Stéphane Rolet : “Le moteur narratif de House of the Dragon n’est pas le même que celui de Game of Thrones”

Très attendue, la première saison de House of the Dragon (prequel de Game of Thrones) n’a pas manqué de déchaîner les passions et de susciter bon nombre de polémiques. Comme aux plus belles heures de la série-mère, chacun de ses épisodes a été scruté, commenté, disséqué à l’affût du moindre indice susceptible de nous renseigner sur le dénouement de l’intrigue et sur ses liens avec celle de Game of Thrones. À l’heure du bilan, Stéphane Rolet, auteur du Trône de fer ou Le Pouvoir dans le sang, nous livre ses impressions sur cette première saison de House of the Dragon, en attendant la suite.

Attention ! Il est préférable d’avoir vu la première saison de House of the Dragon avant de lire ce billet.

Quel bilan dresses-tu de cette première saison de House of the Dragon ? Et, plus globalement, de l’idée de créer un prequel et d’inscrire Game of Thrones dans ce qui s’apparente à une « franchise » ?

D’un point de vue créatif, je trouve le bilan globalement positif. House of the Dragon n’est pas un remake de Game of Thrones : la série montre un autre aspect du monde de Westeros imaginé par George Martin. Avec Game of Thrones, les Targaryen sont devenus mythiques : c’est une famille qui suscite la fascination, d’autant plus qu’ils sont les seuls à monter des dragons.

Pour autant, je ne pense pas qu’il faille multiplier les prequels, même si se pose la question de la fidélité du public : celui-ci va devoir patienter deux ans pour découvrir la nouvelle saison de House of the Dragon. Sera-t-il toujours au rendez-vous ? Cela reste à voir. Il existe toutefois la possibilité de créer une, voire plusieurs miniséries entre-temps (de six épisodes, par exemple), ou – pourquoi pas ? – un autre prequel qui alternerait avec House of the Dragon. Mais rien ne garantit pour l’heure que HBO choisira d’emprunter l’une de ces voies.

L’une des principales critiques adressées aux auteurs de la série est d’avoir voulu parcourir trop de temps en dix épisodes, ce qui les a poussés à multiplier les ellipses, à remplacer certains acteurs (et d’autres non), et à faire disparaître certains personnages sans que nous ayons eu le temps de nous attacher à eux. Souscris-tu à ces reproches ?

Il faut bien avoir en tête que l’histoire de House of the Dragon telle que l’a conçue George Martin est très différente de celle de Game of Thrones. Son intrigue étant dans un premier temps statique, les ellipses ont paru nécessaires pour relancer l’action. Sans cela, le risque aurait été de nous donner l’impression d’assister à du « théâtre filmé » et à rien de plus.

Alicent Hightower (Emily Carey) et Rhaenyra Targaryen (Milly Alcock), à l’adolescence

En l’occurrence, l’option prise a consisté à diviser très nettement la première saison en deux parties de cinq épisodes chacune, avec changement d’acteurs entre les deux. La seconde partie s’ouvre d’ailleurs sur un événement particulièrement autoréflexif : Rhaenyra accouche, comme la série vient d’accoucher de la remplaçante de son interprète (Emma D’Arcy succédant à Milly Alcock). On a pu regretter d’être privés des deux actrices incarnant initialement Rhaenyra et Alicent (notamment Alcock, véritable révélation de la série), mais la chronologie de l’intrigue rendait ce choix absolument inévitable.

Ce qui change également, c’est l’absence d’un climax dans le neuvième épisode de la saison – qui était devenu une tradition et un horizon d’attente dans les saisons de 10 épisodes de Game of Thrones. De ce point de vue, la structure narrative de House of the Dragon se montre plus sage, plus classique, avec un cliffhanger final qui nous emmène fort logiquement vers la saison suivante.

Certaines publications n’ont eu de cesse de réclamer de l’action à tout crin, comme s’il fallait y voir l’ingrédient principal de la réussite de Game of Thrones. L’une des plus remarquables options artistiques prises par House of the Dragon n’est-elle pas, au contraire, d’avoir su résister au « tout action » (ou, en l’occurrence, au « tout dragon ») pour faire monter progressivement la tension et ménager des climax d’autant plus saisissants ?

L’action pour l’action, ça n’a pas grand intérêt. Prenons l’exemple des deux adaptations cinématographiques de Tolkien par Peter Jackson : Le Seigneur des anneaux et Bilbo le Hobbit. Il y a beaucoup d’action dans les deux cas, mais elle est gérée très différemment. Dans Le Seigneur des anneaux, il n’y a pas que de l’action ; dans Bilbo le Hobbit si, et le résultat est d’une fadeur consternante. Même dans des adaptations de Tolkien, où l’action est impossible à éviter, on voit bien que toutes les approches ne se valent pas.

Dans le cas de House of the Dragon, cette première saison ne manque pas d’action, mais il y a bien plus que cela. La remarque valait d’ailleurs déjà pour Game of Thrones, dont on a tendance à ne garder en tête que la saison finale (effectivement assez survoltée, et non pour le meilleur). Mais si on y réfléchit un peu, l’action était habituellement très ciblée dans la série-mère : elle était destinée à conclure rapidement des situations de tension extrême, comme les fameuses « Noces pourpres » (3.09) qui décapitaient les Stark. Quant aux dragons, ils ne sont apparus que de façon progressive (pas avant l’épisode 1.10) et, pour ainsi dire, homéopathique pendant la première moitié de la série. Cela n’a pas empêché Game of Thrones de grandir, bien au contraire !

Quelles sont les principales dérogations de la série vis-à-vis du roman de George Martin ? Comment les interprètes-tu ?

Il y a un choix qui a fait couler beaucoup d’encre : l’incarnation des Velaryon par des acteurs noirs (l’excellent Steve Toussaint en tête). Pour ce qui me concerne, j’ai trouvé que c’était une idée judicieuse. Faire des Velaryon des Noirs de Valyria qui se sont mêlés aux Targaryen sans que cela ait posé de problème dans leur monde, j’ai trouvé que c’était particulièrement bien vu. Il ne s’agit pas de forcer le trait de manière artificielle (comme dans The Rings of Power, Prime Video, 2022-), mais de profiter de manière créative des incertitudes laissées par l’auteur de l’œuvre fondatrice (la blancheur de la peau des Velaryon étant seulement tacite dans les romans de George Martin). Cela vaut également pour le personnage de Mysaria, qui vient du continent d’Essos et se trouve interprétée par une actrice d’origine japonaise (Sonoya Mizuno) dans House of the Dragon. Là encore, il y a une cohérence qui permet à la « franchise » de faire un effort vers la diversité, sans pour autant dénaturer le matériau d’origine.

Corlys Velaryon (Steve Toussaint)

Je suis beaucoup moins enthousiaste sur l’ajout de la scène d’agression de Rhaenyra par Alicent. Je l’ai trouvée à la fois inutile et invraisemblable. Perdre ses nerfs de façon verbale, c’est une chose ; agresser publiquement une princesse dans un contexte médiévalisant, au sommet de la pyramide du pouvoir, c’en est une autre. Alicent et Rhaenyra ne sont pas des chiffonnières… Cela permettait certes de remontrer la fameuse dague (dont on sait le rôle crucial qu’elle jouera dans Game of Thrones), mais il y avait sans doute de meilleures occasions pour le faire.

Je suis également dubitatif quant au fait que Larys Strong se permette de se masturber en présence de la reine Alicent (!), qui enlève elle-même ses bas devant lui (!). C’est une rupture des codes incompréhensible dans le cadre d’une série médiévalisante qui aime par ailleurs multiplier les références historiques . Certes Alicent ne le voit pas, mais il est des risques que l’on ne prend pas quand on se croit un courtisan subtil et que l’on tient à la vie… Je pense que les scénaristes auraient pu représenter le même acte, mais mis en scène de façon plus discrète et astucieuse.

En revanche, l’autonomisation et la personnalisation des dragons (comme on l’a vu à la fin de l’épisode 10), ainsi que l’ajout de la prophétie d’Aegon (« A Song of Ice and Fire »), m’apparaissent comme d’excellentes idées. Outre son caractère réflexif à plusieurs étages, puisque c’est aussi le titre de la saga romanesque, cette prophétie établit une passerelle astucieuse avec Game of Thrones. Mais ça ne s’arrête pas là : mal comprise lorsque Viserys meurt, cette prophétie produit un malentendu qui fait bifurquer définitivement le développement de l’intrigue de House of the Dragon. Il y a là un jeu avec les vicissitudes de la destinée qui me semble particulièrement inspiré.

Qu’as-tu pensé du travail de composition musicale de Ramin Djawadi, déjà à l’œuvre sur Game of Thrones ?

Djawadi a travaillé entre-temps sur la série Westworld, et cela se sent. Le piano est beaucoup plus présent dans House of the Dragon que dans Game of Thrones (même si la première et quasi unique occurrence y était mémorable, puisqu’elle accompagnait le moment où Cersei Lannister embrasait le Septuaire de Baelor et tous ses opposants [6.10]). Djawadi a inventé de nouveaux thèmes pour les Velaryon (à Driftmark en 1.05), tout en reprenant aussi des leitmotivs partiels de Game of Thrones qui ont permis de faire la jonction entre les deux séries. La musique du générique de fin du premier épisode de House of the Dragon – juste après que tout Westeros a prêté hommage à Rhaenyra – est ainsi la même que celle qui apparaît au moment de la naissance des trois dragons de Daenerys dans Game of Thrones (1.10) et qui se poursuit ensuite dans le générique de fin. Le plus remarquable est que cette prépondérance – qui n’est pas une omniprésence – de la musique dans House of the Dragon ne nous empêche pas « d’entendre » aussi le silence, déterminant dans l’appréhension des tensions et rebondissements qui y sont ménagés.

Chaque épisode de House of the Dragon a été commenté, critiqué, interprété, parfois étrillé. De peur d’être « spoilés », la plupart des spectateurs se sont empressés de regarder chaque nouvelle itération le dimanche soir ou le lendemain. Malgré les efforts répétés de Netflix pour installer un contre-modèle fondé sur le « binge-watching », la périodicité hebdomadaire « à l’ancienne » aurait-elle encore de beaux jours devant elle ?

Oui, je trouve que c’est une alternative bienvenue à un enchaînement souvent solitaire des épisodes. Ce genre d’attente périodique recrée une forme de lien autour d’un même objet, ici une série. Bien sûr, ce n’est valable que pour une ou deux séries à la fois, dans la mesure où elles doivent être suffisamment populaires pour fédérer et concentrer les attentions. Mais j’aime cette idée de « fête populaire », de retrouvailles à des moments semblables et communs.

Daemon Targaryen (Matt Smith)

Petit bémol : je me demande si le battage médiatique ne tend pas à surdimensionner la réception de certaines séries. Quand je sonde mes étudiants (en lettres) pour savoir qui a regardé House of the Dragon ou The Rings of Power, je me rends compte qu’ils sont très peu nombreux et que, dans les deux cas, ce sont les mêmes… Les chiffres d’audience des deux séries sont considérables, mais, pour beaucoup de spectateurs potentiels, cela reste de la fantasy – un genre qui ne parle pas à tout le monde, loin de là.

Les deux prequels étant très attendus, à gros budget et diffusés durant la même période, on annonçait un « choc des titans » entre House of the Dragon et The Rings of Power, production d’Amazon dérivée de l’univers du Seigneur des anneaux. Les deux séries sont-elles comparables, d’après toi ?

Non, je ne pense pas. Leur seul point commun est qu’elles se réclament toutes deux de la fantasy – à travers les figures séminales de Tolkien et de Martin. Concernant les budgets, celui de The Rings of Power est tellement colossal qu’il écrase tout. Pour le reste, je dirais que House of the Dragon est une série pour adultes, et The Rings of Power une série pour enfants (de moins de dix ans d’ailleurs, les préadolescents risquant de ne pas y trouver leur compte tant elle est schématique et joue sur de grosses ficelles).

The Rings of Power joue pleinement la carte du manichéisme : les personnages y sont soit « très gentils », soit « très méchants ». Il n’y a pas de demi-mesure. De plus, les showrunners de la série ont littéralement renoncé à la représentation des émotions et des sentiments (si ce n’est en les faisant relever de la Bibliothèque rose). L’amour et le désir sont ainsi totalement absents de cette adaptation : la seule scène de baiser de toute la saison (entre Arondir et Bronwyn) est filmée à distance, loin des regards. La musique est omniprésente façon Marvel, et le pittoresque règne en maître. De nombreux décors, naturels en particulier, sont utilisés pour en mettre « plein la vue », sans se soucier outre mesure de la manière dont s’y inscrivent les protagonistes.

A contrario, House of the Dragon pose des questions cruciales : comment se manifeste le goût pour le pouvoir chez les personnes qui sont atteintes de libido dominandi (comme on disait au Moyen Âge), en particulier quand ce sont des femmes ? Quel regard porte-t-on sur les relations incestueuses dans un monde post-#MeToo ? Comment des personnages jeunes et impétueux découvrent-ils l’amour et le sexe ? Ce sont des problématiques complexes, pas toujours « aimables », qui créent de la friction et suscitent du débat. N’est-ce pas le propre d’une fiction qui entend dépasser le stade du pur divertissement ?

Contrairement à la « série-monde » que fut Game of Thrones, House of the Dragon s’appuie sur une structure plus linéaire et un nombre de lieux plus restreint. Cependant, la série semble tendre vers un élargissement graduel de son champ d’action. Les épisodes 9 et 10 séparent ainsi astucieusement King’s Landing (fief des Verts) et Dragonstone (fief des Noirs), tout en nous amenant sur d’autres contrées comme Storm’s End. Que penses-tu de cette trajectoire qui part de l’intime pour s’ouvrir progressivement au monde ?

À la fin de la première saison de House of the Dragon, il y a de nombreux mouvements centrifuges : ils rendent nécessaire l’apparition de la carte du Royaume des Sept Couronnes que met littéralement en lumière l’épisode 10. Il est clair que ces déplacements interviennent beaucoup plus tard que dans Game of Thrones, mais c’est dû à l’intrigue elle-même. Dans House of the Dragon, le nombre des protagonistes  est très inférieur, et la situation initiale doit d’abord mûrir en huis clos – à la manière d’une tragédie shakespearienne – avant d’avoir des conséquences sur le monde extérieur, ici avec la quête de nouveaux alliés et la sortie d’une opposition réduite à King’s Landing vs. Dragonstone.

Rhaenyra Targaryen (Emma D’Arcy), adulte

Ajoutons que le cours de l’action devrait ralentir en saison 2 : les ellipses permettent certes de relancer l’action, mais leur usage a ses limites. Nous allons donc vraisemblablement assister à un élargissement géographique de l’intrigue, et suivre les différents personnages dans des lieux que l’on n’a pas encore vus – ou pas dans la forme qu’ils revêtaient deux cents ans avant que ne débute l’intrigue de Game of Thrones. Il y a en effet un jeu savoureux entre ce qui sera – que nous connaissons déjà – et ce qui a été – que nous ignorons –, dont House of the Dragon, en tant que prequel, tire pleinement parti.

Au final, la grande différence entre les deux séries me semble porter sur le souffle épique. Dans Game of Thrones, celui-ci était assuré, d’un côté, par l’ascension de Daenerys qui partait d’Essos pour aboutir, après une longue pérégrination, à King’s Landing, et de l’autre, par la révélation de l’identité réelle de Jon Snow, longtemps stationné pour sa part dans le Nord. Étaient ainsi posés d’emblée deux théâtres d’opération initiaux donnant une ampleur spatiale et généalogique au récit général. Dans House of the Dragon, la situation est tout autre, puisque l’on part d’une intrigue « fixe », centrée sur la succession des Targaryen à King’s Landing, avant de s’ouvrir comme par force à d’autres lieux et à d’autres alliances. Le moteur narratif des deux séries n’est donc pas le même, ce qui ne les empêche pas de posséder toutes deux une indéniable envergure. Étant donné le succès rencontré par la première saison de House of the Dragon, gageons qu’un nouveau périple vient de débuter.

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.