La commission de l’environnement du conseil national s’apprête à discuter le rattachement du marché du carbone suisse à son homologue européen. Quels sont les enjeux ?
Marché du carbone, comment ça fonctionne ?
Sous le nom un peu intimidant de Système d’échange de quotas d’émission (SEQE), se cache un principe somme toute assez simple.
La monnaie de ce marché un peu particulier est le « quota carbone ». Un quota correspond à l’autorisation d’émettre une tonne de CO2.[1] Dans un premier temps les autorités décident combien de tonnes de CO2 peuvent être émises au total (le plafond), puis le nombre de quotas correspondant est ensuite distribué, ou parfois vendu aux enchères, aux entreprises qui participent à ce marché.
Chaque entreprise possède donc un certain nombre de quotas d’émission pour l’année. Leurs émissions de CO2 réelles durant cette même année ne doivent pas dépasser le nombre de quotas qui est en leur possession. Les entreprises qui parviennent à émettre moins que le nombre de quotas qu’elles ont reçu peuvent garder les quotas excédentaires pour l’année suivante ou les revendre sur le marché. Les entreprises qui qui émettent plus que le nombre de quotas qu’elles possèdent ont l’obligation d’acheter des quotas supplémentaires sur le marché.
Chaque année, le plafond (donc la quantité de CO2 totale qui peut être émise) est abaissé d’environ 2% afin de stimuler des mesures concrètes de réduction des émissions.
En Suisse, les entreprises fortement émettrices sont tenues de participer à ce marché. Il concerne 54 grandes installations industrielles dans des secteurs tels que le ciment, l’acier, la chimie, la pharmaceutique, le chauffage à distance, etc. Cela représente en tout environ 11% des émissions du pays.
Le marché de l’Union Européenne est beaucoup plus grand et rassemble plus de 11’000 entreprises représentant environ 45% des émissions de gaz à effet de serre de l’Union.
Motivation économique, pas environnementale
Autant le dire tout de suite, l’intérêt de ce couplage est économique, pas vraiment environnemental. Le message du Conseil Fédéral à ce sujet n’en fait d’ailleurs aucun mystère. Il note que la Suisse souhaite coupler son marché du carbone à celui de l’UE : « pour permettre aux entreprises suisses d’accéder au marché européen, plus liquide et plus transparent, et de profiter à long terme de coûts marginaux plus bas pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre ».
L’avantage d’un marché de ce type, lorsqu’il fonctionne, est que les réductions d’émissions réelles ont lieu en priorité là où elles sont le moins chères. Pour certaines entreprises, il sera en effet moins cher de modifier ou moderniser leurs installations que d’acheter des quotas supplémentaires. Elles pourront en plus amortir en partie leurs investissements en vendant leurs quotas excédentaires aux entreprises qui n’ont pas la possibilité de réduire leurs émissions facilement.
Le problème de la Suisse est que le marché est très petit (avec seulement 54 entreprises) et n’est donc pas très fluide. Les prix sont aussi beaucoup plus volatiles dans un petit marché comme celui-ci. D’autre part, l’UE possède une plus grande variété d’entreprises, dont certaines peuvent réduire leurs émissions plus facilement et le prix de la tonne de CO2 restera donc sans doute plus bas à moyen terme.
Coupler le marché Suisse et le marché européen permettrait donc avant tout aux entreprises Suisse d’accéder à un marché plus grand, de bénéficier des mêmes conditions de concurrence que les entreprises européennes et de bénéficier de prix plus bas.
Aspect positif, cela permettrait également d’inclure les émissions issues de l’aviation dans ce marché (vols internes à l’Europe uniquement).
Prix trop bas, manque de contrôle
Seulement voilà, il n’est pas impossible qu’à moyen terme ce couplage rende en fait plus difficile pour la Suisse de respecter ses propres engagements de réduction des émissions.
Premièrement, le système européen d’échange de quotas d’émission ne s’est pas montré très efficace dans les années passées. En cause, l’attribution d’un trop grand nombre de quotas qui a fait chuter le prix de la tonne de CO2 à zéro en 2007, et qui l’a maintenu extrêmement bas depuis 2009, limitant ainsi l’incitation à réduire les émissions.
Or le marché européen étant près de 400 fois plus grand que le marché suisse en termes de volumes d’émissions échangés, c’est bien dans les fait l’UE et non la Suisse qui fixera le prix de la tonne du carbone. La Suisse remet donc complétement l’efficacité de son propre marché entre les mains d’un partenaire qui n’a jusqu’ici pas vraiment fait ses preuves. Selon les autorités européennes, la création annoncée d’un mécanisme de stabilisation du marché devrait toutefois permettre d’améliorer la situation à l’avenir.
Réductions en Suisse ou à l’étranger ?
Mais le couplage touche également la question sensible de la localisation des réductions d’émissions.
Un cas de figure plausible est que, en raison d’un prix de réduction des émissions plus bas dans l’Union Européenne, la plupart des 54 entreprises suisses soumises au SEQE cessent d’investir dans des technologies de réduction des émissions et achètent des quotas européens à la place (c’est bien là l’intérêt avoué du couplage, voir ci-dessus).
Si à la fin de l’année l’ensemble des échanges se traduit par un achat net, par la Suisse, de quotas en provenance de l’UE, cela correspond à des réductions d’émission qui ont été effectuée hors du territoire helvétique, mais que la Suisse peut néanmoins déduire de son bilan CO2. Les émissions qui dépassent le plafond fixé par la Suisse pour ses entreprises sont en effet « neutralisées » par l’achat de quotas et n’entrent donc pas dans l’inventaire officiel des émissions du pays.
Or, la loi sur le CO2 actuelle, qui couvre la période allant jusqu’en 2020, fixe comme objectif une réduction des émissions nationales de -20% par rapport à 1990, exclusivement sur le territoire suisse. Dans un cas tel que celui décrit ci-dessus, les réductions apportées par le marché du carbone ne pourront donc, en théorie, pas entrer légalement dans le calcul. En couplant son marché à celui de l’UE, la Suisse pourrait donc bien se priver d’un outil potentiellement utile pour réduire les émissions sur son propre territoire.
Cela, associé à un prix trop bas, inciterait les entreprises suisses à cesser d’investir dans des technologies moins émettrices de CO2 et les rendrait donc moins compétitives lorsque l’ère du carbone cher arrivera.
Pour la période après 2020, la révision de la loi sur le CO2 prévoit plus de flexibilité et permettra sans doute de réaliser une partie de l’objectif (jusqu’à 40% de l’objectif dans la version actuelle) par l’achat de certificats à l’étranger. Néanmoins, il s’agira de s’assurer que les achats de quotas européens sur ce marché du carbone commun tombent bien dans cette catégorie et ne soient pas comptabilisés comme des réductions d’émissions nationales.
Besoin de garanties
Les parlementaires qui s’apprêtent à débattre de l’accord de couplage avec l’UE devraient donc préalablement exiger un certain nombre de garanties avant de le ratifier. Premièrement, la garantie que le prix de la tonne de CO2 ne descendra pas en-dessous d’un certain niveau, par exemple en intégrant à l’accord un prix plancher. Deuxièmement, la garantie qu’un achat net de quotas européens sera bien comptabilisé comme réduction d’émissions à l’étranger et non comme réduction nationale selon les termes de la loi sur le CO2.
[1] Parfois, comme sur le marché européen, il s’agit en fait d’une tonne d’« équivalent CO2 ». C’est-à-dire soit une tonne de CO2, soit une quantité moindre d’autres gaz à effet de serre ayant un effet plus important sur le climat (p.ex. le protoxyde d’azote ou les gaz fluorés).
Au vu de la propension de la Suisse à externaliser la pollution des biens qu’elle consomme, ne serait-il pas judicieux d’admettre l’accès au marché européen ou international, mais pour ce qui concerne précisément les biens importés?
Etant a priori opposé au système de la taxe carbone que je perçois comme le système des indulgences d’antan, votre article sur la pollution que la Suisse occasionne à l’étranger m’incite à un brin de flexibilité, mais alors ciblée (pour qu’elle limite le degré d’hypocrisie!).