Entretien avec Pierre-Olivier Toulza, auteur de “Backstage. Scènes et coulisses des séries musicales”

La danse endiablée de la collection « Sérial » se poursuit avec un nouvel opus dédié aux séries télévisées musicales qui nous révèlent les coulisses du monde du spectacle. De Glee à Treme, d’Empire à Mozart in the Jungle, Pierre-Olivier Toulza revient aux racines du genre, confronte l’art et l’industrie et analyse la manière dont les séries musicales « de coulisses » dépeignent le travail et la détection du talent. Dans cet entretien, il nous expose sa démarche et les questions auxquelles il a cherché à répondre à travers son ouvrage.

Pourriez-vous présenter votre ouvrage en quelques mots ? Quelles sont les séries que vous y abordez ? Selon quelles perspectives et en suivant quelle problématique ?

Mon livre est une analyse du cycle de séries musicales produites aux États-Unis durant la dernière décennie. Je me suis intéressé aux séries qui, à travers les parcours de leurs personnages, décrivent les mondes du divertissement et détaillent les conditions de la création artistique, c’est-à-dire aussi bien aux séries qui mettent en scène des professionnels de la chanson et de la danse, comme Treme, Nashville ou Empire, qu’aux séries qui présentent de jeunes amateurs, comme Glee, High School Musical: The Musical: The Series ou The Get Down. J’ai fait le choix d’exclure les séries dans lesquelles la musique est essentielle mais ne joue aucun rôle dans la vie des personnages ou dans l’action (je pense à The Americans, une série que j’apprécie tout particulièrement), ou encore les séries dans lesquelles la musique vient ponctuer le récit, par exemple sous la forme de rêves des personnages, comme dans Crazy Ex-Girlfriend.

Je ne néglige pas l’étude des récits, mais j’ai choisi de me concentrer sur ce qui fait le sel de ces séries : les séquences chantées et dansées, qui constituent de véritables moments spectaculaires. Dans ce livre, j’étudie donc ces moments de choc et de surprise qui visent à retenir notre attention moins par une construction habile du récit, que par une interprétation chantée ou dansée saisissante. L’idée était donc de s’intéresser aux ressorts spectaculaires de ces séries, plutôt qu’à leurs rouages narratifs. Pour cela, il m’a fallu prendre en compte le rôle joué par d’autres médias et d’autres types de performances (dans les émissions de téléréalité musicale comme dans les spectacles de Broadway).

Vous citez David Simon qui, à propos de la série Treme qu’il a créée en 2010 avec Eric Overmyer, explique : « Si à un moment l’histoire s’arrête pour un morceau de musique, alors nous avons tout raté. » Comment interprétez-vous cette déclaration ? Rompt-elle avec la tradition du musical hollywoodien ?

Dans Treme comme dans tout le cycle de séries « de coulisses », la présence de la musique est toujours justifiée par le métier des personnages, leur talent, ou leur simple goût pour le chant, la pratique instrumentale ou la danse. Donc quand un personnage interprète une chanson sur scène ou lors d’une répétition, l’histoire ne s’arrête bien sûr pas ! Et bien souvent, dans Treme, l’histoire se déploie sur scène, quand Antoine Batiste joue avec ses amis, et aussi dans la salle, où se trouvent des personnages que nous connaissons, et qui sont d’ailleurs susceptibles de rejoindre les interprètes sur scène.

Treme (HBO, 2010-2013)

Ces séries mettent en scène la complexité des univers du divertissement, et ne présentent jamais la musique comme une activité coupée du quotidien des personnages. C’est d’ailleurs une conception qui est parfaitement en accord avec la grande tradition de la comédie musicale hollywoodienne. Je pense aux comédies musicales « de coulisses », bien sûr, comme Tous en scène !, par exemple, mais aussi à un film comme Chantons sous la pluie, dans lequel l’histoire ne s’arrête jamais (ou presque jamais) pour un morceau de musique.

La minisérie Flesh and Bone, diffusée sur Starz en 2015, met en scène une opposition entre deux ballerines interprétées par de véritables danseuses de ballet : Sarah Hay et Irina Dvorovenko. Selon vous, qu’apportent de telles aptitudes à la série ? Y gagne-t-elle en réalisme ?

Le long ballet qui termine la série est superbe précisément parce que les interprètes sont toutes des professionnelles. Plusieurs séries ont ainsi à cœur de nous proposer des interprétations effectuées par des artistes réputés dans leur domaine. C’est évidemment le cas des grands noms de la scène musicale de La Nouvelle-Orléans dans Treme, mais aussi de certaines interprètes de Glee ou de Smash, qui ont chanté sur les scènes de Broadway. Je pense que ces aptitudes apportent aux séquences musicales une forme d’authenticité absolument cruciale pour ces séries. Il y a aussi sans doute un effort pour représenter avec plus de réalisme les milieux professionnels de la danse et de la musique, dans ces séries, mais il me semble que cela passe plutôt par une grande attention portée au travail et aux efforts des interprètes, ainsi qu’aux mécanismes de la concurrence dans ces secteurs.

Un mot revient régulièrement dans votre ouvrage : paradoxe. À vous lire, il apparaît qu’une série comme Glee, par exemple, est emplie de contradictions et multiplie les doubles discours, entre cohésion et individualisme, inclusion et exclusion, spontanéité et formatage. Est-ce un cas particulier, ou bien cette remarque s’applique-t-elle à l’ensemble des séries musicales « de coulisses » ?

Glee me semble en effet pétrie de contradictions, en particulier dans sa représentation des minorités raciales et sexuelles, qui est véritablement au cœur des enjeux de la série. Durant les six années de diffusion par le réseau Fox, les débats n’ont pas manqué entre partisans et détracteurs de la série. Ainsi, la chorale se veut le refuge de tous les opprimés et de tous les parias du lycée, mais la « diva » noire qu’est la jeune Mercedes n’a guère d’occasions de briller, surtout dans les premières saisons… La représentation du handicap a aussi beaucoup heurté, parce que la série fait interpréter un personnage en fauteuil roulant par un comédien valide.

Glee (Fox, 2009-2015)

Au-delà de ces débats propres à Glee, les séries musicales mettent en scène une tension entre individualisme, désir d’un interprète de briller sur scène, et sens du collectif, sacrifices consentis pour le groupe. À mon sens, ces séries soulignent ainsi des tensions et des contradictions qui sont propres au Rêve américain, et que les présidences Obama ont vivement exacerbées.

Vous présentez de manière très précise les mécanismes de cession de droits musicaux, dont les tarifs peuvent s’avérer parfois exorbitants. Au sujet de Mad Men, vous revenez notamment sur la décision qui a consisté à dépenser pas moins de 250 000 $ pour obtenir les droits d’une chanson des Beatles. Les séries télévisées constituent-elles l’avenir (financier) de l’industrie musicale ?

Le montant déboursé pour « Tomorrow Never Knows » des Beatles dans un épisode de Mad Men est tout à fait exceptionnel ! Il est difficile de savoir si les séries télévisées seront l’avenir des industries musicales, mais il est certain qu’elles ont été, dans les vingt dernières années, absolument cruciales pour faire connaître de nouveaux artistes (je pense à une série comme The O.C., notamment). Et l’existence même des séries musicales récentes doit beaucoup aux accords entre producteurs de télévision et labels musicaux. Je pense aussi qu’on ne saurait exagérer l’importance stratégique, pour les professionnels de la musique enregistrée, du placement de chansons dans des séries à des fins promotionnelles, et des cessions de droits à la télévision. Lorsqu’une chanson est reprise par les jeunes chanteurs de Glee, par exemple, l’éditeur musical et le compositeur perçoivent des droits. Mais ils perçoivent également des revenus quand ce titre est acquis par un téléspectateur sur une plateforme d’achat de type iTunes, et aussi quand est acheté un album de la série qui inclut la chanson en question. Et lorsque l’on voit la présence massive de ces chansons et de ces albums dans les hit-parades des meilleures ventes, on comprend l’intérêt que portent ces professionnels aux séries musicales.

Backstage. Scènes et coulisses des séries musicales, de Pierre-Olivier Toulza. Presses universitaires François-Rabelais, coll. « Sérial ». 360 pages, 28 €. ISBN : 978-2-86906-769-1.

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.