Le vote par correspondance est-il neutre?

En Suisse, on vote presque exclusivement par correspondance depuis des décennies. Les délires paranoïaques (tenus tout à fait à dessein) de Donald Trump n’en apparaissent que plus absurdes. En revanche, le débat plus civilisé qui démarre en France sur ce sujet montre qu’au moins trois aspects prêtent à une discussion – même en l’absence de toute volonté de manipulation de l’opinion comme la pratique actuellement les équipes du parti républicain aux Etats-Unis. Et il n’y a rien de plus normal, car un changement de la modalité d’exécution pour un processus fondamental de la démocratique n’est jamais anodin.

1. L’objection sécuritaire

Il y a d’abord évidemment les doutes sur la sécurité du vote, où se présente un paradoxe : organiser une manipulation à large échelle n’est pas rendu plus facile mais plutôt plus difficile par le fait que les bulletins de vote transitent par le réseau postal, et suivent donc tous leur propre chemin, à des moments différents. Et pourtant, parce que l’enveloppe franchit sans être vue un certain nombre d’étapes entre le moment où elle quitte les mains de l’électeur et celui où elle atteint l’urne, le sentiment qu’une falsification est possible est pratiquement impossible à éliminer.

Il faut donc penser en quelque sorte contre soi-même : une tricherie efficace et à large échelle interviendrait bien davantage au moment où les bulletins sont rassemblés dans l’urne, ou au moment où ils sont comptés, que lorsqu’ils sont éparpillés dans les foyers ou les circuits postaux. L’accroissement du risque par le vote par correspondance est donc faible, sinon nul, et les cas de fraude de ce type pratiquement inexistants.

2. L’objection du vote communautaire ou familial

Une deuxième objection consiste à craindre pour le secret et la liberté de la décision. Dans le cercle familial peut se mettre en place toutes sortes de mécanismes qui entravent le libre choix, d’une surveillance insidieuse à de franches pressions. Le vote à l’urne, dans l’isoloir, est à l’inverse la façon traditionnelle dont l’Etat offre à chaque citoyen de s’exprimer sans influence, seul et assuré que personne ne connaître jamais son choix. Il n’est donc pas surprenant que le scepticisme sur le vote par correspondance soit souvent fondé, en France, sur les principes républicains qui mettent l’accent sur la formation de l’opinion autonome de chaque membre de la communauté nationale, et sur le rôle de l’Etat pour assurer cette autonomie.

Par définition, la prise d’influence éventuelle d’un tiers sur la décision dans la sphère privée ne se remarque pas. En revanche, la possibilité d’exprimer son suffrage n’importe où peut donner lieu à des phénomènes de vote groupé, organisés par des mouvements politiques ou associatifs par exemple. Les Américains appellent cette pratique ballot harvesting, soit littéralement la récolte de bulletins. En Suisse, elle n’est en tant que telle pas illégale, mais elle offre un cadre propice aux débordements : tant qu’à proposer à une personne âgée d’amener son enveloppe au bureau de vote (légal), pourquoi ne pas lui rendre le service de remplir son bulletin pour elle (illégal). Quelques affaires suisses récentes ont montré que ce type de fraude peut se produire.

3. L’objection de désagrégation du débat public

Enfin, une dernière raison de considérer le vote par correspondance avec méfiance tient aux conséquences qu’il a sur la temporalité démocratique. Historiquement, le corps électoral exprime sa volonté un seul et même jour, mimant en cela au moins la dimension temporelle d’une assemblée. L’expression du suffrage par voie postale désynchronise au contraire les processus individuels de décision. Certains attendront le jour du scrutin pour voter, d’autres le font trois ou quatre semaines avant déjà, le débat public et son rythme se désagrège.

Le statut du dernier mois de campagne s’en trouve modifié : plus la date finale se rapproche, plus le public réel que peuvent viser des opérations de conviction ou de mobilisation se réduit. Et les événements de dernière minute, même de grande portée sur le fond, n’ont plus qu’une importance restreinte. L’October surprise (surprise d’octobre – désignation américaine d’un événement modifiant le cours d’une campagne présidentielle durant le dernier mois, alors que le vote se tien toujours le premier mardi de novembre) de 2016 avec Hillary Clinton et la lettre de James Comey concernant son serveur d’e-mails aurait vu sa portée substantiellement réduite avec un vote par correspondance aussi massif qu’en 2020.

Ce rapport entre vote par correspondance généralisé et processus de formation de l’opinion mérite d’être discuté. Il conduit, en Suisse, à des campagnes en forme de courbe en cloche : toutes les organisations professionnelles organisent l’intensité de leurs actions pour qu’elle progresse jusqu’à environ 2 à 3 semaines avant le scrutin, puis, tendanciellement, elle décroît. Cela vaut également souvent pour le rythme des médias, qui organisent le gros de leur couverture selon la même logique. Un débat une semaine avant les élections fédérales est, en Suisse, souvent dit de fin de campagne, à l’enjeu déjà plus faible. Dans la plupart des démocraties qui nous entoure, un débat à une semaine de la date du scrutin est par contre un événement déterminant!

Ne pas accuser, mais réfléchir aux conséquences

Il n’y a donc pas lieu d’accuser le vote par correspondance d’encourager la fraude électorale, comme le fait Donald Trump depuis quelques semaines. Pas de scoop sur ce plan. En revanche, il est nécessaire de s’interroger sur la manière dont il modifie le rapport au vote et le déroulement de la prise de décision des citoyens.

Le vote par correspondance à large échelle a permis aux élections américains de se dérouler avec une participation sans précédent récent. En Suisse, en revanche, sa généralisation n’a pas fait progresser significativement la participation, et notre pays est régulièrement en queue de peloton sur ce plan. La preuve, s’il en fallait une, que la mise en œuvre d’une modalité technique nouvelle (l’allusion au vote électronique étant absolument assumée) n’apporte pas forcément de progrès, mais qu’en revanche elle modifie inévitablement les fonctionnements collectifs.

Benoît Gaillard

Qu'est-ce qui nous réunit? Comment réaliser la solidarité aujourd'hui? De quelles règles avons-nous besoin? Benoît Gaillard défend et illustra la puissance du collectif dans un environnement marqué par l'individualisme et la mondialisation. Il est conseiller communal socialiste à Lausanne.

13 réponses à “Le vote par correspondance est-il neutre?

  1. Excellent article. Le dernier mois d’une campagne est déterminant dans la formation de l’opinion publique en Suisse. On peut regretter la possibilité de voter chez nous un mois avant le jour fatidique. Le législateur a dû penser aux électeurs qui s’absentent de chez eux plus que deux semaines à la fois, alors qu’ils ne sont que quelque uns à le faire. Si par exemple on devait tous voter le 29 novembre: “pour des entreprises responsables” je pense que le non l’emporterait, d’après l’évolution des sondages. Les initiants ont eu l’intelligence de démarrer la campagne très tôt et à former comme une grande illusion sympathique et convaincante. Les peuples ont toujours préféré David contre Goliath, or Goliath est cette fois la prospérité de tous les suisses. Dommage !

  2. Si je devais aller dans un bureau de vote; je ne voterais pas. J’ai besoin de me poser chez moi et de prendre le temps quand je le décide de préparer mon vote par correspondance.
    Merci pour votre article

    1. La forme est-elle plus importante que le fond? Votre remarque fait-elle avancer le débat? Personnellement, je pense même qu’elle est dangereuse car certains personnes fâchées avec l’orthographe française n’osent ensuite plus donner leur avis.

  3. Le vote par correspondance n’est pas la panacée. Il a des avantages s’il est pratiqué correctement, mais ce n’est pas nécessairement le cas. La corruption existe dans de nombreux pays. Le bourrage des urnes, cela existe. Il est pratiqué dans très peu de pays et a été supprimé en France en 1975 à cause des fraudes.
    Tout indique la présence de fraude électorales massives aux USA- et pas seulement à cause du vote par correspondance: l’emploi de machines à voter truquées par exemple. Les insultes à l’endroit de Trump ainsi que la désinformation médiatique n’y changeront rien: le problème est réel.
    Il serait bon de ne pas se montrer trop lénifiant à ce sujet.

    1. Ce qui est ennuyeux, c’est que les systèmes de vote dépendent des Etats, souvent avec des secrétaires d’Etat républicains… et que ces systèmes sont les mêmes qu’en 2016… Honnêtement, affirmer que “tout indique la présence de fraudes électorales massives” est excessif.

  4. Le compté de Wayne a reçu deux fois plus de bulletins de vote que d’électeurs inscrits. Est-ce du délire paranoïaque ou du bourrage d’urnes ? Là est la question.

    1. Amusant, les problèmes (qui portent sur des petits écarts contrairement à ce que vous indiquez) dans le comté de Wayne (où se trouve Detroit) étaient plus nombreux en 2016 qu’en 2020.

  5. Au lieu d’ergoter sur un bulletin de vote postal (façon Trump), vous devriez être plus efficient:

    – A l’heure des blockchains et de l’e-banking, comment peut-on, décemment, contester le e-vote?
    – Comment peut-on parler de démocratie, avec la farce du contre-projet, non incluse dans la “promotion publicitaire” de notre cher Parlement?
    (vous pouvez toujours demander quelles sont les plus-values du dit contre-projet, vous n’aurez jamais de réponse).
    – Enfin, je passe sous silence les votes des citoyens de seconde zone, nous les expats?

    (Vos fautes de français n’importent que ceux qui n’ont rien à dire… 🙂

    1. Pour l’instant il n’y a pas de système de vote électronique praticable qui soit basé sur la blockchain, à ma connaissance. Pour les arguments contre le vote électronique, c’est un autre débat que je lancerai volontiers à l’occasion. La mention si vous avez bien lu vise simplement à écarter l’idée que ça n’a aucun effet sur le processus démocratique.
      Pour le contre-projet, je suppose que vous vous référez à la votation sur les multinationales responsables?Le contre-projet est bien expliqué dans la brochure d’information (qui émane du Conseil fédéral et non du Parlement, conformément à la loi), quoiqu’on en pense.
      Enfin, faciliter le vote des citoyens vivant à l’étranger est en effet important. Si on voulait y consacrer des moyens, il y aurait bien d’autres façon de faire que le vote électronique, par exemple en établissant des bureaux de dépouillement dans certaines représentations suisses.

      1. Merci de votre réponse, cher Benoît.

        Le politique étant toujours en retard d’une guerre, voire deux, la Suisse désirant se positionner dans les High Tecs (GE, ZG, entre autres), pourquoi ne pas développer un système de vote électronique fiable, basé sur les blockchains (et exportable)?

        Mais il faudrait que le fédéralisme s’unifie, avec un mandat unique de la Confédération, je ne puis voter que sur des objets nationaux.
        Foin de compétition dans ce domaine, ce qui a ruiné les tentatives et c’était sans doute voulu?

        Vous voyez bien que le vote postal est contesté, même sur votre blog.
        La garantie totale n’existera jamais, ni pour le vote, ni pour le covid, ni pour rien. C’est la maladie de notre époque scientifisée à outrance, que de vouloir croire à la perfection.

        Vivant en Uruguay, qui n’a plus de consulat, sauf à BAS, Argentine, je doute toujours de la vitesse postale.
        Exemple: j’ai envoyé un courrier en Suisse le 3 novembre et qui a ce jour, n’est toujours pas parvenu (selon le suivi) au destinataire!
        Alors mon vote pour les multinationales responsables, où est-il …????

        Remarquez, vous pourriez envoyer aussi un vote de Pully à Pully et qui arrive aussi dans la benne à ordure, aucune garantie de réception 🙂

  6. Pour moi le vote par correspondance est définitivement inacceptable.

    Voici comment devrait se passer une élection (selon moi) :
    Urnes transparentes.
    Déposées au milieu de la pièce quand pleines avec barrière de sécurité et surveillance.
    Le premier qui “touche” prends 20 ans de prison (je taille à la serpe mais c’est l’idée).
    A la fin des votes comptages sur place avec les personnes assignées présentes (scrutateurs inclus).
    A aucun moment les urnes ne sont et ne doivent être hors de vue. Je le répète : 20 ans pour celui qui les manipule (hors protocole prévu).
    Tous le reste interdis (vote électronique, vote par correspondance) A la rigueur vote par procuration limité à 2 par personnes.
    Si possible : urnes et comptage sont filmés (en évitant de filmer les votants). A usage de justice ou d’organe de vérification uniquement. Sur support analogique serrait encore de mieux.

    Voilà. la démocratie exige d’avoir des principes. Y déroger c’est prêter le flanc à des manipulations et des controverses.

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