La politique des drogues et sa dépendance… des villes

Le Credit Suisse fait régulièrement faire par des professionnels des enquêtes pour connaître l’importance qu’accorde la population à différents problèmes d’actualité, sous l’appellation de Baromètre des préoccupations. Entre les années 1970 et le milieu des années 1990, une moyenne de deux tiers des sondés incluaient la drogue parmi leurs préoccupations majeures. La même période est marquée par l’apparition rapide de drogues en Suisse et par la multiplication du nombre d’usagers. Rappelons que jusque-là, la drogue comme problème public était quasiment inexistante, puisque par exemple la consommation n’était pas pénalement réprimée jusqu’en 1975 (la production et le trafic l’étaient, eux, depuis 1951).

Un peu d’histoire

Sur le plan politique, une bipartition des attitudes et des responsabilités s’est rapidement installée. D’un côté, les autorités fédérales misent assez classiquement sur la prévention, la thérapie et la répression. En conformité avec le cadre normatif en vigueur sur le plan international, l’angle principal est celui de la prohibition. A l’autre bout, les régions urbaines se sont retrouvées face à la réalité la plus crue: prohibition ou pas, il existe des drogues et des consommateurs, en nombre, souvent concentrés dans les centres, et donc des défis très concrets à relever.

Dans les années 1980, ce sont donc les villes qui ont pris différentes initiatives dans les domaines de la prévention et de la diminution des effets négatifs de la consommation de drogues tels que la propagation de l’épidémie de VIH/Sida, l’occupation permanente de lieux publics et le risque de marginalisation totale de la partie de la population souffrant d’addictions. Ces mesures ont été de différents types:

  • Réduction des risques: échange de seringues, création de lieux sécurisés de consommation
  • Thérapie, conseil, accompagnement social: développement d’offres dites à bas seuil, c’est-à-dire accessibles à tous et ne nécessitant pas, au moins dans un premier temps, d’engagement à l’abstinence de toute consommation
  • Répression: les lieux dans lesquels la consommation de drogue s’était fixée ont parfois été vidés et ont fait l’objet de sérieux contrôles d’accès pour déplacer les personnes et les comportements
L’évolution de la préoccupation des Suisses pour la drogue, selon le Baromètre des préoccupations du Credit Suisse

Cette approche pragmatique sur le terrain a ensuite été reprise dans la politique fédérale de la drogue. Pour le dire avec le Credit Suisse: « ce problème finit par être résolu avec un compromis très hélvétique comprenant quatre piliers : prévention, thérapie, réduction des risques et répression ». Ainsi, en 2016, dans le Baromètre, cette préoccupation a quasiment disparu.

La politique des quatre piliers repose sur… quatre piliers

Quelle est la particularité de la politique des quatre piliers ? C’est qu’elle en a quatre. Cette lapalissade a plus de sens qu’il n’y paraît. En effet, la première loi sur les stupéfiants, en 1975, reposait sur une approche à trois piliers : prévention, thérapie, répression. L’originalité de l’approche suisse réside bien dans le complément apporté par la réduction des risques, à savoir l’ensemble des actions menées pour que le comportement visé – en l’occurrence, la prise de drogues, l’addiction aux drogues – génère le moins possible de conséquences négatives pour la personne humaine concernée et pour la communauté.

La réduction des risques ne s’oppose pas à la thérapie, au contraire, elle cherche à faire en sorte que l’être humain touché par l’addiction ne commette pas d’actes irréparables pour sa santé, par exemple, qui compromettraient tout retour à une vie normale. La réduction des risques ne s’oppose pas à la prévention, puisqu’elle contribue à faire apparaître l’addiction comme ce qu’elle est, une maladie grave avec des impacts énormes sur la santé, sur l’insertion sociale, en bref sur sur la vie, plutôt que de la maintenir dans le clair-obscur parfois trompeur ou même séduisant de la marginalité. Enfin, la réduction des risques ne s’oppose pas à la répression, d’une part parce que les consommateurs finaux n’ont jamais été les cibles privilégiées des brigades des stupéfiants, et d’autre part parce qu’en évitant une partie des effets négatifs, sur l’espace public, de la consommation de drogue, elle contribue à le rendre plus agréable pour tous.

Un double cas d’école

Cela signifie donc que tout en souhaitant faire disparaître un comportement (la prévention de tout comportement de consommation reste le but premier de la Loi sur les stupéfiants, qui évoque nommément l’objectif de l’abstinence), on accepte et on encadre son existence par des prestations publiques. Pour le dire autrement: la politique des quatre piliers assume des moyens qui peuvent sembler, de prime abord, contraire au but recherché (et qui ont presque toujours été contestés, d’abord, au niveau local par des citoyens privilégiant l’approche simple de la prohibition), mais qui ont suffisamment démontré leur efficacité pour rencontrer, aujourd’hui, une adhésion large – la révision qui l’ancrait dans la loi a été acceptée par plus de 68% des votants sur le plan national en 2008. A ce titre, la politique suisse des drogues est un cas d’école passionnant.

Elle l’est aussi, nous l’avons vu précédemment, dans sa construction: développées sous l’empire d’un régime légal formel très contraignant, les solutions de Zurich, Berne ou Bâle, adaptées à des situations spécifiques, finissent par constituer ensemble, peu à peu, l’approche officielle. En 1994 déjà, le Conseil fédéral admet les quatre piliers comme fondement de son action, et il faut encore 14 ans pour une sanction populaire favorable.

La réunion de ces deux caractéristiques ne tient d’ailleurs probablement pas du hasard. Ce n’est peut-être que de façon d’abord décentralisée que peut se fabriquer une approche aussi complexe. Et elle produit des résultats, puisque selon le monitorage suisse des addictions, la proportion des personnes concernées par un problème d’addiction a diminué depuis 1990 en ce qui concerne l’héroïne, et est demeurée stable pour la cocaïne.

10 ans après l’échec d’un premier projet à plusieurs égards mal conçu, Lausanne devrait enfin se raccrocher au train en ouvrant une structure de consommation sécurisée de drogues, soutenue par l’ensemble de la gauche mais aussi par les verts libéraux, les démocrates-chrétiens et une majorité importante du PLR.

Pour un excellent aperçu de la politique des drogues dans les villes: Gouvernance de la politique drogue dans les villes suissesworking paper de l’IDHEAP 8/2016de Kim Carrasco

Benoît Gaillard

Qu'est-ce qui nous réunit? Comment réaliser la solidarité aujourd'hui? De quelles règles avons-nous besoin? Benoît Gaillard défend et illustra la puissance du collectif dans un environnement marqué par l'individualisme et la mondialisation. Il est conseiller communal socialiste à Lausanne.