Sortir du guêpier ethnique

Lors d’un débat que nous avons organisé récemment à Berne au sujet des élections du 11 décembre prochain en Macédoine, l’opposant politique socio-démocrate Zoran Zaev a surpris la diaspora macédonienne établie en Suisse. L’étonnement fut double : d’abord de par le fait qu’un politicien issu de la composante slave majoritaire dans le pays vienne à la rencontre de la diaspora originaire de ce pays en Suisse, mais de langue et culture albanaise. Du jamais vu ! Cet événement fera date dans l’histoire des populations migrantes des Balkans en Suisse, qui demeurent encore de nos jours organisées et divisées le long de lignes rigides ethno-nationales. L’autre grande surprise réservée par Zaev fut son discours citoyen unificateur et de-essentialisant. Son appel visait précisément à faire sortir le pays et ses différentes composantes du guêpier ethnique, tout en œuvrant en faveur de sa diversité, du partage du pouvoir politique et d’une meilleure répartition des ressources entre toutes ses composantes sociolinguistiques, notamment vis-à-vis de la population albanaise, qui représente le deuxième groupe ethnique du pays.

Ce débat à Berne était indispensable, mais pas sans risque, à la fois pour nous, en tant qu’organisateurs, mais aussi pour les politiciens invités. En effet, même si le candidat au pouvoir Zaev visait aussi à élargir son électorat en le portant au-delà du groupe de la majorité ethnique, il a clairement indiqué être conscient des votes sanction qu’il subira en de la part de certains votants slaves-macédoniens, précisément en raison de son ouverture politique dépassant le cadre culturel spécifique. Il estime néanmoins ceci indispensable au renversement de la spirale de division ethno-nationale et religieuse qui émaille le pays. « Ce n’est qu’ainsi que l’on pourra focaliser le débat sur les vraies causes de la pauvreté, c’est-à-dire la criminalisation et la corruption de la sphère politique et la déliquescence de l’ordre juridique et démocratique » a-t-il affirmé.

En effet, la réaction n’a pas tardé : le parti politique au pouvoir – VMRO-DPMNE, qui se veut patriotique et dont les leaders sont soupçonnés d’avoir lourdement vilipendé les ressources du pays à des fins personnelles – n’a pas tardé à dénoncer la « traîtrise » de Zaev en Suisse, dénonçant son intention de vendre la cause nationale macédonienne aux Albanais et de vouloir morceler le pays (sic). En fait, compte tenu du passé historique conflictuel sur le plan des relations interethniques dans ce pays, la fibre identitaire continue à ce jour à prévaloir dans la vie politique, et en particulier lors des processus électoraux. En fait, l’ethnicité, accentuée ces dernières années par des marqueurs religieux, domine le paysage politique, économique, socioculturel et scientifique. Et c’est ce que vise précisément à briser l’opposant Zaev, en intégrant à ses listes électorales des candidats issus de la population albanaise et des différentes minorités ethniques. C’est un véritable effort de changement allant à l’encontre des logiques ethniques exclusives.

De manière générale, les populations et pays des Balkans demeurent profondément divisés par une ligne imaginaire ethnique, laquelle, soulignons-le, n’est pas dans l’ordre naturel des choses mais a été socialement et politiquement construite. C’est une idéologie de division qui s’est progressivement transformée en une donnée culturelle. Elle paralyse l’essence même de tout tissu de vie commune, y compris locale, et tout ce qui peut permettre de dépasser ou de contourner le cadre ethnique.

Les développements sociopolitiques des vingt-cinq dernières dans la région exhibent les symptômes cette maladie qui continue à ronger l’ensemble de la région des Balkans. Les accords politiques qui ont permis de « pacifier » cette région de l’Europe, à commencer par celui de Dayton en 1995, de Rambouillet en 1999 et d’Ohrid en 2001, ont contribué à geler, par des architectures institutionnelles complexes, des situations de conflits, mais sans vraiment les résoudre. Il s’agit un peu de situations de « No Man’s Land », car elles n’ont pas donné entièrement satisfaction aux visées politico-territoriales des entrepreneurs ethniques. Elles n’ont pas non plus offert de réelles perspectives de voir aboutir des réformes de fond qui permettraient de comprendre ce qui s’est passé, d’établir les responsabilités politiques dans ces drames collectifs, et ainsi d’amorcer un dépassement des prisons de longue durée que sont devenues les identités ethniques cloisonnées.

Le problème réside aussi dans le fait que sans stabilité politique, il ne peut y avoir de perspectives économiques dans ces pays. Cette vulnérabilité génère une trop forte dépendance envers l’extérieur, ce qui déresponsabilise les décideurs locaux. Cette précarité fournit de plus un terreau favorable aux démagogues ethno-nationalistes (lire mafieux), qui sont souvent d’anciens seigneurs de guerre convertis. Ces derniers n’ont aucun intérêt à voir le pays se moderniser d’un point de vue juridique et politique, ni à permettre à la société civile de se doter de vrais pouvoirs. C’est un peu comme le serpent qui se mord la queue.

Ainsi, l’élection éventuelle de Zoran Zaev le 11 décembre prochain en Macédoine pourrait constituer un changement de paradigme dans les sociétés des Balkans, cette fois-ci de l’intérieur. Ce serait non seulement un changement de leadership, mais aussi le début d’un processus de construction de sociétés portant le citoyen en son centre, tout en reconnaissant et valorisant les réalités ethnolinguistiques plurielles. Toutefois, il est peu vraisemblable que ce changement ne puisse véritablement éclore sans un appui européen digne de ce nom. Espérons que le « Processus de Berlin » destiné aux pays des Balkans, amorcé par Angela Merkel, servira de catalyseur aux forces réformatrices.

Bashkim Iseni

Bashkim Iseni est délégué à l'intégration de la Ville de Lausanne. Au bénéfice d’une thèse ès sciences politiques de l’Université de Lausanne.

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