La réouverture des salles, ou l’opportunité de dénigrer à nouveau les séries

Durant l’année qui vient de s’écouler, les cinéphiles ont dû prendre leur mal en patience en se contentant de regarder des films en DVD ou sur des plateformes de SVOD. Beaucoup se sont même mis aux séries, histoire de vérifier si l’intérêt qu’elles suscitent aujourd’hui en France était justifié. La réouverture des salles n’a toutefois pas tardé à réveiller un vieux réflexe de la critique cinématographique spécialisée : dénigrer les séries au prétexte qu’elles n’ont rien de neuf à dire.

Dans son éditorial de mai 2021, Marcos Uzal écrit que « tant de séries ou de films de plateforme nous donnent le sentiment d’une fausse nouveauté, qui n’est que de l’ancien plus ou moins bien maquillé, où ne se manifeste plus le risque d’un geste un peu neuf ou spontané [1] ». Le mois suivant, il postule que « l’offre des plateformes a bien moins donné les signes d’un bouleversement esthétique que d’un étrécissement, qualitatif autant que qualitatif [2] ». Il surenchérit à la page suivante en pointant du doigt la « bouillie audiovisuelle dont nous avons en grande partie été nourris ces derniers mois [3] ». Heureusement, le cinéma est de retour en salle pour libérer nos âmes confinées de la pauvreté artistique du monde audiovisuel covidé – tel est le message qu’entend faire passer le rédacteur en chef des Cahiers du cinéma.

Une vision aussi binaire et condescendante de l’actualité de ces derniers mois a de quoi faire sourire. Pour commencer, où donc se cache ce « grand » cinéma censé rétablir l’ordre pré-pandémique d’une supériorité du cinéma sur les « séries ou films de plateformes » (comme s’il fallait tout mettre dans le même panier, sans plus aucune distinction) ? On nous parle d’embouteillage, de pléthore de films qui attendent de trouver leur public, mais qu’ont-ils donc à nous proposer de stimulant ? Les deux premières semaines de « rentrée » ont suffi à nous renvoyer à la tiédeur d’un cinéma formaté qui n’a franchement rien d’emballant (si l’on se détache de toute « positive attitude » découlant de mois de restriction). Uzal le concède lui-même : « peu de grands films (le haut du panier attend son heure, de préférence cannoise) [4] ». Quant aux critiques du Masque et la plume, malgré tous leurs efforts pour donner le change, il leur est difficile de dissimuler leur désœuvrement face à une avalanche de films qui les laissent interdits. Mêmes des réalisatrices confirmées comme Chloé Zhao (Nomadland) et Céline Sciamma (Petite maman) déçoivent avec leur dernier long-métrage, si l’on en croit le nombre d’étoiles qui leur est attribué par la presse française [5].

En parlant successivement d’« offre des plateformes » et de « bouillie audiovisuelle », Uzal réduit en outre les séries à des « contenus » impersonnels de plateformes, comme si celles-ci constituaient leur unique lieu de production et de diffusion. Cela revient précisément à faire le jeu desdites plateformes en ignorant les créations purement télévisuelles. Tout en prônant un retour aux origines du « cinéma-institution [6] » – via la salle –, Uzal évacue de son discours le berceau des séries télévisées – la télévision. La technique est bien connue : comparer ce qui n’est pas comparable, en prenant soin de donner l’avantage au cinéma. Uzal a-t-il jeté un œil aux deuxièmes saisons d’Hippocrate (Canal+) et de La Guerre des mondes (Canal+ en coproduction avec Fox) ? S’est-il intéressé à Mare of Easttown (HBO) ou à l’injustement méconnue Black Monday (FX, saison 3) ? Même des plateformes de SVOD réservent parfois de jolies surprises, comme The Underground Railroad (Amazon Prime Video), sans oublier The Handmaid’s Tale (Hulu, saison 4) et Master of None (Netflix, saison 3).

Bien sûr, toutes ces séries ne sont pas des chefs-d’œuvre que l’on évoquera encore avec émotion dans une ou deux décennies. Mais elles insufflent de la vie à l’actualité de ces derniers mois et n’ont pas grand-chose à envier aux films que l’on peut actuellement voir en salle. À ce titre, elles méritent d’être distinguées de ce qu’Uzal qualifie (sans reculer devant les raccourcis) de « bouillie audiovisuelle ». Les séries sont comme les films : d’une grande diversité, souvent médiocres, parfois passables, à l’occasion mémorables. Le terrain gagné par les plateformes de SVOD pendant la période de confinements et de couvre-feu à répétition appelle à encore plus de discernement pour faire la part des choses entre le tout-venant et les œuvres artistiques qui se démarquent.

Voir une revue historique comme les Cahiers du cinéma intégrer des séries à son cahier critique pendant une (longue) période de vaches maigres, puis reprendre ses habitudes de dénigrement généralisé dès la réouverture des salles, voilà qui ne peut être qualifié que d’opportunisme. Cessera-t-on un jour de se référer au cinéma et aux séries en se focalisant d’un côté sur le haut du panier, de l’autre sur les pommes pourries ? Nulle rhétorique ne pourrait aussi facilement être retournée.


[1] UZAL Marcos, « En attendant l’imprévu », Cahiers du cinéma, n° 776, mai 2021, p. 5.

[2] UZAL Marcos, « L’embarras du choix », Cahiers du cinéma, n° 777, juin 2021, p. 5.

[3] UZAL Marcos, « Le cinéma en grand », op. cit., p. 6.

[4] Ibid.

[5] « Le conseil des dix », Cahiers du cinéma, n° 777, juin 2021, p. 98.

[6] GAUDREAULT André et MARION Philippe, La fin du cinéma ? Un média en crise à l’ère du numérique, Paris, Armand Colin, coll. « Cinéma/Arts visuels », 2013, p. 122.

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.