Multilatéralisme et Covid-19 : dépasser les injonctions creuses

Fin avril, la communauté internationale fêtait la journée du multilatéralisme et de la diplomatie. À cette occasion, l’Office des Nations unies à Genève mettait sur pied un échange virtuel entre des dirigeants de plusieurs organisations internationales et des étudiants. Le thème : « le Multilatéralisme à l’heure du Covid-19 ». À la tribune, toujours le même refrain : des solutions globales pour des problèmes globaux. Changement climatique, migration, terrorisme transnational, santé publique … Les défis de demain ne connaissent pas de frontières. Les États doivent coopérer davantage pour y faire face.

Difficile de ne pas être d’accord. Cela tient presque du bon sens. Le problème, c’est que la formule a tellement été répétée à l’envi ces dernières années qu’elle en a perdu sa substance et son potentiel de mobilisation. Elle est maintenant presque devenue incantatoire. À vrai dire, ce mantra reflète un biais encore profondément ancré dans la pensée onusienne, qui suppose que le multilatéralisme est le registre d’action par défaut des relations internationales. Que face à des problèmes globaux, les États adopteront naturellement une attitude coopérative. Il suffit donc de canaliser ces impulsions à travers des institutions et des structures appropriées.

La pandémie de Covid-19 – de nature essentiellement globale – est venue nous rappeler avec force que ce n’est pas le cas. Même dans un domaine au premier abord aussi « technique » que la santé publique et malgré une architecture multilatérale plutôt bien en place, la coopération a été délaissée au profit de réponses unilatérales et désordonnées.

Nous sommes aujourd’hui à un tournant de la lutte contre le Covid-19. La recherche et le développement d’un vaccin ne sont que les premières étapes de ce qui doit être un effort global pour construire une immunisation collective des populations. Ces dernières semaines ont vu apparaître des signes encourageants en matière de coopération internationale. Il s’agit maintenant de passer à la vitesse supérieure. Le multilatéralisme a perdu la première manche contre la pandémie. Pour qu’il remporte la seconde, il faut dépasser la rhétorique et donner aux États des opportunités pour collaborer concrètement. 

Une « communauté » internationale en ordre dispersé

Replongeons-nous un instant dans les premières semaines de la pandémie. La plupart des systèmes de santé nationaux ne semblent clairement pas aptes à faire face au Covid-19. L’architecture multilatérale en matière de santé publique est, par contre, plutôt bien en place. En son cœur, l’OMS. L’organisation a déjà navigué plusieurs crises sanitaires d’envergure internationale. Au fil des années, elle a développé une expertise largement reconnue et une réelle légitimité. Malgré ses limitations, elle semble bien outillée pour alerter, conseiller et coordonner ses États membres. Au niveau intergouvernemental, des groupes comme le G7 ou le G20 ont pour vocation première d’améliorer la coordination entre États. Le G20, tout particulièrement, a prouvé son efficacité en matière de gestion de crise pendant la crise financière de 2008 ; les chefs d’État s’étaient alors réunis pour la première fois en personne pour harmoniser un ensemble de décisions ambitieuses en matière de politique monétaire et budgétaire. En appui, il y a aussi un florilège de partenariats public-privé, comme le GAVI ou le CEPI, qui servent de plateformes pour lever des fonds, concentrer les ressources scientifiques et piloter la recherche et le développement de vaccins.

Ce panorama rapide montre qu’il existait bel et bien une architecture multilatérale cohérente en matière de santé publique à l’échelle internationale avant le déclenchement de la pandémie. Celle-ci était bien évidemment imparfaite à maints égards. Ses différentes composantes n’étaient par exemple que trop peu intégrées pour pouvoir fonctionner de manière complémentaire en situation de crise. Mais les pièces du puzzle étaient en place. À en croire le postulat onusien, ces conditions-cadres auraient dû être suffisantes pour favoriser une réponse harmonisée de la communauté internationale.   

La propagation du virus a pourtant entraîné l’effet contraire. Les réactions de repli ont essaimé de par le monde. Fermeture des frontières, contrôle des exportations, ruée sur le matériel médical et rhétorique xénophobe ont pris la place de ce qui aurait pu être une réponse synchronisée. L’OMS, qui devait être au cœur de la réponse internationale, s’est au contraire retrouvée sous le feu des critiques. On lui a reproché sa complaisance avec la Chine, son manque de réactivité et sa politisation. Parallèlement, les réunions du G7 et du G20 ont accouché de communiqués sans ambition, traduisant les priorités avant tout domestiques des chefs d’Etat. En toile de fond, l’isolement des États-Unis a créé un gouffre de leadership béant dans laquelle la Chine s’est immédiatement engouffrée, accentuant les pressions centrifuges générées par la rivalité entre les deux grandes puissances. Le constat est clair ; dans l’affrontement initial contre le Covid-19, les États se sont révélés incapables de coordonner leur réponse et ont avancé en ordre dispersé.  

Après cet échec initial, la lutte contre la pandémie est maintenant passée à la phase suivante. Alors que certains États lèvent progressivement leur confinement, l’heure est à la recherche et au développement d’un vaccin. Cet enjeu était au cœur des délibérations de l’Assemblée mondiale de la Santé (AMS), qui a récemment eu lieu à Genève. Au final, les États membres ont accepté à l’unanimité un projet de résolution de l’Union européenne (UE) et d’une vingtaine d’autres co-sponsors établissant l’accès à un vaccin comme un « bien commun global » dans la lutte contre le virus. La résolution comprend aussi la conduite d’une évaluation « impartiale, indépendante et complète » de la réponse internationale coordonnée par l’OMS. Celle-ci doit avoir lieu dès que les circonstances le permettent.

Créer des configurations propices à la coopération

On s’est beaucoup interrogé sur l’état de santé du multilatéralisme récemment ; est-il en crise ou alors en transformation ? Sûrement les deux à la fois. Le débat est certes intéressant, mais ne doit pas nous distraire d’un constat implacable ; confrontés à une crise globale, les États se sont montrés incapables de former un front commun. À l’aune des défis mondiaux de demain, c’est de très mauvais augure. Les beaux slogans ne suffisent pas ; pour que les États coopèrent, il faut créer des configurations dans lesquelles ceux-ci ont un intérêt commun et concret à joindre leurs efforts. Cela implique un vrai changement de paradigme au niveau conceptuel, et aussi accepter dans un premier temps un multilatéralisme sectoriel, moins ambitieux et plus pragmatique, qui donne lieu à des résultats tangibles. Le développement d’un vaccin semble être un terrain propice pour ce genre d’approche. 

La course à l’immunisation qui s’annonce est en effet une occasion en or pour le multilatéralisme, justement parce qu’elle s’accompagne d’opportunités concrètes de coopération : constitution d’un pool de brevets à l’OMS, mise en commun des ressources scientifiques et financières, travail en open source … Les prétextes à une collaboration technique renforcée sont nombreux. Il en va de la santé publique internationale, mais également de l’intérêt étroit de chaque État ; dans un monde globalisé, la persistance de foyers épidémiques dans certaines régions du monde entraîne de facto un risque pour tous. L’OMS doit également prendre ses responsabilités en matière de distribution, de priorisation et de coordination. Comme le rappelle au Temps Marie-Paule Kieny, une ancienne de l’organisation, l’OMS avait admirablement joué ce rôle lors de l’épidémie de H1N1 de 2009, distribuant 88 millions de doses de vaccins dans plus de 80 pays.

Il ne faut pas contre pas oublier que les obstacles qui ont paralysé l’action internationale au début de la crise existent toujours. Le risque est maintenant que certains Etats tentent de sécuriser un accès privilégié pour leur population ou refuse de participer aux efforts de recherche. Les États-Unis, par exemple, semblent vouloir faire cavalier seul. Leur absence à une conférence des donateurs organisée début mai par l’UE – qui a permis de lever 7,4 milliards d’euros pour financer la recherche et le développement d’un vaccin – a été très remarquée. Similairement, le président Trump n’a pas fait mystère de sa volonté de négocier des contrats d’exclusivité avec certaines entreprises pharmaceutiques. Il est également très hostile à tout vaccin d’origine chinoise.

Une fenêtre d’opportunité post-crise

Le monde post-covid n’a pas encore pris forme. La seule chose qui est certaine, c’est qu’il sera très différent de celui avec lequel nous sommes familiers. Historiquement, les périodes qui ont succédé aux grandes crises se sont aussi révélées propices à l’extension de la coopération internationale. La Société des Nations a succédé aux horreurs de la Première Guerre mondiale. Malgré son destin funeste, elle a contribué à poser les fondements nécessaires à la création des Nations unies, qui sont, elles, nées des cendres de la Seconde. Même si elle sera turbulente, la fin de la crise actuelle ouvrira sans doute une fenêtre d’opportunité équivalente pour renforcer notre architecture multilatérale. La santé publique pourrait ainsi se révéler être le laboratoire d’un multilatéralisme d’un genre nouveau, dont les premiers contours se dessinent sous nos yeux.