Passée par beaucoup de hauts et quelques bas, la série Mr. Robot s’est achevée le 22 décembre 2019 sur USA Network à l’occasion d’un double épisode événementiel. Celui-ci est venu mettre un point final à une saison de haute volée, qui restera assurément comme l’un des pics créatifs de la décennie 2010. Quand des auteurs aussi brillants et déterminés que Sam Esmail s’attaquent aux « puissants de ce monde qui jouent les bons dieux sans autorisation », cela ouvre un champ des possibles pour les artistes visionnaires de demain.
Attention ! Il est préférable d’avoir vu l’intégralité de Mr. Robot avant de lire ce billet.
Épisode 1.04, intitulé « eps1.3_da3m0ns.mp4 ». À court de morphine, Elliot se met à halluciner au point que l’on ne parvient plus à dissocier précisément la réalité du fantasme (déjà qu’en temps normal, ce n’était pas trop ça…). Il parle à son poisson noir, Qwerty, qui l’exhorte à placer son bocal devant la fenêtre pour rompre un tant soit peu sa routine. Une coupe, et Elliot se retrouve au restaurant avec Angela en train de tailler en pièces un poisson noir qui ressemble furieusement au pauvre Qwerty que l’on vient tout juste de quitter. La main d’Elliot révèle la présence d’une clé ; Angela croit voir une bague et accepte sans attendre sa prétendue demande en mariage, sous les applaudissements des clients attablés autour d’eux. Puis Elliot entre dans la salle d’arcade qui sert d’ordinaire de quartier général à fsociety. Il y retrouve, sous un portrait peint affichant un sourire extralarge digne du Joker, Angela, en robe de mariée, qui lui annonce d’un ton cryptique qu’il n’est pas Elliot mais… [perte de connexion]
C’était en juillet 2015, il y a plus de six ans. L’épisode n’était même signé Sam Esmail, mais Adam Penn (et réalisé par Nisha Ganatra, dont il s’agira de l’unique contribution à la série). Pourtant, tout était déjà là, prêt à nous être révélé… sans cette maudite perte de connexion qui survenait au pire moment. Dans l’épisode final de la série (cette fois-ci écrit et réalisé par Esmail en personne), ce dernier s’amuse à rejouer la scène de la salle d’arcade quasiment plan par plan (même si leur nombre diffère). Mais, cette fois-ci, on entend clairement Angela dire à Elliot – ou plutôt, à celui qu’on prenait pour Elliot depuis le tout début de la série – qu’il est en réalité le « Cerveau » (« The Mastermind »), soit l’une des personnalités qu’Elliot s’est composée et qui s’est imposée à lui jusqu’à prendre le contrôle des opérations. (Notons que la série se rapproche en cela de deux créations du câble américain qui gagneraient à être reconnues à leur juste valeur : United States of Tara, diffusée de 2009 à 2011 sur Showtime, et Wilfred, diffusée de 2011 à 2013 sur FX avant d’être reléguée sur FXX pour sa dernière saison.)
À l’instar de David Benioff & D. B. Weiss s’amusant à rejouer et à prolonger, dans l’épisode conclusif de Game of Thrones, une vision prémonitoire de Daenerys accédant au Trône de fer (« Valar Morghulis », 2.10), Esmail nous fait ainsi malicieusement comprendre qu’il suffisait d’ouvrir ses chakras pour réaliser que le fin mot de l’histoire était à portée de main, qu’il n’y avait qu’à tendre légèrement celle-ci pour y accéder. Rétrospectivement, cela peut paraître banal : un auteur ayant en tête le dernier chapitre de son récit au moment d’entreprendre la premier, la belle affaire… Les romanciers vous diront qu’une telle conception n’a rien de très exceptionnel. Cependant, faut-il le préciser, une série n’est pas un roman – particulièrement dans le cas de Mr. Robot, qui a connu des débuts étourdissants (d’ancrage social, de maîtrise technique, de pouvoir d’incarnation) avant de s’embourber dans une deuxième saison ayant tôt fait de transformer les prodiges en « trucs » aux ficelles trop apparentes.
Voir une telle série retomber sur ses pattes après s’être perdue en cours de route a ceci de jouissif que l’écriture sérielle n’est pas une ligne droite (même dans le cas de séries donnant l’impression de ne jamais devoir faillir, à l’instar des Sopranos ou de Breaking Bad). On rembourre, on colmate, on rafistole ; on tente de garder le cap, et on prie pour que tout cela se termine en apothéose. Apothéose : le mot correspond parfaitement à l’impression laissée par la conclusion de Mr. Robot. Le « Cerveau » et son sweat noir à capuche ont rejoint les dieux de l’Olympe, laissant (ré)apparaître aux yeux de Darlene – sa « constante » – le vrai visage d’Elliot. Fin (début ?) de l’histoire. Il n’empêche que certaines images restent en tête, lancinantes, vertigineuses, chargées d’émotion. C’est à cela que l’on reconnaît un chef-d’œuvre, quelle que soit la discipline. Avec le recul, et malgré ses trous d’air, il ne semble aujourd’hui pas excessif de stipuler que Mr. Robot fait bel et bien partie de cette catégorie.