Est-il possible de se réjouir de vous retrouver ?

Discours prononcé à l’occasion de l’ouverture du festival d’arts émergents Les Urbaines à Lausanne le 3 décembre 2021.

Est-il possible de se réjouir de vous retrouver ? Est-il souhaitable d’apprécier le retour du vernissage des Urbaines, le retour des Urbaines à leur période de décembre ? Ou au contraire ce contentement de refaire ce qu’on ne faisait plus a-t-il quelque chose d’un peu suspect, étriqué, peut-être même petit-bourgeois ?

Est-ce que les nouvelles contraintes qui pèsent sur la culture ont tout changé ? Jusqu’où s’étend leur influence, jusqu’où pèsent-elle de leur poids contraignant ? Peut-on passer par-dessus, lorsque la performance commence, ou est-ce que même au cœur de l’art, rien n’est plus comme avant ?

Pour essayer de répondre, souvenons-nous. Avant la pandémie, avant le début de l’année 2020, il fallait que ça change. Il ne se trouvait plus grand-monde pour chanter les louanges de l’époque, ni pour voir l’histoire humaine comme un train lancé sûrement vers un avenir radieux et surtout meilleur. Les catastrophistes, les pessimistes en étaient sûr : ça ne pouvait plus continuer comme ça. Les conservateurs connaissaient un retour en grâce : le futur était démodé, il devait laisser la place à une intense et interminable répétition du passé. Quant à ce qu’il restait de progressistes, ils ne voyaient le salut que dans une accélération vertigineuse et disruptive du changement, rebaptisé innovation. Demain pouvait être beau – à condition de tout casser tout le temps et de créer à la place.

Et puis tout a changé au début de l’année 2020. Mais évidemment, changé sur un plan pour ainsi dire orthogonal : il ne s’agissait pas d’un grand bond en avant (ou en arrière), mais d’un immense pas de côté pour éviter de recevoir de plein fouet la météorite. Nous avons eu le ralentissement économique, le bouleversement du quotidien, la redéfinition des contacts sociaux. La suspension des rituels et des routines, la dislocation de la structure temporelle des journées, l’arrêt pur et simple de nombreuses activités et notamment de la culture. La peur et la solidarité, la méfiance et la mobilisation, et puis la mort, proche, présente. Un changement englobant, massif, probablement l’un des plus grands qui ne se soit jamais produit.

Inévitablement, c’est une quête réconfort s’est mise en branle, face à l’instabilité et face à l’insécurité. Au-delà des ressources puisées dans l’intimité, il y a d’abord eu l’idée du monde d’après. Qui serait mieux. Vous vous en souvenez, le monde d’après a eu sa grande période, quelque part au printemps 2020, comme un bourgeonnement de mai passé l’abasourdissement de mars. Il fallait que le bouleversement ait un sens, alors face aux récits apocalyptiques nous avons tous fait un peu d’eschatologie.

Du normal, du classique, du comme avant.

Mais après le coup du monde d’après, je ne sais pas exactement quand, ça s’est imposé : on voulait surtout revenir à avant. Au statu quo ante. On voulait sortir à nouveau, se voir à nouveau, travailler au bureau à nouveau, apprécier le théâtre ou la musique à nouveau. Du normal, du classique, du comme avant. On était fatigué de la stase pandémique. Pour le dire très simplement avec Slavoj Zizek : le paradoxe de la fatigue du coronavirus, c’est que nous considérons usuellement que les habitudes rendent la vie pénible et ennuyeuse, mais que nous sommes plus ennuyés encore par l’absence de ces habitudes stables. Quand le quotidien s’effondre, ce n’est pas l’aventure qui triomphe, mais la langueur.

Et Zizek poursuit avec un autre paradoxe : dans une société de la productivité qui pousse l’individu à se faire l’entrepreneur de lui-même pour se vendre sur le marché du travail comme sur celui de l’attention, l’isolement contraint et la distance sociale n’ont pas signifient pas un soulagement, un ermitage paisible, pour la plupart des gens. Mais au contraire une exposition plus immédiate et plus directe encore à cette pression. La mise en scène de soi et l’auto-exploitation dans le télétravail, la dévalorisation symbolique et monétaire dans le chômage partiel et le chômage tout court, le renforcement des inégalités entres les classes, entre les générations, entre les enfants. Et puis le hold-up de lucratifs algorithmes sur nos échanges interpersonnels et sur ce qu’il nous restait d’espace public et démocratique.

Voilà qui explique en bonne partie pourquoi nous avions envie de revenir à l’ancienne normalité, pour quitter la nouvelle normalité. Ce n’est pas du conservatisme et ce n’est pas de la nostalgie. Au contraire, c’est dans cette normalité en commun et en partage, celle de la mobilité et de la socialité, celle de la culture et celle des loisirs, que peut se construire la perspective des vraies transformations.

En zig-zag plutôt qu’en ligne

Notre festival, Les Urbaines, ne font pas un pari différent. Comme l’été dernier notre choix est de faire advenir, malgré les contraintes immenses posées encore par les règles sanitaires, un festival. Un festival comme le lieu normal de l’anormalité, de la recherche artistique qui s’attarde par définition aux confins et au-delà de la norme. A ceux qui nous ont suggéré d’organiser un festival en ligne, nous répondons donc que nous resterons un festival en zig-zag.

Alors reprenons, dans toute la mesure du possible, cette bonne vieille habitude de se faire dérouter, cette pratique ancienne de se laisser surprendre, cette tradition absolument moderne d’apprécier d’être dérangés.

Benoît Gaillard

Qu'est-ce qui nous réunit? Comment réaliser la solidarité aujourd'hui? De quelles règles avons-nous besoin? Benoît Gaillard défend et illustra la puissance du collectif dans un environnement marqué par l'individualisme et la mondialisation. Il est conseiller communal socialiste à Lausanne.

2 réponses à “Est-il possible de se réjouir de vous retrouver ?

  1. J’ai revu votre débat contre le Z.

    Le voilà candidat à la présidentiel en France.
    Et vous ? Vous avez disparu de la vie politique ?…

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