Comment se construisent les villes (dans les médias)

Surprise, pas d’élections fédérales sur ce blog, enfin, pas pour le moment. J’aimerais vous parler de villes, plus précisément de leur construction politico-médiatique. C’est-à-dire? Je m’explique: les villes sont, par définition, des communes comptant un grand nombre d’habitants, et qui sont fréquentées par de nombreuses personnes qui n’y résident pas. Il en résulte une notoriété importante et – c’est là le point central – disproportionnée à leur taille réelle. On parle, proportionnellement au nombre d’habitants concernés, nettement plus des grandes villes de Suisse (qui ne sont d’ailleurs grandes qu’à l’échelle de la Suisse) dans l’espace et le débat publics, et encore davantage lorsqu’elles se trouvent être chefs-lieux de canton.

L’effet d’échelle urbain

Cet effet d’échelle urbain a plusieurs causes, qu’il serait trop long de chercher à énumérer exhaustivement ici. En Suisse, les grandes villes constituent de fait, avec les cantons, les espaces socio-politiques qui suscitent l’intérêt et la discussion. Ainsi, début octobre, Le Temps relayait cette étude sur la consommation de drogue dans les villes suisses: on y apprend notamment qu’il se consomme à Neuchâtel une quantité élevée de métamphétamine, ou que Saint-Gall est la capitale secrète de l’ecstasy. Comme toujours face à de telles affirmations, la question la plus intéressante est: qu’est-ce qu’un article comme celui-ci ne nous dit pas? En l’occurrence, quid de Vernier, de la Chaux-de-Fonds ou de Bienne, des communes passées sous silence et pourtant plus peuplées que Sion, intégrée dans les graphiques…

De la même manière fonctionne le tristement célèbre ranking selon le taux de criminalité. Procédons à un rapide test: quelle est la commune de Suisse la plus dangereuse? Si vous avez suivi l’actualité de ces dernières années, il y a de fortes chances pour que vous répondiez Genève (première en 2013, chiffres 2012) ou Lausanne (première en 2014 et 2015, chiffres 2014 et 2013). La statistique policière, à l’origine de ce classement, répertorie les infractions au code pénal enregistrées. Or, selon la méthode du ranking des villes, quelles sont les communes les plus “dangereuses”? Il s’agit de Frick, dans le canton de Berne… pour une raison simple: l’entreprise ASE Investment AG y a son siège, qui a trompé environ 1500 investisseurs en leur promettant des rendements mirobolants… et a récolté une pluie de plaintes pénales pour escroquerie, faisant de Frick un haut lieu de la criminalité! Dans le canton de Vaud, Allaman (photo) est la capitale du crime, comme le signalait 20 Minuten: peu d’habitant et beaucoup de centres commerciaux ont pour effet un ratio entre délits pénaux et population totalement incomparable avec celui d’une commune voisine… Pour citer un cas de plus, on pourrait parler de l’aide sociale: Bienne se trouve régulièrement en tête des classements, parce qu’elle fait en quelque sorte l’erreur tactique de participer au relevé statistique de l‘initiative des villes pour la politique sociale. Bien d’autres communes romandes (que je ne citerai pas par clémence) n’y prennent pas part pour des raisons certainement peu avouables!53361476_1537e09803_o

Les effets de l’effet d’échelle

Mais finalement, quelle importance si l’on parle un peu plus des villes que des autres communes, et en particulier des chefs-lieux de canton, si les données sont correctes? Ce n’est pas forcément un problème, mais cela contribue à construire la ville comme un lieu à part, séparé du reste du territoire, où se déroulent des phénomènes spécifiques: dans les cas évoqués ici, une criminalité particulière, qui mérite qu’on la classe sur le plan national, ou une consommation de drogue spectaculaire, comme si elle était propre à celles-ci – et comme s’il ne se prenait pas de cocaïne à Onex, Yverdon-les-Bains ou Martigny! Gageons que cette vision offerte des espaces urbains contribue à polariser la perception d’une différence radicale entre ville et campagne, voire entre “grandes” et “petites” villes, une polarisation qui ne reste certainement pas sans effet sur les comportements politiques. Voilà les élections fédérales qui reviennent par la petite porte, et qui mériteront donc un prochain article.

Benoît Gaillard

Qu'est-ce qui nous réunit? Comment réaliser la solidarité aujourd'hui? De quelles règles avons-nous besoin? Benoît Gaillard défend et illustra la puissance du collectif dans un environnement marqué par l'individualisme et la mondialisation. Il est conseiller communal socialiste à Lausanne.