Modi en passe de réussir la convergence… contre lui

Cela fait quatre mois maintenant qu’une gigantesque révolte paysanne a débuté sur le Sous-Continent indien. Des centaines de milliers d’agriculteurs de tous horizons continuent d’entourer Delhi, soutenus par de plus en plus d’autres mouvements un peu partout dans le pays, pour protester contre les réformes en cours du secteur agricole menées par le gouvernement de Narendra Modi. Ce dernier, en ne lâchant rien et en accentuant la répression sur les paysans et les activistes, est en passe de réussir la convergence… contre lui-même et sa majorité. Ainsi ce qui se passe actuellement en Inde est riche de leçons pour le monde entier :

Depuis novembre dernier, au moins 250 000 fermiers indiens assiègent Delhi pour protester contre la réforme en cours du secteur agricole et les trois farm bills, adoptées en septembre 2020 par le gouvernement Modi. Celles-ci ouvrent le secteur agricole aux grands acteurs privés, remettent en cause les marchés régulés par l’Etat (les mandis) et les prix minimums garantis de certaines denrées essentielles. Malgré l’argumentaire du gouvernement, les paysans ne sont pas dupes et craignent pour leur survie. Alors que la révolte est partie d’abord principalement des fermiers propriétaires fonciers du Pendjab, qui bénéficiaient plutôt du système agricole mis en place depuis la « Révolution Verte », elle s’étend désormais à l’ensemble du monde paysan indien, dont les tous petits fermiers et même les adivasis sans terres, grands oubliés des politiques de développement de l’Etat central et défendus notamment par des mouvements comme Ekta Parishad.

Convergence paysanne trans-religieuse

La révolte paysanne est en effet d’abord apparue dans les Etats du Pendjab et de l’Haryana, grands producteurs agricoles, le grenier de l’Inde, portée notamment par la puissante communauté sikhe. Mais la contestation s’est largement étendue depuis, tant géographiquement que sociologiquement, dans des états comme l’Uttar Pradesh, plutôt tourné vers l’élevage bovin, ou encore le Madhya Pradesh, état central comptant beaucoup de communautés autochtones dont l’accès au foncier et aux ressources vivrières est souvent difficile. Et surtout la colère paysanne est en train de réaliser un exploit, celui de faire converger des fermiers hindous et musulmans, alors que leurs confessions sont à couteaux tirés depuis l’Indépendance. La majorité de Narendra Modi actuellement au pouvoir en Inde se revendique en effet de l’hindutva[1], idéologie suprémaciste hindoue particulièrement stigmatisante à l’égard des musulmans indiens. Modi a réalisé lui-même toute sa carrière politique jusqu’au plus haut sommet de l’Etat indien, se servant de l’Islam et des musulmans désignés comme « ennemis intérieurs », boucs émissaires bien commodes. Le premier ministre indien s’est même vu banni une dizaine d’années par la communauté internationale, soupçonné d’avoir couvert, lorsqu’il était alors chef du gouvernement du Gujarat, des émeutes autour de la mosquée d’Ayodhya[2] ayant entraîné la mort de près de 2000 musulmans indiens. Cela n’a pas empêché Modi de briguer l’investiture suprême du Sous-Continent, bien au contraire. Les conflits incessants avec le Pakistan voisin ou encore les attaques terroristes de djihadistes comme celles qui ont endeuillé Mumbai entre le 26 et le 29 novembre 2008 ont au fil des années entretenues le discours extrémiste hindou et anti musulman du BJP de Narendra Modi et ont élargi son audience jusqu’au cœur des campagnes indiennes. Mais la révolte paysanne actuelle est peut-être en train de changer la donne : ainsi on a assisté par exemple dans l’Uttar Pradesh à des rapprochements entre éleveurs de la caste des Jats hindous et musulmans qui se retrouvent côte-à-côte à lutter contre la réforme agraire. Ceux-ci pourraient alors rejeter le BJP lors des prochaines élections, comme l’indiquait récemment un article de Livemint.com. Alors que l’Inde est traversée ces dernières années par des conflits interconfessionnels sur lesquels surfe allègrement Modi, l’actuelle révolte paysanne pourrait bien réconcilier hindous, sikhs, chrétiens et musulmans contre lui.

Convergence avec les femmes et les jeunes activistes du climat

La réforme agricole tant contestée semble également en passe, à force d’autoritarisme et de paranoïa de la part du gouvernement, de réussir à faire converger contre elle les femmes, très présentes au sein de la révolte actuelle, tout comme les jeunes activistes du climat.

Il faut savoir que bien avant la mobilisation paysanne, des femmes musulmanes du quartier de Shaheen Bagh à Delhi se sont frontalement opposées à Modi en descendant dans la rue à partir du 15 décembre 2019, révoltées contre l’humiliation permanente subie par les musulmans indiens et les choix économiques néolibéraux du gouvernement accentuant la pauvreté. Sous l’impulsion de ce mouvement, rejoint par les grandes confédérations syndicales, une première grande grève générale eut lieu le 8 janvier 2020, préparant le terrain à l’immense révolte paysanne quelques mois plus tard[3]. Tant et si bien que des dizaines de milliers de femmes, issues en particulier des zones rurales, ont investi massivement les Mahapanchayats[4] qui structurent la contestation à la base ces derniers mois.

Quant aux jeunes étudiants indiens, le plus souvent urbains et issus des classes plus aisées, ils ont été mobilisés notamment par l’arrestation de la jeune militante écologiste Disha Ravi (22 ans, la « Greta Thunberg indienne ») le 14 février dernier. Accusée de « sédition » parce qu’elle participait sur les réseaux sociaux à une campagne de soutien aux paysans en lutte contre la réforme agricole, la jeune militante originaire de Bangalore a fini par être relâchée une semaine plus tard.

Pour Pooja Lal, professeure de Sciences politiques au Gargi College de Delhi, interrogée par téléphone, l’arrestation de Disha Ravi constitue « un véritable harcèlement, car une fois devant le tribunal, la police n’avait aucune réelle preuve à faire valoir contre l’activiste. Mais actuellement, le système judiciaire indien est mis sous pression et contrôlé de près par le gouvernement actuel. »

Cette arrestation sans réelle fondement est surtout une preuve flagrante de la fébrilité du pouvoir indien, semblant craindre la convergence du mouvement paysan et des activistes du climat, soutenus qui plus est à l’international par des personnalités comme la chanteuse Rihanna ou Meena Harris, nièce de la vice-présidente américaine.

Ecole indienne, Madhya Pradesh, nov. 2019

La révolte actuelle des paysans indiens semble réussir à concrétiser ce que n’arrive pas à faire l’opposition politique au BJP depuis 2014, en particulier le parti du Congrès : permettre la convergence des luttes contre un gouvernement de plus en plus autoritaire sur le plan social et de plus en plus néolibéral sur le plan économique. En tous cas, face à l’inflexibilité de Modi, la révolte paysanne est bien partie pour durer. D’après nos dernières informations, les fermiers indiens sont prêts à camper aux portes de Delhi au moins jusqu’en octobre prochain. Si le personnage de Narendra Modi est bien né par la volonté du peuple indien, c’est ce dernier qui risque également de le défaire.

Face à la montée de l’ethno-nationalisme que l’on observe un peu partout sur la planète, parallèlement à l’aggravation du péril climatique, la lutte actuelle des paysans indiens est donc très inspirante pour le reste du monde.

Benjamin Joyeux

[1] Lire https://asialyst.com/fr/2016/07/04/l-hindutva-aux-origines-du-nationalisme-hindou/

[2] Lire notamment https://www.courrierinternational.com/article/pour-comprendre-la-mosquee-dayodhya-vingt-cinq-ans-de-discorde-entre-hindous-et-musulmans

[3] Lire notamment https://www.pressegauche.org/Inde-le-soulevement-des-femmes-construit-l-unite-ouvriers-paysans

[4] Les Mahapanchayats sont des assemblées populaires de masse, où les paysans, structurés dans les cercles villageois que sont les Panchayats, regroupent prolétaires et femmes.

  • A écouter également en podcast ci-dessous :

Benjamin Joyeux

Juriste de formation, journaliste indépendant passionné par l'Inde, après avoir travaillé également comme conseiller en communication dans diverses institutions à Paris (Sénat et Assemblée Nationale) et Bruxelles (Parlement européen), Benjamin Joyeux est installé depuis trois ans à Genève pour coordonner la grande marche Jai Jagat Delhi-Genève et couvrir l'actualité locale et internationale.