Entretien avec Emmanuel Taïeb, directeur de publication de “Saison. La revue des séries”

Dans un contexte de plus en plus numérique, le lancement d’une revue papier dédiée aux séries télévisées est toujours un événement. Lancée à un rythme semestriel par les éditions Classiques Garnier, Saison ambitionne de porter un regard érudit (sans être pompeux) sur les « séries nouvelles ». Dans le premier numéro, sont successivement abordées Le Bureau des légendes, Fauda, The Witcher, Watchmen, Penny Dreadful, The Knick et Columbo. Emmanuel Taïeb, le directeur de publication, nous en dit plus sur le cap et les ambitions de cette nouvelle revue.

Votre éditeur, Classiques Garnier, présente Saison comme « la première revue papier entièrement consacrée aux séries ». Il y a pourtant eu des précédents, non ? À moins que vous n’entendiez différemment la notion de « revue » ?

Sur un format qui n’est ni un magazine ni un périodique entièrement en ligne (comme TV/Series), à notre connaissance il n’y a que Saison ! Une partie du comité de rédaction a biberonné à Génération Séries, ou plus tard à SériesTV Mag, mais avait envie d’inventer un lieu qui serait moins dans l’actualité et davantage dans l’analyse. Un lieu qui nous semblait manquer dans le paysage éditorial français.

Les contributeurs sont aussi bien journalistes qu’universitaires, professionnels du secteur, monteurs, scénaristes, essayistes que romanciers, rassemblés autour d’une passion et d’un intérêt communs, y apportant leur expertise et leur plume. On prend le temps de décortiquer les séries pour précisément donner à voir ce qui ne se montre pas d’emblée : les choix formels, les enjeux d’une adaptation ou d’une reconstitution, la force politique d’une série, la nature des personnages et la philosophie qu’ils portent, ou la question de leur identité. On a même une psy qui à chaque numéro les fait passer sur le divan ! En commençant avec les héroïnes tourmentées de Desperate Housewives.

Vous concluez votre premier éditorial en exposant l’ambition de la revue : « prendre des nouvelles des séries ». Pourriez-vous en dire plus sur cette démarche, et sur la ligne éditoriale qui préside le choix des séries abordées ?

La « peak TV » est un phénomène artistique, esthétique et économique dont les effets sont très importants, et c’est ce que nous voulons ausculter. Il faut s’en tenir au plus près, car il dit quelque chose des mutations d’Hollywood, voire de sa crise, des mutations de l’écriture et de la forme sérielle, comme des modes de consommation. À l’instar de la télévision en son temps, les séries font partie d’une famille plus ou moins élargie, et il est normal de prendre de leurs nouvelles, comme on le fait pour des proches.

À Saison, nous avons décidé d’alterner des numéros thématiques et des numéros plus hétérogènes, pour tenir compte de la variété de la production et ne pas se focaliser sur des « niches ». Le propos vise le grand public qui a envie de découvrir ce que ses séries préférées contiennent, qu’elles soient récentes, anciennes ou qu’elles soient devenues des classiques, comme Columbo. Pour un lectorat jeune, il s’agit aussi de rappeler que le format sériel est antérieur à la naissance de HBO ou de Netflix ! Comme nous faisons l’hypothèse que les séries se répondent les unes les autres, et que leurs créateurs sont des gens cultivés, on ne peut pas comprendre les choix artistiques qu’ils font et les résultats qu’ils obtiennent, si on ne tient pas compte de ce qui a été fait avant.

Penny Dreaful (Showtime, 2014-2016)

La revue se décline aussi en un podcast mensuel, « Intersaison », qui se veut plus analytique que critique, et bientôt un site web dédié. La revue est encore jeune, donc nous verrons bien sûr à l’usage, mais je peux d’ores et déjà vous dire que le prochain numéro portera sur les difficultés à terminer une série et les enjeux du dernier épisode.

Vous écrivez que les publics de cinéma et de séries télévisées « sont les mêmes, passant d’un médium à l’autre, sans naturaliser la vision et la réception ». Il n’est pourtant pas rare d’entendre des cinéphiles rejeter les séries en bloc, et des sériephiles rejeter le cinéma tout aussi catégoriquement. Êtes-vous persuadé que ces deux publics se confondent ?

On a durci artificiellement l’opposition entre le public des séries et celui du cinéma, comme entre les supports d’ailleurs, alors même que l’écriture est bien « filmique » dans les deux cas, et que ces mondes sont désormais poreux. Il n’y a pas de différence de langage entre une série et un film. Donc, pas de raison d’exclure un medium ou un autre, ou de lancer des anathèmes. Ceux qui le font se privent de formes d’art centrales. À la fin des années 1990, les Cahiers du cinéma classaient des matches de foot ou Loft Story dans les meilleurs « films » de l’année. S’il y a des images animées et des émotions, ça suffit pour avoir du cinéma. Nombre de scénaristes et de showrunners de séries l’ont compris et viennent d’ailleurs originellement du cinéma, comme Éric Rochant, David Lynch, David Fincher ou Steven Soderbergh. Le premier numéro de Saison accueille ainsi un article qui met en regard la série de Soderbergh, The Knick, et les écrits du grand écrivain afro-américain W. E. B. Du Bois. Quant aux « natifs » dans l’univers des séries, on a vu qu’ils étaient les plus capables de les faire monter en puissance. Je pense ici à Damon Lindelof (The Leftovers, Watchmen), à Matthew Weiner, qui fait ses premières armes sur Les Soprano et lance ensuite son chef-d’œuvre, Mad Men, ou en France à un scénariste comme Eric Benzekri qui a mis tout son être dans l’écriture des trois saisons de Baron Noir.

On peut gratter sans fin la plaie pour relancer le débat de légitimité entre films et séries, mais on peut aussi se dire qu’il est clos. En France, le poids d’une cinéphilie un peu snob a longtemps empêché de reconnaître les séries à leur juste valeur, mais entre les festivals, comme Séries Mania, les émissions de radio et les publications, je crois que ce n’est plus le cas. Une partie du comité de rédaction de Saison est constituée de cinéphiles purs et durs, mais ils consomment aussi des séries, de la « haute culture » légitime, comme de la pop culture. C’est précisément parce qu’ils franchissent ces frontières artificielles que leur propos est riche, qu’il autorise la comparaison et la mobilisation d’œuvres relevant de genres très différents. Moi-même j’ai été longtemps abonné aux Cahiers du cinéma, séduit par la « politique des auteurs » et fasciné par les querelles érudites, par exemple entre hitchcocko-hawksiens et mac-mahoniens. Donc, pour certains, nous venons bien de là.

Le Bureau des légendes (Canal+, 2015-2020)

Mais il semble qu’aujourd’hui il est possible d’adresser de nouvelles questions aux séries. Pas seulement le point de savoir si « l’auteur » d’une série est son showrunner, ses producteurs exécutifs, ses scénaristes ou ses réalisateurs, mais interroger même la notion d’auteur, et ne pas être prisonniers des visions qui avaient été forgées pour le seul cinéma. Je vois passer en ce moment des écrits passionnants sur le temps propre des séries, leur capacité à restituer des processus, leur force démocratique et leur travail d’éducation des citoyens aux enjeux politiques, sociaux ou ethniques. Notre proximité avec les séries, et les ambitions fortes que portent désormais leurs « auteurs », autorisent à voir l’empowerment qu’elles entendent donner aux individus, aux femmes et aux minorités en général. Certaines séries, comme Orange Is the New Black, sont de véritables modes d’emploi de l’univers et du corps des femmes, et d’autres sont des lanceuses d’alerte face aux menaces contre l’environnement, la démocratie et les libertés publiques (Chernobyl, The Handmaid’s Tale, House of Cards). Cette lecture sociologique peut être conjuguée à une analyse esthétique ou sur la réflexivité que peuvent avoir les créateurs de séries quant à leur medium.

Vous faites la proposition suivante : « Et si, pour parler des séries, il fallait plutôt ne rien lester, ne rien opposer ? ». Faut-il y voir un refus de porter un regard critique sur les séries télévisées ? N’y a-t-il pas un danger, pour reprendre les mots de Jean-Philippe Tessé, à adouber les séries « en tant que telles et sans y regarder de plus près » (Cahiers du cinéma n° 761, p. 25), au prétexte de les légitimer ?

J’avais surtout en tête l’abandon nécessaire du surmoi cinéphilique qui empêcherait d’évoquer les séries, l’espèce de « charge symbolique » attachée aux films qui écraserait toute parole sur le « huitième art ». Il est clair que la critique française a longtemps ignoré les séries, en pensant que ce n’était que du divertissement de masse (La croisière s’amuse, Dallas, Madame est servie), du remplissage de grilles de programmes (Les Experts sur TF1), ou des séries de genre exclusivement pour une fanbase un peu geek (typiquement Star Trek), sans rien accorder de novateur ou d’imaginatif à cette forme, et sans voir que tout ce qui se développait là (les spin-offs, l’augmentation des budgets, l’élévation du niveau d’écriture, l’arrivée de transfuges d’Hollywood, le saisissement des séries par une nouvelle génération de scénaristes partout dans le monde) allait produire des effets sans précédent au début des années 2000. En France, Urgences, The X-Files et Twin Peaks ont suscité l’intérêt de la critique, mais ça retombait vite, et plein de séries inventives sont passées sous les radars ou étaient diffusées dans le désordre et à des horaires impossibles sur les chaînes françaises. C’était même de la « maltraitance » : À la Maison-Blanche, par exemple, passait sur France 2 en troisième partie de soirée et en version française. Rien de tout cela n’a aidé à la réception et l’acclimatation des séries, même s’il y avait heureusement des passeurs comme Serge Daney, et il a fallu que les cultural studies, les media studies et quelques essayistes de renom rappellent l’importance de ce support pour que la critique consente à s’y intéresser.

Saison veut essentiellement éviter cet écueil, et garder un regard accueillant et intuitif. Tout prendre sans exclusive, et voir ce qu’on peut en faire. La dimension critique n’y est pas absente pour autant. Elle préside déjà au choix de ce que nous retenons ou pas dans le continuum des séries. Nos contributeurs et contributrices ont des goûts affirmés, mais sans être pour autant des critiques professionnels. Ils se placent délibérément ailleurs.

Comme dans toute production audiovisuelle, il y a des chefs-d’œuvre et des navets complets, des travaux de commande et des récits relevant de la poésie la plus haute. L’analyse peut d’ailleurs faire son miel de ces formes distinctes, que la série soit réussie ou non, qu’on l’aime ou pas. Le premier numéro contient des articles critiques, par exemple sur Le Bureau des Légendes, par un spécialiste du renseignement qui montre que le service passe beaucoup de temps à gérer ses clandestins, mais sans rapporter beaucoup d’informations utiles. D’autres articles sont analytiques, et d’autres enfin sont des exercices d’admiration très informés, sur Watchmen, par exemple, ou Penny Dreadful. L’important est d’avoir une réflexion sur ce qu’une série enregistre, consciemment ou pas, de son époque, des sensibilités, des représentations et des imaginaires, des usages du format séries et surtout d’un certain état de l’inspiration.

Saison. La revue des séries, sous la direction d’Emmanuel Taïeb. Classiques Garnier. 133 pages, 15 €. ISBN : 978-2-406-11499-4.

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.