Les hauts débats

En France, la campagne en vue de l’élection présidentielle bat son plein. Dans le Canton de Vaud, c’est celle des élections cantonales qui occupe l’actualité politique. Les deux enjeux électoraux ne peuvent certes pas être placés sur le même plan. Cependant, cette simultanéité dans un espace qui partage la même langue fait apparaître une différence frappante dans la structuration de la discussion politique, de manière plus générale, dans chacun des deux pays – les observations fondées sur la campagne vaudoise pouvant être étendus aux campagnes en Suisse en général.

Le constat est simple: de ce côté-ci de la frontière, le débat politique est la forme principale, structurante, de la couverture d’une campagne. Lorsque radios et télévisions couvrent une élection, elles organisent avant tout des débats. Evidemment, ils cohabitent avec quelques autres types de sujets: portraits, explication des enjeux. Enfin, l’interview se pratique également, mais elle constitue une forme minoritaire: ainsi, la RTS, pour ces élections cantonales, inclut par exemple peu ce format dans ses émissions spéciales – et lorsqu’elle le fait, c’est comme s’il fallait toujours ajouter un ingrédient pour pimenter l’instant (en l’occurrence, en faisant poser les questions par des jeunes). Même la presse écrite s’y met: le quotidien 24 heures organise dans chacun des districts un débat électoral. Pour présenter les candidats, elle mise davantage sur le portrait que sur l’interview.

En France, il en va tout autrement: un débat est un événement. Pour l’élection présidentielle, il y en aura eu, en tout et pour tout, un et demi – à savoir un seul réunissant les onze candidats, et un autre avec les cinq principaux (cette évaluation étant fondée sur les sondages). Le reste, ce sont presque exclusivement des interviews ou, plus globalement, des émissions et des sujets centrés sur un candidat, soumis à la question par un ou plusieurs journalistes (voire par des représentants de la société civile, comme dans le cas de l’interpellation de François Fillon par Christine Angot).

Le constat d’une culture différente de la discussion politique est également valable pour les manifestations publiques: là où la France pratique le meeting, c’est-à-dire la réunion organisée par ou pour un candidat ou un parti, la Suisse pratique le débat public, ce que nos amis alémaniques appellent la Podiumsdiskussion. Quiconque a essayé, en Suisse d’organiser une conférence publique de plus ou moins grande ampleur (ce qui est déjà une paraphrase hélvétisée de meeting…), aura constaté la difficulté de mobiliser plus que quelques dizaines de citoyens.

Pourquoi cette différence?

Il serait téméraire de prétendre répondre à cette question. Mais écouter l’une ou l’autre des tentatives d’une radio française d’organiser un débat fournit quelques pistes. Ainsi, lorsque deux économistes de gauche, Julia Cagé (de l’équipe de Benoît Hamon) et Jacques Généreux (soutien de Jean-Luc Mélenchon) sont invités sur Europe 1 pour une discussion, l’affaire dégénère brutalement: s’interrompant, s’invectivant, allant pour l’un d’entre eux jusqu’à faire mine de quitter le studio, les confrères s’affrontent sans débattre – alors qu’ils sont, économiquement, très proches! Une autre fois, sur France Inter, la discussion entre Jérôme Guedj (porte-parole de Benoît Hamon) et Christophe Castaner (qui défend Emmanuel Macron) tourne pratiquement au pugilat, revenant à un simple échange de reproches sur le passé.

Là où la Ve République suppose la capacité d’une personne à diriger l’Etat (le président), ou à diriger le gouvernement (le premier ministre), se fondant sur une majorité en face de laquelle s’érige une opposition, les institutions suisses se fondent sur le principe de collégialité et l’on y évoque tout au plus parfois la minorité d’un exécutif ou d’un Parlement. En toute logique, les formes institutionnelles suisses devraient être les plus défavorables au débat (puisqu’elles se fondent, globalement, sur la possibilité de s’entendre entre partis différents), et les structures françaises devraient le favoriser. C’est le contraire qui se produit, mais peut-être n’est-ce qu’en apparence paradoxal: en effet, il faut un minimum d’entente et de respect pour débattre, deux choses qui semblent faire défaut dans les exemples précédemment cités.

En somme, c’est parce qu’on débat plus (au sens d’opposition dures d’idées et de visions, émanant d’individualités différentes) en France qu’on y débat moins (au sens de pratiquer cette forme d’échange qu’est la discussion structurée entre plusieurs personnes en désaccord).

Ou pas? Le débat est lancé.

Benoît Gaillard

Qu'est-ce qui nous réunit? Comment réaliser la solidarité aujourd'hui? De quelles règles avons-nous besoin? Benoît Gaillard défend et illustra la puissance du collectif dans un environnement marqué par l'individualisme et la mondialisation. Il est conseiller communal socialiste à Lausanne.