Bharat info: des nouvelles de l’Inde

Une impartialité indienne qui renforce l’axe autoritaire

Alors que depuis son indépendance et durant la Guerre Froide, l’Inde de Gandhi et de la dynastie Nehru se caractérisait par son non-alignement (et dans une moindre mesure par la non-violence à l’international), il semble bien que l’Inde de Modi, tout en essayant de « ménager la chèvre et le choux », fasse plutôt le choix des dictatures chinoise et russe, toujours dans son propre intérêt. Et Delhi de redessiner actuellement, qu’elle le veuille ou non, la carte géopolitique mondiale au profit d’un axe autoritaire avec Moscou et Pékin contre l’Occident, mais surtout contre les droits humains:

Alors qu’on découvre médusé en ce début de semaine les images atroces des massacres de Boutcha (40 km de Kiev) perpétrés sans guère de doute par l’armée russe, se joue plus à l’Est un jeu diplomatique rebattant en quasi instantané les cartes de la géopolitique mondiale.

Delhi courtisée de toute part

Il y a quelques jours, les 31 mars et 1er avril, Sergueï Lavrov, le désormais tristement célèbre ministre russe des affaires étrangères, était à Delhi, reçu par son homologue indien, Subrahmanyam Jaishankar, mais surtout par Narendra Modi lui-même pendant une quarantaine de minutes. Lavrov s’est rendu en Inde pour renforcer ses liens commerciaux avec le Sous-Continent, alors que la Russie fait face à des sanctions économiques inédites depuis son invasion de l’Ukraine. Moscou cherche en effet à contourner le boycott des importations d’énergie en Europe et aux Etats-Unis, en vendant notamment davantage de pétrole à l’Inde. Le Premier Ministre nationaliste indien pour sa part a pu ainsi montrer qu’il ne s’en laisserait pas compter par les Occidentaux et qu’il choisissait ses alliances géopolitiques avant toute chose dans l’intérêt des besoins indiens, besoins gigantesques dans un pays de 1,4 milliards d’habitants. L’Inde dépend également énormément de Moscou pour ses achats d’armement, achats qui ont explosé ces dernières années[1].

Ce 31 mars, Liz Truss, ministre britannique des affaires étrangères, était également de passage dans la capitale indienne pour rencontrer le ministre des Affaires étrangères et exhorter Delhi à prendre une position plus ferme face à l’agression russe de l’Ukraine[2]. La veille, c’était Daleep Singh, Conseiller adjoint à la Sécurité Nationale des États-Unis, qui était à Delhi afin lui aussi de débattre avec ses homologues indiens des « conséquences de la guerre injustifiée de la Russie contre l’Ukraine et l’atténuation de son impact sur l’économie mondiale », dixit la Maison Blanche. Cette dernière visite, de la part d’un diplomate américain aux origines indiennes, a été largement commentée sur le Sous-Continent, et pas toujours en les termes les plus flatteurs[3]. La semaine précédente, le 25 mars, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi était en visite de travail en Inde pour rencontrer le Conseiller indien à la sécurité nationale Ajit Doval.

Bref, ces derniers jours, Delhi est devenue the place to be pour la diplomatie mondiale. Mais l’Inde de Modi semble bien vouloir continuer à jouer sa carte de la neutralité et de l’impartialité au seul profit de ses intérêts économiques et politiques, quels que soient par ailleurs les exactions et crimes de guerre proférés par la Russie en Ukraine. Visiblement, le pétrole et les armes russes valent bien de détourner le regard.

Une impartialité qui finit par s’aligner sur le pire…

Lors du vote de la résolution déplorant l’invasion russe de l’Ukraine à l’Assemblée générale des Nations unies, le 2 mars dernier[4], si 141 Etats ont voté en sa faveur, cinq ont voté contre (Belarus, Corée du Nord, Érythrée, Syrie et Russie évidemment) et 35 se sont abstenus, dont la Chine et l’Inde.

Delhi est partenaire des Occidentaux dans la zone indo-pacifique et s’est rapprochée des Etats-Unis ces dernières années face à la menace chinoise. Car l’Inde est toujours en conflit frontalier avec la Chine depuis des décennies[5] et reste méfiante vis-à-vis de son puissant voisin. Néanmoins le Sous-Continent, fidèle à priori à son histoire de « non-alignement » (le terme a même été inventé par le Premier ministre indien Nehru qui refusait que son pays choisisse un camp entre URSS et Etats-Unis pendant la Guerre Froide), reste pour l’instant sourd aux arguments de Washington tant contre Moscou que contre Pékin.

Sauf que ce refus indien de condamner des exactions et des crimes de guerre de plus en plus injustifiables de la part de la Russie de Poutine en Ukraine est en train de dessiner une nouvelle carte mondiale. Une carte dans laquelle ce n’est pas tant le déclin de l’Occident qui est en jeu que le respect universel des droits humains, des institutions internationales et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

La Russie de Poutine et la Chine de Xi Jinping s’entendent aujourd’hui très bien sur l’essentiel : l’autoritarisme. Les deux dictateurs commettent à l’intérieur de leurs frontières des crimes abjectes contre l’humanité, à l’égard des Ouïgours, des Tchétchènes, des Ukrainiens, des minorités en général… Les médias russes comme chinois sont muselés, et les principaux opposants, emprisonnés ou exilés quand ce n’est pas tués. L’invasion de l’Ukraine donne des idées à Xi concernant Taiwan…

… et qui renforce l’axe autoritaire

Alors au-delà des grands discours contre l’impérialisme occidental et américain qui peuvent se comprendre (on ne peut pas dire que les guerres de Washington en Irak et en Afghanistan aient facilité l’avènement d’un nouvel ordre mondial apaisé et respectant enfin la Déclaration Universelle des droits de l’homme de 1948), Narendra Modi devrait se souvenir que contrairement à ses deux grands voisins, l’Inde est une démocratie depuis son indépendance en 1948. Certes une démocratie imparfaite, en danger ces derniers temps étant données notamment les exactions commises à l’encontre de la minorité musulmane par les nationalistes hindous au pouvoir ou encore les pressions exercées sur les médias. Mais une démocratie quand même, dans laquelle l’ensemble des citoyennes et citoyens indiens ont encore leur mot à dire.

Ce refus de reconnaître l’inacceptable, c’est-à-dire la guerre de Poutine en Ukraine, plutôt que de garantir l’indépendance indienne, risque surtout de renforcer l’axe autoritaire Pékin-Moscou et de donner des ailes à tous les apprentis dictateurs de la planète au détriment des droits humains, au Nord comme au Sud et à l’Est comme à l’Ouest. Gandhi comme Nehru doivent se retourner dans leur tombe.

[1] Lire notamment https://information.tv5monde.com/info/contrat-de-vente-d-armes-record-entre-l-inde-et-la-russie-263955

[2] Lire https://www.theguardian.com/politics/2022/mar/30/liz-truss-india-visit-narendra-modi-russia-sergei-lavrov

[3] Lire notamment https://www.firstpost.com/opinion/us-deputy-nsa-daleep-singhs-threats-of-consequences-point-to-a-fissure-within-joe-biden-administration-on-india-10510802.html

[4] Voir https://news.un.org/fr/story/2022/03/1115472

[5] Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Conflit_frontalier_sino-indien

Quitter la version mobile