Le business des armes se poursuit entre Paris et Delhi en pleine pandémie

Alors que l’Inde affronte actuellement une terrible crise sanitaire et que les associations et ONG sur place multiplient les appels à l’aide internationale, la France, « patrie des droits de l’Homme », continue d’entretenir ses relations très « armées » avec Delhi, sur fond de grave soupçon de corruption :

« Le cynisme, c’est connaître le prix de tout et la valeur de rien » écrivait Oscar Wilde. Une maxime qui semble illustrer à merveille les relations actuelles entre les autorités françaises et indiennes.

Avec plus de 400 000 contaminations et plus de 4000 morts quotidiens, des cimetières et crématoriums totalement saturés et des hôpitaux submergés, l’Inde affronte actuellement une vague de Covid 19 désormais hors de contrôle. Qui plus est, en se répandant et se multipliant de la sorte, le virus ne cesse de muter et risque bien de mettre en danger l’ensemble de l’humanité. Le variant indien du Covid 19, sous son nom scientifique B.1.617, considéré comme plus contagieux, vient en effet d’être classé ce lundi 10 mai par l’Organisation mondiale de la Santé comme “préoccupant au niveau mondial”[1].

L’Inde se trouve ainsi véritablement au bord du gouffre, la terrible crise sanitaire qui la frappe se doublant d’une crise sociale sans précédent depuis des décennies, frappant en premier lieu comme souvent les populations les plus démunies. Ce sont également 247 millions d’enfants qui sont actuellement privés d’école[2]. Tant et si bien que les appels à l’aide internationale se multiplient[3].

Dans ce contexte assez apocalyptique, le business as usual en matière d’armement continue néanmoins entre Paris et Delhi, comme nous l’indique notamment le Canard enchaîné de cette semaine dans un article De Claude Angeli, toujours bien informé : on y apprend que Rakesh Bhadauria, le chef de l’armée de l’air indienne, était en visite (officielle et discrète) en France entre le 19 et le 25 avril derniers pour entamer une négociation sur l’achat de six Airbus A330 MRTT[4]. Ces gros porteurs de la firme aéronautique européenne basée à Toulouse permettraient à Delhi de pouvoir ravitailler en vol ses 36 avions Rafale d’ores et déjà achetés à la firme française Dassault (« cocorico ! »). Cela afin d’augmenter notamment le champ d’action de Delhi en matière de dissuasion nucléaire. Car face à ses rivaux pakistanais et chinois, l’Inde ultra-nationaliste de Narendra Modi ne cesse de vouloir « montrer ses muscles ».

L’actuel premier Ministre indien Narendra Modi et son parti du BJP (Bharatiya Janata Party), selon leur rhétorique ultra-nationaliste et guerrière, n’ont de cesse de désigner des ennemis intérieurs et extérieurs, principalement musulmans, pour renforcer leur pouvoir[5]. Formés par le Rashtriya Swayamsevak Sang (RSS), un groupe paramilitaire nationaliste hindou ultra-violent, Modi et ses alliés politiques, dont son compère de toujours et actuel Ministre de l’Intérieur Amit Shah[6], sont les héritiers de l’assassin du Mahatma Gandhi, Nathuram Godse[7].

Un pedigree à priori assez inquiétant et assez peu recommandable, mais qui n’a pas empêché les deux derniers Présidents français, François Hollande et Emmanuel Macron, d’entretenir d’excellentes relations avec Delhi, en particulier en matière de vente d’armes. C’est ainsi qu’en 2016, un contrat de 7,9 milliards d’euros portant sur 36 avions Rafale a été conclu entre Paris et Delhi. Un contrat dont les coulisses semblent assez peu reluisantes, si l’on en croit les révélations faites par Médiapart le mois dernier dans ses « Rafale Papers »[8], sur lequel pèsent de très lourds soupçons de corruption. Une affaire pour le moment enterrée en France au nom de la « raison d’Etat », mais dont les remous ne font sans doute que commencer, aussi bien dans l’Hexagone que sur le Sous-Continent.

Il faut savoir notamment qu’un des principaux bénéficiaires de la vente des Rafale est l’homme d’affaires indien Anil Ambani[9] : celui-ci a bénéficié d’un effacement de plus de 140 millions d’euros de dette en 2015 de la part du fisc français, au moment même où Dassault négociait la vente de Rafale à l’Inde. Lui et son frère Mukesh Ambani, qui dirigent à eux deux le groupe Reliance depuis la mort de leur père, sont très proches de Narendra Modi. Et ils se trouvent actuellement dans le collimateur des milliers de paysans indiens toujours en grève aux portes de Delhi malgré la pandémie[10].

Ainsi la vente d’armes par Paris à l’Inde de Modi risque bien de lui revenir à la figure dans les années qui viennent tel le sparadrap du Capitaine Haddock. Non seulement elle démontre à quel point la France est une démocratie inachevée en matière de vente d’armes, loin de satisfaire aux standards démocratiques minimum de transparence et de débat parlementaire[11], mais en plus d’un point de vue stratégique, elle risque de polluer à moyen et long terme les relations entre Paris et Delhi. En effet, la société civile indienne, et l’opposition politique au BJP qui ne manquera pas de revenir aux affaires, risquent bien de garder rancune envers l’Hexagone d’avoir à ce point chouchouté et armé Modi et ses amis.

Gandhi doit se retourner dans sa tombe.

Benjamin Joyeux

  • A écouter également en podcast ci-dessous :

[1] Lire notamment https://www.letemps.ch/monde/continu-loms-qualifie-variant-dit-indien-plus-contagieux

[2] Voir sur Onu Info : https://news.un.org/fr/story/2021/05/1095602

[3] Voir notamment l’appel récent de Snigdha Sahal, coordinatrice d’Action contre la Faim en Inde, dans l’Obs :

https://www.nouvelobs.com/monde/20210508.OBS43787/malnutrition-isolement-en-inde-la-crise-sanitaire-du-covid-se-double-d-une-crise-sociale.html ou encore l’appel du mouvement de défense des petits paysans Ekta Parishad relayé par le réseau international Jai Jagat : https://jaijagatgeneve.ch/jai-jagat-appelle-a-la-solidarite-avec-le-peuple-indien/

[4] Lire https://www.air-cosmos.com/article/inde-larme-de-lair-louerait-un-mrtt-liaf-pour-dbloquer-le-contrat-de-leasing-24755

[5] Lire notamment mon interview de Christophe Jaffrelot : https://lvsl.fr/modi-joue-la-carte-securitaire-et-ethno-nationaliste-entretien-avec-christophe-jaffrelot/

[6] Lire https://fr.wikipedia.org/wiki/Amit_Shah_(homme_politique)

[7] Lire https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/07/04/la-gloire-posthume-de-l-assassin-de-gandhi_5325370_3216.html

[8] Lire également https://www.francetvinfo.fr/economie/aeronautique/rafale/vente-de-rafale-a-l-inde-ce-que-l-on-sait-des-soupcons-de-corruption-reveles-par-mediapart_4367129.html

[9] Lire https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/04/13/comment-la-france-a-efface-la-dette-fiscale-d-un-industriel-indien-associe-de-dassault_5449659_3234.html

[10] Lire https://www.lemonde.fr/international/article/2020/12/09/deux-milliardaires-proches-du-pouvoir-designes-responsables-de-la-crise-agricole-en-inde_6062739_3210.html

[11] Lire https://www.amnesty.fr/controle-des-armes/actualites/ventes-darmes-francaises-ce-que-lon-veut-nous-cacher

Benjamin Joyeux

Juriste de formation, journaliste indépendant passionné par l'Inde, après avoir travaillé également comme conseiller en communication dans diverses institutions à Paris (Sénat et Assemblée Nationale) et Bruxelles (Parlement européen), Benjamin Joyeux est installé depuis trois ans à Genève pour coordonner la grande marche Jai Jagat Delhi-Genève et couvrir l'actualité locale et internationale.