La rédaction de la revue “Saison” nous parle de la fin des séries, thème choisi pour le numéro 2

Après un numéro inaugural au contenu assez hétéroclite, la revue Saison a choisi de s’articuler autour de thématiques centrales permettant de croiser histoire et actualité des séries télévisées. Le deuxième numéro de cette revue semestrielle porte sur la « fin des séries », à travers des cas d’étude comme Clair de Lune, Urgences, Ally McBeal, Rectify, Lost ou The Leftovers. En vue de prolonger la discussion autour de ce sujet passionnel, la rédaction de Saison a accepté de répondre à quelques questions.

Emmanuel Taïeb, vous employez dans votre éditorial les images du « sevrage » et du « shoot de drogue dure » pour décrire les sensations que peuvent nous procurer les séries télévisées (p. 10). Sont également convoqués dans ce deuxième numéro de Saison les termes « accro » (p. 111), « addiction » et « binge watching » (p. 114). Pour quelle raison avez-vous recours à cette rhétorique de la dépendance, déjà fréquemment employée par les médias français pour parler de séries télévisées ?

Cette idée d’une addiction aux séries revient fréquemment dans le numéro, comme dans les témoignages que chacun peut recueillir ou dont font état certains contributeurs. C’est à prendre au sérieux comme rapport aux récits, qui d’ailleurs en jouent depuis les romans-feuilletons de la fin du XIXe siècle que publiait la presse populaire. C’est le recours permanent au « à suivre » ou au cliffhanger, parfois sur des enjeux minuscules. Il arrive que la presse généraliste affirme que c’est le seul mode d’appropriation des séries, peut-être pour les délégitimer ou en faire un medium de niche, et pour ma part je le déplore. Il arrive aussi que la figure du fan soit absolument caricaturée, réduite à un consommateur hébété, un collectionneur compulsif ou un cosplayer du dimanche, même si ça peut exister. C’est en fait très lapidaire, tant la relation aux séries peut être complexe et réflexive. Analytique aussi, comme en témoignent l’essor des recherches académiques et des essais sur ce sujet. Donc, le rapport addictif ne résume pas tout et n’est pas exclusif.

Je crois que ce qui se joue avec les séries est vraiment un rapport au temps. Temps du visionnage, qui n’est pas qu’en binge watching, et temps de la narration, qui reste le même quel que soit la façon dont la série a été regardée. C’est un temps de l’accompagnement et de la familiarité, dont l’interruption peut être déstabilisante. Peut-être que l’écriture sur les séries est aussi une manière de le prolonger. Après, pour savoir si cet arrêt provoque un deuil impossible ou un pincement au cœur éphémère, je laisse Claire Cornillon vous répondre.

Claire Cornillon, vous rappelez dans votre article que le fait de se confronter à la fin d’une série est souvent assimilé à l’idée d’en « faire le deuil ». Vous évoquez également les « nombreux messages de fans [qui] invitaient à se soutenir les uns les autres » au moment du dénouement de Supernatural (p. 19). Au même titre que la notion d’addiction, celle du deuil n’exacerbe-t-elle pas notre rapport réel aux séries télévisées ? Quiconque a connu un deuil familial n’est-il pas en mesure de noter la différence en termes de répercussions sur son existence ?

Il me semble que l’expression « faire le deuil » est d’un autre ordre. Bien sûr, je ne mets pas sur le même plan la mort d’une personne et la fin d’une série. Ce que j’entends par là, c’est plutôt qu’il me paraît difficile de nier l’implication émotionnelle des publics. Comme toute œuvre d’art, une série peut nous bouleverser ou nous accompagner dans nos vies. Et l’inscription dans la temporalité du quotidien implique, lorsqu’elle se finit, un sentiment de perte ou plutôt de fin d’une époque. C’est pourquoi le rapport à la mémoire est si important.

Dans le cas de Supernatural, se superpose aussi à l’enjeu de la fin de la fiction celui des relations inter-personnelles réelles établies avec d’autres fans ou même avec l’équipe de production qui, si elles ne s’arrêtent pas avec la fin de la série, ne sont plus inscrites dans le même cadre après sa fin.

Vladimir Lifschutz, vous assimilez le changement de distribution et de cadre narratif de True Detective d’une saison à l’autre à une « reformulation de la série » (p. 44). Pourtant, la formule reste la même, non ? Ne faut-il pas plutôt considérer que seuls certains paramètres de ladite formule changent ? Cela expliquerait que, bien qu’elles puissent se regarder isolément, les trois saisons produites (pour l’heure) par HBO donnent l’impression d’appartenir à une seule et même série.

Comme évoqué dans l’article, la reformulation est proposée sous cette définition : « un changement irrémédiable qui amène une évolution de la formule, dans son cadre strict. » Il s’agit donc d’une modification des invariants de la série. Dans le cas de True Detective qui est une anthologie, je souhaitais souligner l’émergence de ces problématiques dans cette forme.

True Detective, saison 2 (HBO, 2015)

En choisissant de renouveler les personnages, le cadre formel voire esthétique à chaque saison, l’anthologie ouvre la porte à de nouveaux téléspectateurs qui peuvent rejoindre l’œuvre. Les différences entre chaque saison apparaissent aussi du point de vue structurel comme la double temporalité de la première saison qui n’est pas conservée dans la seconde. Chaque saison est donc, à mon sens, une reformulation de la précédente, soit une « évolution de la formule » qui conserve malgré tous des thématiques communes (aussi bien dans l’univers de la fiction que dans le type de protagonistes). La reformulation anthologique ne s’accompagne pas d’une continuité narrative entre chaque saison là où les reformulations des œuvres sérielles assurent une forme de continuité.

Chaque saison de True Detective peut être regardée indépendamment et effectivement, les saisons successives donnent l’impression d’appartenir à une seule et même série. Il me semble que la reformulation tend vers cet objectif. Pour prendre l’exemple de Homeland, il m’apparaît que le téléspectateur peut commencer par la première saison et regarder l’ensemble de la fiction. Un nouveau téléspectateur peut commencer le visionnage à partir de la quatrième saison sans être perdu pour autant. À la fin, les deux téléspectateurs auront eu une expérience de Homeland à la fois similaire et différente.

Emmanuel Taïeb, vous débutez votre texte sur Rectify en spécifiant que Daniel Holden n’a pas commis le meurtre qui lui a valu d’être emprisonné et condamné à mort (p. 57), avant de préciser qu’il s’agit de votre conviction personnelle (p. 60). Mais n’est-ce pas, justement, l’incertitude qui plane tout au long de la série sur la culpabilité ou l’innocence de Daniel qui rend la conclusion de la série si déchirante ? N’est-ce pas l’irréductibilité du doute qui nous habite (au même titre que tous les interlocuteurs à venir de Daniel) qui transcende l’emploi final du mot « rectify », dont vous relevez fort à propos qu’il acte « justement que rien ne pourra rectifier le passé » (p. 61) ?

Vous avez raison, Daniel Holden, l’anti-héros de la série, et sa famille, ont été définitivement abîmés par sa condamnation à mort. Le meurtre est commis, le mal est fait, et maintenant il faut tenter de vivre. C’est ce qu’explore directement la série. En posant que la sortie de prison de Daniel conduit les personnages à se réinventer et à s’amender. Tous vont descendre en eux-mêmes et certains vont connaître une épiphanie. Tawney découvre qu’elle n’aime plus son mari, Teddy (le mari en question) apaise sa colère et devient plus empathique, et l’affaire familiale est vendue dans la foulée pour que chacun puisse prendre un nouveau départ. Rectify est un condensé d’émotions brutes, avec des personnages littéralement jetés dans le monde. Elle s’inscrit dans la lignée du film Théorème de Pier Paolo Pasolini (1968), où la visite d’un étranger capable d’accueillir avec amour la souffrance des protagonistes les conduit à se remettre en cause violemment. Il faut dire à vos lecteurs à quel point Rectify est une série bouleversante et humaniste (elle est disponible sur MyCanal).

Rectify (SundanceTV, 2013-2016)

[ndlr : Attention, le paragraphe suivant contient des informations sur le dénouement de Rectify.]

C’est justement cet amour du showrunner Ray McKinnon pour ses personnages principaux, et quand même quelques indices, qui m’ont conduit à penser que Daniel était innocent. Je dis cette conviction avec prudence, dans une note discrète, parce que je n’entends pas disqualifier la perspective de sa culpabilité que d’autres ont pu avoir. Mais l’innocence de Daniel n’en rend que plus injustes sa condamnation, son séjour de près de vingt ans dans le couloir de la mort, le vol de sa jeunesse, et la dévastation de sa famille comme de celle de la victime qui se retrouve sans coupable avéré. Ça ne rectifie pas le passé, mais il devient un abîme encore plus vertigineux. Sans entrer dans trop de détails, nombre d’épisodes rappellent à quel point l’enquête a été bâclée, et le tout dernier épisode contient deux scènes qui mettent Daniel hors de cause explicitement : une information matérielle donnée au shérif sur le fait que le meurtrier présumé, un certain Chris, a été mordu à la main par la victime qu’il était en train de violer et qu’il a possiblement tuée pour ne pas qu’elle le dénonce. Mais cette blessure n’a jamais été vue car son père, un notable local, l’a fait échapper à toute poursuite. Encore avant dans l’épisode, on a des plans sur Chris très inquiet que l’enquête puisse recommencer et l’incriminer, tandis que la procureure annonce à la télévision son intention de disculper Daniel. C’est assez pour forger une opinion…

Gilles Vervisch, vous écrivez que Game of Thrones (2011-2019) a « inventé le spoiler » (p. 65), que le spin-off est un « genre de série […] plutôt récent » (p. 67), que le modèle du feuilleton a émergé sur Netflix en 2013 avec House of Cards (p. 68), que le soap date des « années 1970-1980 » (p. 69), que Dallas n’est « pas un soap » (p. 69), que Côte Ouest (1979-1993) est « l’un des premiers spin-off de l’histoire » (p. 70), que Xena, la guerrière (1995-2001) est « le seul spin-off qui ait vraiment marché » (p. 71), et que « le spin-off ne fonctionne que si la série-mère est un prétexte pour une nouvelle création » (p. 73). Ne peut-on relever, dans l’histoire des séries télévisées, l’existence de représentants plus anciens des différents genres, procédés et formats que vous évoquez ?

Pour ce qui est du « spoiler » autrement dit, le fait de révéler un élément de l’intrigue d’une série qui gâche la surprise, on peut bien sûr remonter aussi loin qu’on veut. En 1955, à la sortie du film Les Diaboliques, le réalisateur Henri-Georges Clouzot avait ainsi fait inscrire un avertissement dans le générique de fin : « Ne soyez pas diaboliques. Ne détruisez pas l’intérêt que pourraient prendre vos amis à ce film. Ne leur racontez pas ce que vous avez vu ». Autant dire : « ne spoilez pas le film ! » Parce que son intérêt repose essentiellement sur la surprise du twist final. De manière générale, si l’on regarde n’importe quelle série avec un minimum de suspens (ou plutôt, de surprise), on n’a pas envie de s’entendre révéler les épisodes qu’on n’a pas vus. Mais je continue à penser que c’est bien Game of Thrones qui a « institutionnalisé » le spoiler ; d’une part, avec son principe consistant à tuer les héros (alors qu’une série « classique » du type Mentalist ne peut pas continuer sans son protagoniste). D’autre part, avec le succès populaire de la série !

De la même manière, on pourrait faire remonter aux calendes grecques le spin-off – qui consiste en une série dérivée d’une autre à partir de l’un de ses éléments (en particulier en empruntant un personnage secondaire pour en faire le héros). L’Odyssée, centrée sur Ulysse (comme son nom l’indique) n’est-elle pas le spin-off de l’Iliade, centrée sur Achille ? Un peu plus sérieusement, dès le XIXe siècle, il y avait des spin-offs de feuilletons littéraires (je crois savoir que Le Comte de Monte-Cristo a connu cela). Sinon, beaucoup de spin-offs dans les années 1990, à commencer par toutes les séries dérivées d’Hélène et les garçons ; mais du coup, oui, on peut bien considérer Côte Ouest comme le premier spin-off digne de ce nom, pour la bonne raison que c’est même l’inverse qui s’est passé : le projet originel du créateur était Côte Ouest ; les producteurs lui ont demandé un programme plus « musclé » ; il a fait Dallas.

En bref, on peut toujours, en cherchant bien, trouver une série plus « originelle », plus « première », etc. J’ai surtout voulu identifier les séries qui n’avait pas forcément « inventé », mais popularisé le genre, procédé ou format dont je parle.

Saison. La revue des séries, n° 2, « La fin des séries », sous la direction d’Emmanuel Taïeb. Classiques Garnier. 120 pages, 15 €. ISBN : 978-2-406-12608-9.

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.