Avec le retour de “Stranger Things”, Netflix pousse l’argument de la quantité à l’extrême

Elle semblait inexorable, mais l’ascension de Netflix sur le marché international du streaming a finalement atteint ses limites. Au premier trimestre 2022, la multinationale de Reed Hastings a perdu 200 000 abonnés, et anticipe déjà un départ de 2 millions d’abonnés supplémentaires au deuxième trimestre. Absence de locomotive, augmentation des tarifs, férocité de la concurrence : les motifs d’explication ne manquent pas. Comment réagir face à ce qui se présente comme le début du déclin ? La solution semble toute trouvée : montrer les muscles.

Il ne manque pas d’ironie que Netflix, qui a tant œuvré à siphonner le public des salles de cinéma, ait exactement le même réflexe que l’industrie hollywoodienne en temps de crise. Dans les années 1950, la réponse à l’émergence de la télévision fut de voir « plus grand » : cinérama, cinémascope, relief. Comme l’écrit Jacques Aumont, « c’était une réponse logique tant qu’on ne considérait que l’aspect le plus terre-à-terre de la présentation des images : petite image noir et blanc aux coins arrondis contre image en couleur sur très large écran, éventuellement en 3D [1] ». Pour allécher le public, il s’agissait de lui offrir une expérience augmentée accessible nulle part ailleurs.

D’une certaine manière, l’histoire se répète sept décennies plus tard. À force de livrer des saisons par « paquets » et d’annuler des séries au bout de seulement une ou deux saisons, Netflix se trouve bien en peine de fixer des rendez-vous pérennes à ses abonnés. La firme américaine a donc décidé de miser une partie de son avenir sur son dernier succès « installé » : Stranger Things (2016-). Après trois saisons plutôt équilibrées (en durée et en nombre d’épisodes), la quatrième se présente comme un « événement » (terme à la mode s’il en est) à trois titres. Déjà, elle se composera de deux « volumes » comportant, respectivement, sept et deux épisodes. Ensuite, le second volume, écrit et réalisé (marque d’auteurisme) par les frères Duffer, sera diffusé un mois après le premier – en espérant que ce dénouement soit sur toutes les lèvres et alimente les discussions devant la machine à café. Enfin, chaque épisode durera plus d’une heure, et jusqu’à 2h30 pour le dernier de la saison.

Pour promouvoir cette extensibilité, le site officiel de Netflix n’hésite pas à user d’une rhétorique de la surenchère en parlant d’épisodes « extra-long » et de saison « supersized ». Apparemment, la taille compte quand il s’agit de redresser une courbe de croissance en berne. On pourrait se dire que Netflix suit la tendance actuelle, à l’heure où de plus en plus de réalisateurs assimilent les séries à de « longs films » et vantent les mérites d’une sérialité qui leur permet d’étendre leurs horizons narratifs. Ce serait toutefois mal interpréter cette appréhension « cinématographique » de la série : autant allouer la durée d’un (très) long-métrage à une saison peut faire sens, autant allonger la durée de ses épisodes pour qu’ils atteignent celle de longs-métrages s’apparente à une hérésie – surtout dans le cadre d’un récit hyperfeuilletonnant comme celui de Stranger Things.

Jusqu’ici, l’extension des épisodes d’une série était généralement réservée à des moments charnières de son existence – pensons, par exemple, aux conclusions de saisons de Game of Thrones (HBO, 2011-2019). A contrario, sont récemment apparues des séries dramatiques feuilletonnantes au format de comédie (environ une demi-heure), d’une densité et d’une sécheresse particulièrement appréciables en temps de surabondance de l’offre sérielle – citons The Girlfriend Experience (Starz, 2016-), Atlanta (FX, 2016-), Kidding (Showtime, 2018-2020), Homecoming (Amazon Prime Video, 2018-2020). Pas sûr que Netflix ait un train d’avance en adoptant une stratégie de surdimensionnement ayant déjà fait les preuves de son insuccès [2]. À l’heure où chaque semaine charrie son lot de nouvelles séries à découvrir, au point que l’on ne sait plus trop où donner de la tête, l’idée d’enchaîner sept « longs-métrages » peut paraître épuisante. C’est pourtant ce que nous réserve le volume 1 de la quatrième saison de Stranger Things, dont le contenu sera mis en ligne concomitamment le 27 mai.


[1] Jacques Aumont, Que reste-t-il du cinéma ?, Paris, Vrin, coll. « Philosophie et cinéma », 2012, p. 55-56.
[2] Au sujet des procédés spectaculaires inventés par l’industrie hollywoodienne pour contrer les velléités de la télévision, Jacques Aumont précise que « l’effondrement rapide des plus extrêmes de ces techniques (Cinerama, relief) a montré que ce n’était pas sur ce terrain qu’il fallait se battre » (Ibid., p. 56).

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.

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