“Modern Family”, une sitcom qui aura marqué son époque

Avec son refus des rires enregistrés, ses adresses à la caméra (façon mockumentaire), ses remises en cause d’un modèle familial unique, et son goût pour les nouvelles technologies (revoir l’épisode 6.16, entièrement composé à partir de l’écran d’ordinateur de Claire Dunphy), Modern Family avait tout de la sitcom avant-gardiste. Elle n’en aura pas moins entretenu, au long de ses onze saisons, une certaine tradition du genre, avec sa diffusion hebdomadaire et ses épisodes d’Halloween ou de Noël. Son achèvement, il y a près de deux ans, pose la question d’une pérennisation de la télévision populaire et familiale : en avons-nous fini de rire, tous ensemble, sur le bon vieux canapé du salon ?

Attention ! Il est préférable d’avoir vu la conclusion de Modern Family avant de lire ce billet.

En revoyant le pilote de Modern Family, vous constaterez que Julie Bowen (Claire Dunphy) n’y apparaissait jamais de pied en cap. Filmée en plan cravate, ou le ventre caché par un accessoire ménager, elle travaillait essentiellement avec le haut du corps. Et pour cause : elle était enceinte de jumeaux au moment du tournage. Symboliquement, les deux enfants auxquels elle donnera naissance, en mai 2009, pourraient bien être Christopher Lloyd et Steven Levitan, les créateurs associés de Modern Family. Quelques mois plus tard, à la rentrée de septembre, ceux-ci s’installeront sur ABC, pour plus d’une décennie de tracas quotidiens et de rires en cascade aux côtés des familles Pritchett et Dunphy.

La particularité de ces jumeaux est qu’ils ont une relation tout sauf symbiotique. Comme le rapportait le Hollywood Reporter en septembre 2012, ce sont de fortes têtes à la personnalité radicalement différente. Lloyd est le cérébral, travaillant sans relâche la mécanique comique, et fuyant les remises de prix ; Levitan est le cœur tendre, qui écrit avec les tripes et n’hésite pas à répondre aux sollicitations médiatiques (en tant qu’ancien journaliste). Plutôt que de s’écharper sur le moindre choix narratif, tous deux ont opté pour un mode de fonctionnement pour le moins original, qui a immanquablement contribué à la longévité de la série : en co-showrunners, ils se sont partagé la moitié de chaque saison (les épisodes pairs pour l’un, les épisodes impairs pour l’autre). D’où la parité du nombre d’épisodes de chaque saison : 24 pour les six premières, 22 pour les quatre suivantes, 18 pour la dernière. « Nous avons très vite réalisé que des discussions sans fin étaient une perte de temps, s’en explique Levitan. Nos points de vue divergeaient très souvent sur la manière de raconter l’histoire, alors nous nous sommes dit : “On n’a qu’à alterner.” »

De bas en haut, de gauche à droite : Joe Pritchett (Jeremy Maguire), Claire Dunphy (Julie Bowen), Phil Dunphy (Ty Burrell), Gloria Delgado (Sofia Vergara), Haley Dunphy (Sarah Hyland), Jay Pritchett (Ed O’Neill), Alex Dunphy (Ariel Winter), Dylan Marshall (Reid Ewing), Manny Delgado (Rico Rodriguez), Luke Dunphy (Nolan Gould)

Cette dichotomie s’est retrouvée dans le double épisode conclusif de la série, dont chaque partie a été prise en charge par l’un de ses deux « papas ». De fait, c’est bien à une sorte de garde alternée qu’aura donné lieu Modern Family, sans que cette séparation n’affecte la qualité d’écriture de la série sur le long terme. Il semblerait, au contraire, qu’elle ait contribué à résoudre un problème de fond qui se pose depuis plus d’un demi-siècle aux séries de network : comment tenir la distance, et préserver la fraîcheur de saisons gloutonnes comptant plus de 20 épisodes ? En se sous-divisant en deux séries jumelles, Modern Family a su réinventer un genre canonique de la télévision américaine, tout en axant sa réponse sur sa thématique centrale : la famille moderne, soudée, unie, malgré les bisbilles et les sautes d’humeur. Même quand on se sépare, on reste ensemble.

Les enfants ont bien grandi

Dans A Modern Farewell, un touchant documentaire d’adieu diffusé juste avant l’épisode final sur ABC, Levitan, dans la salle d’écriture, ressort de la mémoire de sa tablette numérique une photo de groupe prise lors du tournage du pilote. Y figurent Jay Pritchett, son épouse Gloria et le fils colombien de cette dernière, Manny ; Claire (la fille de Jay), son mari Phil, et leurs trois enfants, Haley, Alex et Luke ; Mitchell (le fils de Jay) et son conjoint (et futur mari), Cameron, qui n’ont pas encore ramené du Vietnam leur fille adoptive, la petite Lily. Soit un mélange de liens du sang et du cœur, entre famille nucléaire, belle-famille et famille homoparentale, le tout saupoudré de différences d’âge et d‘origine œuvrant à moderniser les familles dépeintes par les sitcoms des premières décennies de la télévision commerciale américaine.

Comme un clin d’œil au destin, Levitan propose ensuite à la même bande d’acteurs de reprendre la pose, devant la même entrée de maison, afin d’immortaliser les onze années passées à travailler ensemble. Nul ne manque à l’appel ; les familles se sont même agrandies, au double sens du terme. D’une part, Lily, désormais préadolescente, a rejoint la photo (manquent tout de même à l’appel Joe, le deuxième enfant de Jay et Gloria, Rexford, le deuxième enfant adoptif de Mitchell et Cameron, et George et Poppy, les enfants jumeaux des jeunes mariés, Haley et Dylan). D’autre part, Manny est devenu un solide gaillard, le potelé Luke s’est affiné et a poussé au point de dépasser la taille de sa mère, et Lily a atteint celle d’Alex. Si les adultes n’ont pas tellement changé (quelques rides et kilos en plus), ce sont toujours les enfants qui, dans une sitcom appelée à durer, donnent l’image la plus saisissante et bouleversante du temps qui passe.

La distribution principale en 2009 (en haut) et en 2020 (en bas)

En misant sur de jeunes acteurs, les producteurs de Modern Family ont pris le risque de s’exposer aux incertitudes et, parfois, aux ingratitudes de la puberté. L’enfance est toujours un pari risqué, car qui sait de quoi l’avenir sera fait ? Le corps d’Ariel Winter (Alex), notamment, s’est transformé à plusieurs reprises au fil des ans, du port d’un appareil dentaire à une réduction mammaire, en passant par de notables prises et pertes de poids. Sans jamais perdre le sourire, Sarah Hyland (Haley) s’est fait transplanter le rein de son père, puis de son frère cadet, multipliant les opérations tout en assumant le tournage des épisodes de Modern Family. Aubrey Anderson-Emmons, qui a repris le rôle de Lily à partir de la saison 3, a grandi sous nos yeux, connaissant ses premiers émois amoureux, multipliant les saillies comiques sans rien perdre de son irascibilité. Et s’il ne figure pas sur la photo, Jeremy Maguire s’est fait une place au sein des Pritchett en rendant parlant le rôle du petit Joe, à partir de la saison 7. La famille s’est agrandie, les enfants (présents dès le départ, ou arrivés en cours de route) sont devenus les nôtres.

Telle est la magie de la sitcom – mais pas n’importe laquelle : la sitcom qui dure, à la fois en termes d’années (le succès aidant), d’épisodes (plus de 20 par saison), et de période de diffusion (de septembre à mai, hormis la dernière saison qui s’est achevée en avril 2020). À ce titre, il est tentant d’enfoncer la porte ouverte par le Telegraph en se disant qu’avec Modern Family, ce n’est pas seulement une sitcom à succès d’ABC qui s’en est allée, mais (peut-être) la sitcom en tant que genre familial par excellence, idéal pour passer un moment convivial devant le téléviseur avec ses (grands-)parents, ses enfants, ses amis, son amoureux. Certes, tout ceci peut paraître désuet à l’ère des appareils mobiles et des plateformes de streaming, mais il est permis de penser qu’enchaîner les épisodes d’Upload (pour prendre un exemple de sitcom actuellement produite par Hulu), seul dans sa chambre, sur une tablette, n’a pas tout à fait la même saveur. À l’avenir, nous ressemblerons peut-être tous à June Osborne souriant, avec un mélange de nostalgie et d’amertume, en revoyant un épisode canonique de Friends sur un ordinateur portable (The Handmaid’s Tale, 2.02).

Des adieux en pente douce

En attendant, les deux papas de Modern Family ont eu la bonne idée de signer des adieux humbles, modestes, sans esbrouffe, à l’image de la série, de son propos et de son style (documentaire par petites touches, sans rires enregistrés, avec des possibilités de déplacement à Hawaï, Las Vegas, Disneyland, ou Paris à l’occasion de l’épisode 11.13). Comme il se doit, cette conclusion a multiplié les clins d’œil au pilote de la série, qui montrait Mitchell et Cameron présenter leur fille adoptive à leurs proches, Haley (alors âgée de 15 ans) faire monter pour la première fois Dylan dans sa chambre, Claire noter un pense-bête sur le tableau blanc de la cuisine, Jay et Gloria suivre un match de football de Manny. Onze ans plus tard, Mitchell et Cameron adoptent un deuxième enfant (avant de savourer des chouquettes dans l’avion avec Lily), Haley et Dylan s’installent dans leur maison laissée vacante avec les jumeaux, Claire note sur le même tableau blanc le programme d’un prochain road trip avec Phil en camping-car, Jay et Gloria suivent un nouveau match de football (avec, cette fois-ci, leur fils cadet Joe en crampons). Quant à la marche d’escalier qui aura provoqué tant de chutes chez les Dunphy au fil des ans, elle n’a, semble-t-il, toujours pas été réparée.

Alex (Ariel Winter), Luke (Nolan Gould) et Haley Dunphy (Sarah Hyland)

Assez proche, dans l’esprit, de celle de Friends, cette fin en pente douce a cependant mêlé aux invariants de la sitcom les chambardements apparemment inhérents à la conclusion d’une comédie au long cours. Si la cohésion et la proximité de ce petit monde aura longtemps su résister aux désirs d’émancipation des uns et des autres (enfants qui entrent à l’université ou dans la vie active, parents qui quittent ou reprennent un emploi, etc.), tout s’est bousculé dans ce double épisode final. Claire et Phil se retrouvent sans enfants à charge, Haley emménageant avec Dylan, Alex partant en Suisse pour le travail (et, peut-être, l’amour), et Luke obtenant son admission dans l’université d’Oregon. Mitchell et Cameron déménagent dans le Missouri, ce dernier ayant décroché un poste qu’il convoitait d’entraîneur de football américain. Manny se prépare à effectuer un tour du monde avec son père biologique. Jay décide d’accompagner Gloria, avec Joe, lors d’un séjour estival en Colombie. Plutôt que de végéter, chacun se prépare à aller de l’avant. La tristesse de ne plus les imaginer si souvent réunis est ainsi contrebalancée par l’idée de les voir mener de nouveaux projets, livrer de nouveaux combats, connaître de nouvelles joies.

Point besoin de projections dans le futur (à la Parks and Recreation, Eastbound and Down, ou Veep), ni de révélations finales longtemps promises (à la How I Met Your Mother). Il suffit de rallumer la lumière d’un porche, de parcourir quelques cadres photos en guise de clin d’œil au bon vieux temps, et les larmes se mettent à couler toute seules. Tout en subtilité, la deuxième partie de cette conclusion s’est attachée à répondre à la première, qui montrait de brèves images de flashback issues du pilote de la série. « Ça va me manquer », observe Claire ; « À moi aussi », lui répond simplement Phil, sans que l’on ne sache plus trop si ce sont les personnages ou leurs interprètes qui s’expriment. « Vous allez nous manquer », pourrait-on ajouter, sans trop savoir si l’on se réfère à Modern Family ou au genre familial, fidèle et bienveillant qu’aura incarné à merveille cette série. Merci papa, merci papa.

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.

2 réponses à ““Modern Family”, une sitcom qui aura marqué son époque

  1. Bonjour,

    j’ai eu peur en lisant votre article. Je me suis demandé qu’est-ce que Doc Brown venait faire dans cette histoire! Vous auriez dû préciser que le co-créateur de la série est en fait un autre Christopher Lloyd… 😉

  2. Un article bien pondu, que cette série mérite tant..! Toutes ces tranches de franche rigolade…
    J’ai pris plaisir à vous lire Benjamin, merci !!
    Meilleurs vœux à tous !

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