18 mois avec les camgirls de Roumanie

Voici 18 mois que Karim Bel Kacem et moi arpentons les studios des camgirls en Roumanie. Une camgirl est une femme qui offre des prestations sexuelles ou non, par webcam interposée, avec des hommes prêts à payer fort cher des shows privés. Oana, Perfect Lily, Sara, trois d’entre elles nous font le privilège d’être sur la scène du théâtre de Saint-Gervais à Genève jusqu’à ce dimanche 10 février 2019. Elles nous racontent leurs histoires et ce métier qui est une incroyable autant qu’improbable fenêtre sur le monde.

Bucarest est si bruyante, du bruit partout dans la ville. Les vitres tremblent au passage des camions. Le seul endroit calme c’est chez elles. C’est calme ce défilé de chambres avec chacune leur musique de fond. Chacune à parler à quelqu’un dans le monde, chacune à presque coucher avec quelqu’un dans le monde. C’est vraiment paisible. Elles laissent leurs talons aiguilles et prennent leur pause en pantoufles. C’est là que j’ai passé mon temps. Dans la salle de pause, pique-nique, café et retouche maquillage. Une autre planète pleine de la vapeur suffocante de leurs cigarettes. J’imagine tous ces hommes excités branchés sur la bande passante, bandante. Bande pensante. Tous ces hommes ici dans ces chambres depuis partout dans le monde.

Deux dollars, jusqu’à 7 dollars la minute parfois, selon la catégorie, la réputation, les pratiques sexuelles : « hot flirt », elle ne se déshabille que si elle veut, « girl » la presque assurance de la voir nue, « fétiche », le jeu de haute voltige. Elles sont en vitrine par centaine sur des sites Internet dédiés à appâter le membre. Elles travaillent depuis des studios très bien structurés qui les forment et leurs assurent la meilleure visibilité. À l’heure de la globalisation 2.0, elles cristallisent un état du monde, l’argent, le désir et le sexe à travers une machine de vision mondialisée, webcam face webcam. Les membres en oublient qu’ils sont en permanence observés par les détenteurs des sites et les managers des studios. Un réseau tentaculaire de relations intimes sous surveillance. Il y a presque vingt ans, un membre du gouvernement roumain a eu l’idée d’avoir la meilleure bande passante d’Europe, l’Internet le plus rapide, pour créer de l’emploi dans son pays… Et l’emploi que cela a créé, c’est ça… Un robinet à fric à sens unique qui coule à flots… Sans limite. Champagne ! Elles seraient 100 000 en Roumanie, capitale mondiale de ce business.

Elles viennent ainsi raconter leur histoire, leur parcours, la vie d’usine et puis la vie d’après, la vie de village et puis la vie d’après… Nous en avons rencontré une trentaine. On les a écoutées les yeux écarquillés ! Elles ont tout vu ! Ils sont 35 millions de membres connectés chaque jour sur Live Jasmin, prêts à payer beaucoup, beaucoup, beaucoup d’argent pour ne pas les toucher. « On nous juge, mais le monde entier a besoin de nous » me dit Annabelle. C’est comme les vierges sur les autels, on peut les prier, leur faire des offrandes… Mais elles restent intouchables. Elles écoutent, elles ont tout leur temps. Elles prennent soin. Elles prennent soin de ce monde. Elles équilibrent un système. C’est peut-être écœurant de se l’avouer ou au contraire, il est temps de l’accepter, de vivre avec. Elles sont à l’écoute du besoin d’un homme puis du suivant, puis de la masse de ces hommes, 1+1+1+1, paiement à la minute, en dollars, le métronome de la carte de crédit. Ils commencent par sortir leur pénis et puis parfois, souvent, très souvent, cela bascule dans autre chose. Je ne cherche même plus à comprendre pourquoi un membre paye 250 000 $ en un an pour regarder Lily dormir ou faire du thé, connecté six ou sept heures par jour. Mais qui peut perdre autant d’argent, me direz-vous ? L’erreur vient peut-être de penser que c’est du gaspillage. Vous pensez que ces hommes sont paumés en dehors de toute réalité ? Ils sont pourtant bien réels ces 250 000$. Ils expriment l’ampleur d’une addiction mêlée de sentiments qui tiennent parfois de l’amour fou… De fausses relations sexuelles pour de vraies relations sentimentales. C’est quoi une fausse relation sexuelle ? C’est quoi une vraie relation sentimentale ? Vous pensez toujours pouvoir faire la différence ? Venez parler avec Sara… La plus petite chose en ce monde peut devenir un fantasme puissant et démesuré. Les voies du sexe sont impénétrables. Son meilleur ami est un pseudonyme sans visage qui vient toutes les semaines depuis huit ans. La projection que l’on fait sur l’autre, son désir de l’autre est toujours une réalité. Rien n’est jamais vraiment faux.

Et leurs nécessités à elles ? Économiques bien entendu. Une impasse. Vite en sortir. Gravir les marches quatre à quatre pour les plus douées volontaires, talentueuses ou acharnées. Car même si tu restes collée au bas de l’échelle de cette industrie, c’est toujours mieux que de rester à crever et attendre qu’un autre truc se passe. C’est toujours mieux que de chercher un boulot de misère… Certains ingénieurs touchent 500€ par mois dans ce pays, un roumain sur cinq fait partie de la diaspora. Mais ce job est un sacerdoce, des jours, des mois, des heures et des heures à prendre la pause, à sourire, à avoir la répartie, à promettre, à montrer et à simuler, perfect make-up, perfect smile

Je les ai rencontrées par accident, je suivais un jeune rapper roumain pour un autre projet, une longue histoire, et on les a mises sur ma route*… Merci la chance. Je ne saurais dresser une typologie, un état réel de la profession, je ne fais pas d’apologie. Mais ce que nous pourrions penser être des femmes objets renversent la machine et reprennent le contrôle de leur vie. Ce boulot les aliène autant qu’il les émancipe. Non je n’ai pas de fascination pour un phénomène de foire mais ces derniers mois ont été une vraie claque ! J’avais des questions, elles ont des réponses… Et je ne parle pas de sexe, je parle de cette place dédiée aux femmes et de ce que nous avons à faire chaque jour pour nous en sortir. The bitches don’t exist. Elles montrent leurs seins et se masturbent, quoi d’autre ? Je souris tant parfois pour obtenir ce que je veux… Qui sait ? J’aurais pu être camgirl… En tout cas, la sœur de Sara, la manager fétiche m’attend, elle veut me former. Selon elle, je ne suis même pas trop vieille, elle me laisse dix ans pour la rejoindre, car dans ce métier, comme partout, si le corps a de l’importance, il faut surtout avoir un cerveau pour réussir !

Eromania (History X)
02 — 10.02.2019
Théâtre Saint-Gervais, Genève
Think Tank Théâtre/Karim Bel Kacem/Caroline Bernard
Dans le cadre du Festival Antigel (02-06.02)
plus de détails ici

* Voir L’urgence | At The End You Will Love Me
version Le Labo radio / version performance

 

Caroline Bernard

Artiste-chercheuse, Caroline Bernard collabore avec des institutions suisses et internationales: les théâtres de Saint-Gervais et Am Stram Gram, la HEAD (Genève), l’UQAM (Montréal), LE LABO sur la RTS. Docteure en esthétique, sciences et technologies des arts, elle enseigne et dirige le laboratoire Prospectives de l’image à l’ENSP en France. Elle sera au théâtre de Saint-Gervais, en mai 2022 pour AT THE END YOU WILL LOVE ME, spectacle portant sur les alternatives à la psychiatrie. Démesurer, signifie «Faire dépasser les bornes, les limites ordinaires», ce blog observe comment se cristallisent la norme, les pratiques de la société civile, et les décisions politiques, à travers le numérique.

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