, à la recherche de la guérison, de toute guérison. Tu avais accepté de me suivre dans cette quête et enquête et nous étions allés jusqu’en Sibérie comprendre comment guérir un ami à moi. Nous avons rencontré des médecins, des ministres et des chamans. Tu interviewais tout le monde, c’était sage et fou et si riche d’enseignements. Toi et moi, nous sommes des voyageurs – tu ne peux pas imaginer ce qu’ils ont fait de notre monde de voyageurs. On érige des murs, on déclare des zones écarlates. J’espère qu’aujourd’hui au moins, tu voyages sans entrave.

Lundi après-midi, je me suis assise à ton chevet. Je voulais vraiment te lire des poèmes. Et puis, j’ai sorti mon carnet et j’ai commencé à écrire. On est orgueilleux les artistes, on pense toujours que la poésie peut tout sauver. On pense toujours pouvoir faire quelque chose. J’ai compris, à tous les messages que tes amis ont laissés dans ta chambre, du Cendrars à nouveau, des mots plein de tendresse : tu dors et on n’ose plus te réveiller. Ce n’est plus à toi que cette horreur arrive, mais à nous tous. Cette fois, la poésie ne nous sauvera pas.

Tu étais un sans-qui. Je suis arrivée il y a quatre ans, les poches pleines d’une histoire étrange, et hop tu as dit « OK ! Faisons le projet ! ». LE LABO m’a ouvert ses portes. Je n’ai pas écrit de dossier, je ne suis pas passée en commission, je n’ai pas eu à singer la cheffe d’entreprise pour vendre mon affaire. Tu as dit « OK », dans cette douce confiance qui se passe de grilles et d’évaluation, sur la seule foi en la poésie, et en notre devoir en l’expérimentation. LE LABO, c’est la Terre promise pour les artistes. C’est l’endroit où ils rencontrent le public sans entrer dans la case.

Tu blaguais souvent, et parfois, je m’agaçais, tu me disais « mais tu ne te rends pas compte ! », et c’est vrai, je ne comprends que maintenant l’interlocuteur privilégié que tu étais, le producteur engagé, confiant et qui rendait la chose possible par le simple fait d’y croire.

En janvier, à l’hôpital, tu réfléchissais à ton futur roman et aux livres que nous allions publiés ensemble. Tu pensais que la maladie t’offrait du temps, une parenthèse. Je me suis effrayée – comme si dans ce monde si souvent absurde – la maladie seule, pouvait nous extraire du temps aliénant de nos vies. Et, lundi dans cette chambre, j’ai tenté comme toi d’arrêter le temps, de me mettre au diapason de ton rythme infiniment suspendu. J’ai essayé de ne pas regarder l’heure. J’ai pensé que la dernière chose que nous pouvions faire pour toi, c’était de nous asseoir et de lire de la poésie.

 

À partir d’Irkoutsk le voyage devint beaucoup trop lent
Beaucoup trop long
Nous étions dans le premier train qui contournait le lac Baïkal
On avait orné la locomotive de drapeaux et de lampions
Et nous avions quitté la gare aux accents tristes de l’hymne au Tzar.
Si j’étais peintre, je déverserais beaucoup de rouge, beaucoup de jaune sur la fin de ce voyage (…)

Blaise Cendrars, Prose du transsibérien et de la petite Jeanne de France

Transsibérien, 2019

Caroline Bernard

Artiste-chercheuse, Caroline Bernard collabore avec des institutions suisses et internationales: les théâtres de Saint-Gervais et Am Stram Gram, la HEAD (Genève), l’UQAM (Montréal), LE LABO sur la RTS. Docteure en esthétique, sciences et technologies des arts, elle enseigne et dirige le laboratoire Prospectives de l’image à l’ENSP en France. Elle sera au théâtre de Saint-Gervais, en mai 2022 pour AT THE END YOU WILL LOVE ME, spectacle portant sur les alternatives à la psychiatrie. Démesurer, signifie «Faire dépasser les bornes, les limites ordinaires», ce blog observe comment se cristallisent la norme, les pratiques de la société civile, et les décisions politiques, à travers le numérique.