Mise en ligne le 26 mars 2020, Unorthodox est la première (mini)série de Netflix parlée en yiddish. Tournée à Berlin, elle suit Esther Shapiro, jeune femme de 19 ans élevée dans une communauté juive ultra-orthodoxe de Williamsburg (Brooklyn). Un an après son mariage forcé avec Yakov Shapiro, elle apprend de la bouche de ce dernier qu’il a l’intention de divorcer. Esty s’enfuit alors à Berlin, où elle fait la connaissance d’un groupe de musiciens profitant de leur jeunesse. Ce qu’ignore toutefois l’exilée, c’est que son mari et son cousin Moishe sont à ses trousses.
Attention ! Il est préférable d’avoir vu les trois premiers épisodes d’Unorhodox avant de lire ce billet.
Esty est suivie, surveillée, traquée. Ses poursuivants (qui se réclament de sa « famille ») veulent la ramener à la maison, la remettre à sa place, la renvoyer dans sa niche, lui faire comprendre que sa nouvelle vie n’est qu’un mirage. Mais Esty s’en moque. Elle est possédée, oui, mais par la musique qui fait vibrer les murs de la boîte de nuit dans laquelle elle s’est immiscée comme une petite souris, au rythme des corps qui s’agitent autour d’elle et de son cœur qui tambourine à un rythme effréné (Illustr. 1). « You got something to say, say it to my face. You hit and run away ‘cause you ain’t got the balls to stay » scande Catnapp, artiste berlinoise d’adoption qui se produit sur scène, face à elle, en levant les bras en l’air sur une électro bouillante (Illustr. 2). Le réel se mêle à la fiction, si bien qu’il est difficile de ne pas croire au sentiment de liberté qui se diffuse progressivement en Esty dans ce monde noctambule aux antipodes de sa captivité williamsburgienne.
La mise en scène instaure un rapport frontal entre Esty et la DJ qui s’agite devant elle. La « fêtarde » aux cheveux courts (très tendance à Berlin) est filmée tantôt de dos, tantôt de face. La même règle formelle s’applique à Catnapp, qui apparaît à plusieurs reprises de dos face à la foule dansante. Quelques instants plus tôt, Esty, rejetant l’orthodoxie que d’aucuns voudraient lui imposer, avait déjà fendu la foule dansante dans la verticalité, filmée de dos (Illustr. 3).
Le plan renvoyait à celui qui l’avait montrée, en robe et sous-pull à col roulé, fendre la mer et s’autobaptiser en retirant son Sheitel et en plongeant la tête sous l’eau, deux épisodes plus tôt (1.01, Illustr. 4 et 5).
C’est toutefois de profil qu’on la retrouve face à Robert, séduisant musicien qu’elle a rencontré par hasard dans un café puis accompagné dans la boîte. Sur une impulsion, elle l’embrasse, avant de prendre conscience du virage qu’elle est en train d’emprunter (Illustr. 6). S’agit-il d’un adultère, sachant que son mari a lui-même demandé le divorce ? Elle qui n’a jamais eu son mot à dire sur le cours de sa propre vie, aura-t-elle la force d’assumer les conséquences d’un tel acte ?
Le silence s’est fait, mais voilà que remontent à la surface de sa conscience les psalmodies de Catnapp. Esty est sortie de la boîte (de sa boîte), mais elle a emmené la hargne et l’énergie émancipatrice de la DJ et chanteuse berlinoise avec elle. Cette fougue est désormais en elle ; même les plus dogmatiques des conservateurs ne pourront la lui arracher. Confirmation en est donnée par une alternance de plans entre des clubbeuses qui continuent de danser dans la boîte et Esty en « contrechamp », qui partage un moment d’intimité avec Robert (Illustr. 7 et 8).
La jeune femme hésite à aller plus loin, à retirer son chemisier, à commettre le « péché originel » de son existence loin de Williamsburg. Et puis, elle lâche tout, et finit par fusionner avec Robert (Illustr. 9). Coupe, écran noir, le ciel musical s’embrase (par un morceau qui s’intitule « Thunder », le « tonnerre ») et les crédits s’affichent en lettres blanches sur fond noir, statiques puis défilant de bas en haut (Illustr. 10). Après une parenthèse horizontale synonyme d’hésitation, de doute face au changement de cap radical que représente une liaison non prédéterminée, la vie d’Esty redevient verticale, signe qu’elle est prête à aller de l’avant et à tracer son sillon.
Ce générique de fin participe pleinement de l’appréciation de la trajectoire d’Esty – tant sur le plan du sens que des sens, forcément en alerte après un tel shoot visuel et musical. D’autant plus ridicule est la volonté de Netflix de vous pousser à enchaîner les épisodes comme les anneaux en dextrose des colliers de bonbons dont on se baffrait dans notre enfance. Les crédits (et la musique qui les accompagne) font partie intégrante de la conclusion électrisante de cet épisode, qui invite plus que jamais à méditer ce qui vient de se passer. Prenez le temps de l’apprécier, comme Esty prendra le temps d’apprécier sa première nuit dans les bras d’un homme qu’elle aime. Rien ne presse : la vraie Esther Shapiro a toute la vie devant elle.
Unorthodox. Le point de vue de La Ligne Claire https://blogs.letemps.ch/dominique-de-la-barre/unorthodox/
Merci pour le lien, cela permet de contextualiser cette analyse de séquence (où je n’ai fait que survoler les enjeux sociohistoriques de la série).