“Veep”, une satire politique comme on n’en fera plus (de sitôt) ?

Le 12 mai 2019, quelques jours avant la conclusion (forcément) hypermédiatisée de Game of Thrones, une autre série majeure de l’histoire de HBO tirait sa révérence dans le bruit et la fureur qui la caractérisaient : Veep, satire politique encore plus dingue que la réalité (c’est dire !), déferlante d’assistants abrutis et déjantés dont la loufoquerie n’avait rien à envier à celle de leur patronne, aimant à Emmy Awards dont le succès ne s’était jamais réellement démenti au fil des ans (malgré une sixième et avant-dernière saison plus poussive). En synthèse, un must de la comédie américaine, dont il sera bien difficile d’égaler la puissance cathartique et la finesse d’écriture dans un avenir proche.

Attention ! Il est préférable d’avoir vu la septième et dernière saison de Veep avant de lire ce billet.

Certaines séries ont déjà tout dit dès la première scène, voire dès le premier plan. Veep, à l’inverse, vous emporte dans un tourbillon sans cesse revigoré de gags enlevés, de punchlines ravageuses, d’engueulades dantesques, de revirements inattendus et de références plus ou moins explicites qui ne vous laissent pas une seule seconde pour respirer. Un instant d’inattention, et vous voilà à tenter de raccrocher les wagons pour ne pas manquer le prochain « cassage » en règle qui se profile.

La saison finale (réduite à sept épisodes au lieu de dix en temps normal) l’a encore prouvé : bon courage à ceux qui escomptaient relever toutes les subtilités de langage, percevoir tous les doubles sens et multiples niveaux de lecture, décrypter tous les clins d’œil et caméos (dont certains passent difficilement les frontières des États-Unis, sauf à être spécialiste de la politique intérieure américaine), suivre les humeurs et attributions de tous les membres de cette Maison-Blanche semi-fictionnelle complètement délurée, sans appuyer une seule fois sur le bouton « pause » de leur télécommande. Qu’à cela ne tienne : embarquer à bord de l’Air Force One en sachant que c’est Selina Meyer en personne qui en tient les commandes, c’est non pas se mettre en quête absolue de réponses – l’un des maux de la fiction sérielle moderne (au-delà des œuvres à structure mythologique) : chercher forcément à tout résoudre, comme si son récit se réduisait de lui-même à une vulgaire grille de mots croisés –, mais plutôt se lancer dans une danse endiablée en s’efforçant tant bien que mal de suivre le rythme effréné impulsé par ce bijou de satire politique.

Après avoir perdu la primaire de 2012, tenu le rôle utilitaire de Vice-Présidente sous l’égide de son ancien adversaire Stuart Hughes (saisons 1 et 2), succédé au même Hughes après la démission abrupte de celui-ci (saison 3), fait campagne pour la présidentielle de 2016 (saison 4), obtenu trois votes « ex-aequo » (du collège électoral, de la Chambre des représentants, du Sénat) avec son opposant républicain Bill O’Brien (saison 5), puis retrouvé la vie civile et tenté d’écrire ses mémoires (saison 6), Selina Meyer s’est finalement décidée à se relancer dans la course à la présidentielle au cours de cette septième et dernière saison.

Son ultime tournée électorale aura donné lieu à de multiples retrouvailles avec d’anciens amants ou alliés toujours aussi désireux d’obtenir leur part du gâteau : Andrew Meyer (l’ancien mari de Selina, qui l’embarque malgré elle dans une sombre affaire de détournement de fonds), Tom James (le sénateur au charme toujours aussi ravageur, incarné par Hugh Laurie dans l’un de ses rôles les plus savoureux), Roger Furlong (le député libidineux dont le cerveau regorge de saillies plus salaces les unes que les autres), Jeff Kane (l’oncle intenable de Jonah Ryan, campé par un Peter MacNicol que l’on n’avait plus connu aussi déjanté depuis Ally McBeal), sans oublier Minna Häkkinen (l’ancienne Première ministre finlandaise dont la franchise à toute épreuve parvient même à décontenancer Selina) et Sue Wilson (l’ancienne secrétaire personnelle autoritaire de Selina, de retour dans l’épisode final à l’occasion d’un délectable clin d’œil nostalgique). Tous les ingrédients se retrouvent dans la marmite pour faire de ce dernier banquet une orgie culinaire dont on risque de se souvenir fort longtemps.

Par la grande porte

Ceux qui prédisaient une évaporation de « l’esprit Iannucci » après le départ du showrunner écossais au terme de la quatrième saison de Veep en auront donc été pour leurs frais. Sous l’impulsion de son bras droit (américain) David Mandel, ancien scénariste de Seinfeld et de Curb Your Enthusiasm, la série est en effet repartie de l’avant sans jamais chercher à réduire la voilure. À l’instar du téléfilm conclusif de Deadwood, écrit par un David Milch dont on apprendra ultérieurement qu’il était atteint de la maladie d’Alzheimer, elle a pourtant dû se mesurer à une terrible épreuve qui aurait pu tout remettre en question : le cancer du sein dont s’est déclarée atteinte Julia Louis-Dreyfus en septembre 2017, finalement vaincu un an plus tard.

Voilà qui rend d’autant plus poignante la conclusion d’une comédie frappadingue dont la moindre étincelle d’attendrissement aura toujours été douchée par une nouvelle vacherie encore plus tordante que la précédente. Dans la pure tradition du cinéma burlesque, Veep pratique à merveille le gag à double (voire triple ou quadruple) détente, comme un art de ne jamais laisser au spectateur l’impression que le numéro est terminé et qu’il peut relâcher son attention en attendant le prochain déboulé de dangers publics prêts à tout renverser sur leur passage.

Au premier plan, centrée : Selina Meyer (Julia Louis-Dreyfus). Au second plan, de gauche à droite : Dan Egan (Reid Scott), Sue Wilson (Sufe Bradshaw), Mike McLintock (Matt Walsh), Jonah Ryan (Timothy Simons), Gary Walsh (Tony Hale), Kent Davison (Gary Cole), Amy Brookheimer (Anna Chlumsky)

À ce titre, on pourra tout de même regretter le « truc » final qui aura consisté à casser la (relative) linéarité du récit en nous plongeant dans les « vieux jours » de nos figures comiques hebdomadaires – vingt-quatre ans après leurs dernières prises de bec, en l’occurrence. De Six Feet Under à You’re the Worst en passant par Parks and Recreation, l’ellipse temporelle pré-conclusive (à ne pas confondre avec le flashforward, comme le fait Kevin Fallon en toute méconnaissance de cause) apparaît désormais comme une ficelle usée qui ne procure que trop rarement le vertige métaréflexif si âprement convoité. Dans le cas présent, mieux vaut plutôt saluer le gag final qui consiste à « balayer » l’annonce du décès de la première femme nommée à la tête des États-Unis par celle… du décès de Tom Hanks, preuve s’il en est que le show business l’a définitivement emporté sur la politique depuis qu’un certain Donald T. s’est emparé des clés de la Maison-Blanche.

Cet ultime affront pour l’ex-« Veep » reprend le fil d’une éventualité saugrenue déjà envisagée par Mike McClintock dans le pilote de la série (« Et si Tom Hanks mourait ? ») ; de même, lorsque Selina commence à pousser une énième « gueulante » à l’attention de ses bras cassés d’assistants (avant de s’apercevoir que ceux-ci ne figurent plus dans son équipe et qu’elle va désormais devoir se débrouiller sans eux), se voit-on gratifié d’une autre réminiscence du tout premier épisode de la série, lorsque ce petit bout de femme inflammable aboyait déjà en tapant du poing sur la table : « Le niveau d’incompétence dans ce bureau est stupéfiant ! »

Derrière la virulence du propos, aucun amoureux de Veep n’aura de difficulté à percevoir les ramifications du sentiment de profonde solitude qui étreint Selina à cet instant précis. Car qui va bien pouvoir nous lancer des punchlines du type « Tu aimes le sexe ? Tu aimes voyager ? Alors va te faire mettre ailleurs ! » (2.10), maintenant que la patronne est partie vers d’autres cieux ? Par sa poétique de l’invective, son art réglé comme du papier à musique de la « casse », la comédie lancée dans le grand bain télévisuel par HBO en 2012 ne se sera en effet pas contentée d’entretenir le rapport nodal de la chaîne à la joute verbale truffée de termes aussi indécents que possible ; elle l’aura transcendé dans des proportions encore rarement atteintes par la télévision américaine dans son ensemble. À l’heure des tribunaux populaires, gageons que de nouveaux trublions à la langue bien pendue sauront sortir du bois pour nous extraire de la rectitude ambiante à l’aide de mises en boîte composées avec amour, réécrites cent fois pour viser la perfection, assénées avec un plaisir non feint forcément communicatif, scandées avec un sens avéré de la cadence et du tempo optimal. Maintenant que Selina a atteint le sommet, il va bien falloir lui trouver une « Veep »…

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.