Brèves de psys

Psychothérapie et intuition

Je trouve l’ambiance actuelle, extraordinaire, propice au recueillement et à l’introspection. Je vous propose ainsi une balade dans les profondeurs et les possibilités de la psyché humaine.

Parfois décriés comme exerçant une activité ésotérique et non-scientifique, et donc pour convaincre de leur légitimité à être inclus dans le cercle select des scientifiques, certain·e·s psychothérapeutes se sont beaucoup battu·e·s pour montrer une image de rationalité, de reproductibilité, de Science. Pourtant je crois que le non-rationnel et notamment l’intuition sont des ingrédients également importants à tenir en compte pour exercer ce métier. Dans le but d’argumenter ce point j’aimerais vous partager une histoire que je trouve saisissante.

John, une personne très responsable, est un docteur en sciences sporadiquement pris de très violents accès de colère. Il se décrit pourtant comme calme et rationnel et le fait avec beaucoup de finesse, d’intelligence et de sensibilité. Dans ces moments de violence il ne se reconnait pas, et sa femme non plus, les deux prenant peur. Il me décrit l’évènement qui l’a poussé à appeler le cabinet :

 

John :

Je me souviens que mon fils m’a répondu. Et tout d’un coup je me suis retrouvé devant son visage terrorisé. J’ai réalisé après que j’avais traversé le salon en ligne droite en déplaçant tous les meubles et en renversant la lourde table en bois massif avec une force herculéenne, mais je ne m’en souvenais pas du tout malgré de larges hématomes aux cuisses. Je ne peux pas continuer comme ça, j’ai très peur de moi, de lui faire du mal

 

Après investigation il apparaît qu’il n’y a pas de raison rationnelle à son comportement. John ne présente aucune indication d’un trouble psychique, il a une bonne gestion de sa colère (je vous dirai prochainement ce que ça signifie pour moi), il n’y a pas de raison de croire qu’il dissocie (un réflexe du cerveau « d’éteindre » certaines réactions émotionnelles, souvent résultat de traumatismes[1]), il aime son fils et n’a pas spécialement de charge consciente contre lui.

Le psychiatre pour qui je travaillais et qui le voyait autant fréquemment que moi était parvenu à le mettre sous médication contre son gré, mais nous trouvions tous les trois qu’il s’agissait de la voix de la raison et de la prudence. J’ajoutais pour moi « jusqu’à ce qu’on comprenne d’où viennent ou ce que signifient ces accès de violence ». Je sentais aussi une forte présence lorsqu’il entrait dans le bureau, une présence lourde, étouffante même, mais que je n’associais pas à lui. Je me suis dit que si je sentais encore cette présence lors de notre troisième séance j’allais lui en parler. Et c’est ce qu’il s’est passé.

 

John :

Cette traversée du salon et lorsque j’ai pris mon fils par le cou, je ne me souviens pas de l’avoir vécu. Ces quelques secondes sont tout à fait obscures dans ma tête, c’est un vide complet, comme si c’était pas moi qui avais agi

Moi :

Comme si vous étiez possédé

John :

Oui, je n’osais pas le dire, mais c’est exactement l’impression que j’ai

 

Il s’est alors ouvert à moi sur un plan moins rationnel, en partageant une foule de détails avec lesquels il était resté seul pendant de nombreuses années. Je lui ai donné les coordonnées d’un ami en lui demandant simplement de revenir me dire comment ça s’était passé, même s’il se croyait complètement guéri. Il est revenu avec une bouteille de vin rouge :

 

John :

Je ne sais pas comment vous remercier, je sentais cette présence depuis plus de vingt ans

Moi (comprenant qu’il ne va pas revenir) :

Le psychiatre ne va pas comprendre

John :

Je n’ai pas l’intention de lui dire ce qu’il s’est réellement passé, je ne le sens pas du tout ouvert à ça

 

Il m’a dit au revoir. Le psychiatre est venu dans mon bureau quelques jours plus tard.

 

Le psychiatre :

Qu’est-ce que t’as fait avec Monsieur John ? Il est revenu pour me dire qu’il interrompait le suivi et la médication et qu’il était guéri. Je ne peux pas prendre la responsabilité d’interrompre le traitement

Moi :

Oui, c’est étonnant, on a fait du très bon boulot sur les émotions et il semble effectivement tout à fait guéri. Nous avons convenu qu’il me recontacte à la première alerte

 

Quelques mois plus tard j’ai croisé John dans la salle d’attente. Je n’ai pas senti cette autre présence.

 

Moi (heureux et surpris de le voir) :

Qu’est-ce que vous faites ici ?

John :

Le psychiatre m’a obligé de revenir, mais je sais que je suis tout à fait guéri. Je viens pour lui faire plaisir (il me fait un clin d’œil et sourit)

 

Je crois que le ressenti ou plutôt le senti, même s’il parait saugrenu et irrationnel, est toujours juste. Ce qui est sujet à erreur est l’interprétation des données. Pourquoi suis-je mal à l’aise en présence de cette personne, ouvert·e en présence de cette autre ? Ces sensations, si elles sont persistantes, sont sans aucun doute justes et je crois qu’elles portent une signification. L’art est de trouver quelle est cette signification.

Dans son livre A way of being, Carl Rogers partage sa propre expérience de quelque chose qui ressemble à de l’intuition : « Quand je peux me détendre, et être proche de mon noyau transcendantal, alors je peux me comporter d’une manière étrange et impulsive dans la relation, une manière que je ne peux justifier rationnellement, qui n’a rien à voir avec mes processus de pensée. Mais ces comportements étranges s’avèrent être bizarrement corrects. Dans ces moments-là, il semble que mon esprit ait atteint et touché l’esprit de l’autre. Notre relation se transcende et est devenue quelque chose de plus grand »[2]

Je pense l’intuition comme le résultat d’un état permettant de puiser des informations d’un endroit intangible. J’ai l’impression de toucher cet état lorsque j’arrive à me détendre complètement et plonger dans une vulnérabilité absente de toute volonté propre. Tout étrange que ça puisse paraitre, l’absence de volonté propre me semble être une condition de base pour pouvoir recevoir une information, en d’autres termes écouter, de manière objective. Objective, c’est-à-dire sans le filtre d’une analyse interprétative, d’un raisonnement ou d’un jugement. Je relie ainsi intuition et écoute et propose qu’un travail thérapeutique efficace implique une capacité de passer de la réflexion à l’absence de volonté et de réflexion, et vice-versa.

 

 

 

[1] La dissociation est une « voie de secours exceptionnelle qui va faire disjoncter le circuit limbique, déconnecter les amygdales et éteindre la réponse émotionnelle grâce à la sécrétion par le cerveau de drogues dissociantes endogènes, endorphines et drogues “kétamine-like” (des antagonistes des récepteurs NMDA du système glutamatergique) » … « Cette disjonction provoquée va entraîner une anesthésie affective et physique, une dissociation et calmer l’angoisse, mais elle va aussi recharger et aggraver la mémoire traumatique et créer une dépendance aux drogues dissociantes. Ces conduites dissociantes qui s’imposent sont à la fois paradoxales et déroutantes, douloureuses et incompréhensibles pour les victimes et pour les professionnels qui s’en occupent, elles sont responsables de sentiments de culpabilité, de honte, d’étrangeté, de dépersonnalisation et d’une vulnérabilité accrue face au monde extérieur et plus particulièrement face aux agresseurs, lesquels connaissent bien par expériences ces phénomènes dont ils profitent pour assurer leur emprise sur les victimes et pour les instrumentaliser (ils sont eux- mêmes aux prises avec une mémoire traumatique et ils utilisent les victimes pour gérer à leur place les conduites d’évitement et pour se dissocier grâce aux explosions de violence qu’ils leur font subir, ce qui permet aux agresseurs de s’anesthésier, les victimes étant leur “drogue”) » (Dr. Muriel Salmona, septembre 2008)

[2] « When I can relax, and be close to the transcendental core of me, then I may behave in strange and impulsive ways in the relationship, ways I cannot justify rationally, which have nothing to do with my thought processes. But these strange behaviors turn out to be right in some odd way. At these moments it seems that my inner spirit has reached out and touched the inner spirit of the other. Our relationship transcends itself and has become something larger. » (p.147), in Rogers, C. (1995). A Way of Being, Boston, Houghton Mifflin Harcourt (ma traduction)

 

 

 

Crédit photo : Guy Mayer

 

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