J’ai eu l’impression que ma mère avait à la fois besoin de mon aide et la refusait, ce qui m’a fait vivre un mélange de volonté d’aider, d’impuissance et de colère. C’est plusieurs années plus tard que je m’en suis vraiment rendu compte et que j’ai pu transformer ce vécu en quelque chose de constructif, en partie grâce à Nathalie.
Du fait que Nathalie était une de mes premières clientes, je me mettais de la pression pour être un « bon » thérapeute. Je ne savais pas ce que ça voulait dire bien sûr, mais j’avais au moins l’intention du sauveur en herbe. Et Nathalie me semblait y être imperméable[1].
Moi :
Est-ce que vous avez pu mettre en pratique les pistes explorées lors de notre dernière séance ?
Nathalie (sourit comme une enfant qui se fait attraper en train de faire une bêtise) :
Non… (fait des yeux faussement étonnés, attend ma réaction en ayant un léger sourire)
Je sens mon agacement. Elle a fait l’effort de venir me voir pour évoluer dans sa problématique de déprime, de procrastination et d’addiction, elle dit être heureuse de notre travail, mais n’en fait rien. Rien de rien. Elle enchaîne demandes et refus, en boucle. Je suis fâché mais rien ne transparait. A l’époque je crois ne pas en avoir été complètement conscient, ou d’avoir été dans le déni car la colère me posait un questionnement moral qui pourrait se résumer au dilemme de devoir choisir entre l’empathie et la congruence[2]. Comme la plupart des psys humanistes au début de leur carrière, j’ai choisi l’empathie. Sauf que compter sur la naïveté de ma cliente ou pire que les choses puissent s’arranger avec le temps était une malheureuse manière de gérer mon dilemme ainsi que ma peur du conflit qui aurait pu découler d’une confrontation : celle de dire à ma cliente que j’étais fâché ! Le plus important pour moi aujourd’hui est de faire la distinction entre ce qui me concerne, ce qui concerne la relation et ce qui concerne la personne en face de moi. Dans cette situation, ma colère ne concerne pas ma cliente, dont l’attitude est le déclencheur et non la cause de ma colère (la cause étant le souvenir de l’émotion que l’attitude de ma maman provoquait en moi – l’attitude de Nathalie réactivant ce souvenir).
Inconsciemment elle a très probablement senti ma colère refoulée. L’histoire se répète plusieurs fois, et quelques séances plus tard elle cesse son suivi. L’idéal aurait été pour moi une séquence de deux étapes, qu’avec le recul des années je suis plus à même de clarifier : être conscient de ma colère, puis pouvoir l’exprimer de manière constructive, c’est-à-dire en intégrant pour moi ce qui me concerne, puis en explorant avec elle ce qui aurait pu la concerner. Je me propose donc un autre scénario :
Moi :
J’aimerais vous refléter l’expérience qui se déroule ici et maintenant en moi. Je me dis que vous me demandez de vous accompagner et en même temps vous ne faites rien de cet accompagnement. Je suis un peu confus, découragé et même agacé. En fait je perçois une contradiction entre ce que vous me dites – vouloir changer – et ce que vous faites. Je peux me tromper. Comment c’est pour vous d’entendre ceci ?
Pour être en mesure de dire cette phrase sans être dans la réaction ou l’émotivité, il aurait fallu que je clarifie mon propre vécu :
Moi (à moi-même, en-dehors du contexte thérapeutique) :
En venant chercher mon aide et en ne faisant rien des pistes que je lui propose, j’ai le sentiment d’être en échec, je suis découragé ; je crains qu’à la longue je me fatigue et que je démissionne un peu de mon rôle de thérapeute…
Tiens, ça me rappelle ce que j’ai pu vivre avec ma mère…
Ce n’est que si je suis au clair avec mes réactions et émotions que je peux transmettre un discours clair à Nathalie. La 3ème et dernière étape d’un conflit constructif est de maintenir le lien[3], comme dans l’exemple d’avant où je termine ma phrase en disant à Nathalie « Comment c’est pour vous d’entendre ceci ? ».
Alors… comment c’est pour vous de lire cet article sur la colère du thérapeute ?
NB : Cet article et le thème de la colère du thérapeute est le fruit de quelques années de réflexions en collaboration avec le Dr. Laurent Berthoud[4], dont l’aboutissement est un article scientifique qui vient d’être publié[5]. N’hésitez pas à nous contacter en cas d’intérêt.
[1] En réalité nos deux attitudes nous permettaient de jouer un jeu ensemble : elle victime, moi sauveur.
[2] Carl Rogers nommait congruence la correspondance exacte entre l’expérience et la prise de conscience. Par extension et pour simplifier, c’est ce qu’il se passe quand je ressens une forme de cohérence entre ce que je ressens et ce que j’exprime (verbalement, physiquement et émotionnellement). C’est une des trois attitudes fondamentales de la/du thérapeute qu’entraîne l’approche centrée sur la personne, avec l’empathie, d’où mon dilemme.
[3] Par opposition à une colère rejetante qui est rarement constructive.
[4] Nous avons présenté notre travail au Congrès de l’Association Mondiale de Psychothérapie et Counselling Centrés sur la Personne et Expérientiels à Vienne en 2018, et animons un séminaire sur le thème depuis 2018.
[5] Berthoud, L., & Noyer, T. (2020). Therapist anger: From being a therapeutic barrier to becoming a resource in the development of congruence. Person-Centered & Experiential Psychotherapies. DOI: 10.1080/14779757.2020.1796771
Extrait de séance est une série d’articles qui propose un aperçu de ce que peut être la réalité de notre travail de psy, en mettant en lumière des instants particuliers. NB : Pour respecter le secret médical certaines informations sont modifiées.
Credit photo: Madison Mc
(Elle a fait ce montage suite à une proposition que lui a fait son thérapeute d’illustrer son expérience des séances).
Découvrez des extraits de séances et d’autres moments inédits de dévoilement du thérapeute dans mon ouvrage « Dans la peau du psy »
Qui pourrait m’aider à parvenir à jeter mes bouteilles de limonade vides qui s’accumulent en pyramides dans la cuisine ? Payer mes factures à temps avec l’argent qui ne manque pourtant pas sur mon compte ? Me persuader que mon téléphone ne va pas exploser contre mon oreille si je téléphone aux Impôts, me trouver une lampe magique qui éclaire d’une nouvelle lumière les pancartes aux murs où les inscriptions en rouge s’effaçent, où les points d’exclamations sont des coups de fusil ne faisant aucun bruit.
Qui pourrait m’aider à ne plus agacer ceux qui attendent, attendent, attendent, se mettent en colère, ou me pénalisent sans état d’âme ?
J’avais pensé un temps : « Pourquoi pas Thomas Noyer ?.. Neuchâtel ce n’est pas loin, j’adore rouler sur l’autoroute ! Et j’irai au Centre Thermal après chaque rendez-vous, un plan de santé tout simple !
« Le psy est en colère », et moi je suis déçu qu’il ne parle pas un peu des quelques pistes proposées à la femme imperméable qui se sent coupable comme un enfant. Non pas pour en tirer profit en les utilisant pour moi, mais seulement pour « voir un peu où et comment », où il pourrait y avoir un espoir.
Et pour finir ce commentaire, je souhaite vous parler de la colère et des bouteilles de limonade. Dialogue avec une vieille copine :
« Toi aussi tu as plein de bouteilles de PET à la cuisine ? Tu dois faire un chemin entre les montagnes qui s’écroulent… Tu sais, j’ai trouvé quelque chose qui a pu m’aider réellement, une petite machine avec un levier, qui transforme les bouteilles en crêpes ! J’adore cette machine, cela me motive, ce n’est pas le vrai remède, mais déjà quelque chose. Si tu veux je t’offrirai la même machine »
— Non… Cela ne changerait rien pour moi, parce qu’il faut le faire…
Ma première réaction a été de penser : « Alors elle ne veut rien ! » Maintenant je pense autrement, le levier de la machine qui réduit les efforts physiques, et le levier d’une machine qui réduirait le poids d’une situation d’abandon… J’irai chez elle pour que nous puissions rire un peu en écrasant les bouteilles, ensuite elle viendra chez moi pour rire aussi avec moi pendant que je ferai mes factures. Et qui sait si chacun de nous ne sera pas capable ensuite de « faire seul ses devoirs », ou même rien du tout en riant seul à la maison… « Paoum ! »
(Si ce commentaire prend trop de place, faites comme d’autres qui ont une machine à écraser les commentaires).
Je ne parle pas des pistes pour cette dame par souci de concision et de clarté. C’est frustrant pour moi, difficile aussi, mais je connais ma tendance à me disperser dans ce monde dont les tiroirs se déclinent à l’infini. Un article, un thème. Un deuxième thème, un deuxième article (vous aurez remarqué que je me désobéis parfois 😉 ).
Merci aussi pour votre récit d’autoroute et de centre thermal; qu’il se réalise ou non j’en suis honoré.
Et enfin, j’ai aussi une machine à écraser les commentaires mais j’aime bien vos limonades 🙂
Je ne peux que vous souhaiter de continuer à désobéir plus souvent, c’est ainsi que vos récits sonnent vrai. Ah j’ai envie de raconter sans trop m’étendre ma période heureuse quand j’enseignais au collège secondaire, à l’âge de 28 ans. Je désobéissais au programme que l’on me remettait en sciences naturelles, en maths, en français, tant mes élèves me faisaient plaisir en posant une foule de questions qui comptaient beaucoup, beaucoup dans la vie ! J’avais désobéi et été si bien récompensé, même cinq ans après quand je croisais ces filles et garçons qui avaient grandi : « M’sieu, vous vous souvenez ? Quand on était tous partis remettre les écrevisses dans la rivière au lieu de les disséquer, parce que quelques-uns d’entre nous étaient tristes pour elles… Et quand vous aviez rempli vous-même les formulaires du WWF pour qu’on gagne chacun un ballon, parce que les questions étaient trop difficiles… Et l’analyse de texte de l’affiche « Règlement et droits des élèves ». Une moitié de la classe disait : « Ce règlement c’est normal ! » L’autre moitié : « Non ! Pas du tout ! » Et à la fin vous nous aviez tous fait réfléchir : « Après avoir bien relu les dix articles du règlement, dites-moi lequel ne vous donne pas pour seul droit d’obéir ?.. »
J’aime votre communication quand vous vous dispersez, je me souviens moi aussi de vos articles, comme mes anciens élèves se remémoraient mes cours. Le Directeur me disait : « Vous apportez beaucoup à nos élèves, même les parents sont contents, mais, euh… Pensez-vous que vous serez capable de tenir une fois un programme ?.. »
— Oui, tout-à-fait…
— Alors… Continuez, je veux vous croire moi aussi !..
Merci beaucoup, votre histoire me touche! Ces rebellions-là sont autant de signes du vivant, et ce monde en a besoin.