Avoir de l’espoir en 2022: une impertinence ?

2022. Le Covid fait place à la guerre en Ukraine et, toujours, la crise climatique subsiste en toile de fond. Peut-on encore oser se projeter dans l’avenir, faire preuve d’optimisme, être heureux ? Peut-on encore exiger de “déjeuner en paix”, comme dans la célèbre chanson de Stephan Eicher ? Ou est-ce faire preuve d’impertinence, voire de déni ?

Je me suis en effet demandé ces derniers temps si j’étais dans le déni. Certes, je me sens impuissante pour ce qui se passe au niveau social et géopolitique, j’ai de l’empathie et de la compassion pour les millions de personnes qui vivent actuellement dans la peur et qui subissent la guerre. Malgré cela, je reste optimiste, j’ai envie de faire des projets d’avenir, je ne me sens pas gouvernée par la peur ou la méfiance vis-à-vis des autorités. Alors je m’interroge. Suis-je inconsciente ? Ou ai-je l’habitude d’être au plus proche de mes angoisses, ce qui me permet de gérer les événements actuels avec plus de recul ?

Comment concilier sa trajectoire individuelle, personnelle, et la trajectoire plus globale d’un groupe social donné ?

Je vois dans ces questionnements une tension entre l’accent mis sur la collectivité d’une part et l’accent mis sur l’individu d’autre part – dans une conception où l’individualisme n’est pas synonyme d’égoïsme ou de refus de l’autorité. Comment concilier sa trajectoire individuelle, personnelle, et la trajectoire plus globale du groupe social  ?

En effet, que ce soit à travers le vécu de la pandémie du Covid, à travers la guerre actuelle que subit l’Ukraine ou à travers la crise climatique/environnementale, la question est de savoir dans quelle mesure nous sommes prêts à sacrifier une part de notre individualisme au profit de la collectivité.

Dans moins de trois mois, je mettrai au monde mon premier enfant. Cela me pousse probablement à privilégier, en cette période précise, un regard tourné vers moi et vers mon monde interne, qui s’attelle à créer une nouvelle vie. Ceci explique peut-être pourquoi je ne suis pas gagnée par l’angoisse ou le désespoir face à la situation sociale, économique et écologique globale dans le monde.

Et vous ? Comment conciliez-vous ces deux pôles ?

Un paradoxe contemporain: exister à l’ère de l’indifférenciation

Des toilettes non genrées [1], le mouvement Body positive [2], des quotas stricts hommes/femmes et blancs/noirs: qu’ont ces différents éléments en commun ? Une tendance inclusive qui tend parfois à l’indifférenciation. En effet, à force de vouloir tout mettre sur un pied d’égalité, dans un mouvement d’horizontalité, on abolit parfois des différences qui sont pourtant précieuses et essentielles. Car marquer des différences ne signifie pas les hiérarchiser ! Le problème, selon moi, n’est donc pas qu’il existe des différences de genre, d’ethnie, d’orientation sexuelle, d’opinions politiques,… mais que ces différences soient prises dans un système de valeurs et hiérarchisées les unes par rapport aux autres. Or, au lieu d’abolir ce système de valeurs, on tend à abolir les différences même !

En parallèle, il y a cette volonté de plus en plus fréquente de tout normaliser ou presque, comme si pour accepter un phénomène, il fallait le considérer comme étant normal (dans le sens statistique du terme). Pour exemples: la transsexualité, l’obésité, la maladie mentale, et même l’acné ! [3]. Je n’ai pas besoin que ces phénomènes/identités/éléments soient considérés comme normaux, au sens où ils seraient aussi fréquents et habituels que d’autres, pour pouvoir les accepter !

Il y a de grandes contradictions qui émergent d’une confusion de ces différents éléments. En effet, pourquoi instaurer des quotas en politique si les femmes et les hommes (ou les blancs et les noirs) ne sont pas différents ? Le quota désigne un pourcentage, un contingent, un nombre déterminé dans un ensemble (Dictionnaire Larousse). Afin de pouvoir déterminer une partie dans un tout, il faut bien qu’il y ait des différences qui nous permettent de distinguer ces diverses parties. Si on considère qu’hommes et femmes sont identiques puisqu’il n’y aurait pas de genre, le principe du quota perd ainsi tout son sens…

Nous vivons dans un contexte social d’« indifférenciation grandissante », sous-tendu par un mouvement inverse qui tend à ériger chaque particularité au rang de norme

En 2011 déjà, des psychologues et anthropologues (dont David Le Breton) évoquaient un contexte social d’« indifférenciation grandissante » [4]. Ce contexte nous mènerait à surinvestir des marques corporelles (comme les tatouages, les piercings, voire les scarifications) pour sauvegarder notre narcissisme. A ce propos, le dernier roman d’Hervé Le Tellier, L’Anomalie (que j’ai dans un premier temps écrit L’Anormalie sans faire exprès ;-)) évoque d’une façon indirecte cette tension entre Soi et Autre, entre même et différent.

Nous avons besoin de nous sentir uniques et distincts des autres pour exister, tout en faisant partie d’un tout, d’une communauté de semblables. C’est ce délicat équilibre qui se construit notamment durant la période de l’adolescence, et qui est remanié à différents moments de l’existence. Si nous continuons à lisser toute différence, comment pouvons-nous continuer à exister ? Comment définir notre identité propre ? Certains tendent ainsi vers des positions extrêmes (exclusion, rejet, ultranationalisme,…) en réponse à ce qu’ils perçoivent comme une menace d’indifférenciation…


[1] Toilettes non-genrées

[2] Body positive

[3] Normaliser l’acné

[4] Le Breton, D. (2011). La peau entre signature et biffure: du tatouage et du piercing aux scarifications. Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 57(2), 79-92.

Le libre-arbitre est-il une illusion ?

Cette réflexion m’est dernièrement apparue suite à un événement précis, mais il s’agit d’un questionnement philosophique qui m’a toujours intriguée.

Il y a quelques semaines, 19 heures, à la gare de Lausanne. Un groupe de jeunes gens dynamiques, œuvrant pour une marque dont je ne me souviens pas le nom, alpaguent les voyageurs pour leur offrir une glace. Les passants tendent la main, s’emparent du trésor gratuit dont on leur fait cadeau, déchirent l’emballage et consomment le produit. C’est machinal, presque automatique. La plupart des gens semble simplement agréablement surpris d’obtenir quelque chose de gratuit.

« Tous ces gens ont-ils réellement envie de cette glace, ce jour-là, à 19 heures ? Si cette distribution gratuite n’avait pas eu lieu, seraient-ils allés acheter cette glace ? Il y a fort à parier que non » 

Et là je me demande : tous ces gens ont-ils réellement envie de cette glace, ce jour-là, à 19 heures ? Si cette distribution gratuite n’avait pas eu lieu, seraient-ils allés acheter cette glace ? Il y a fort à parier que non. Mais la gratuité est alléchante, peu importe le désir ou le besoin immédiat que chacun éprouve. Dans quelle mesure ce processus se met-il en place dans d’autres situations ? Est-ce que nous sommes prêts à consommer tout et n’importe quoi du moment que nous n’avons rien à débourser ? Est-ce que nos choix peuvent être entièrement autodéterminés ? Sont-ils nécessairement emprunts d’une influence externe, que celle-ci soit sociétale ou culturelle ? Dans quelle mesure pouvons-nous faire abstraction de ces influences externes lorsque nous faisons des choix ? C’est donc la question de notre liberté et de notre agentivité qui est en jeu.

Quel est votre avis sur la question ? Avez-vous vécu des expériences qui vous permettent d’affirmer que nous avons un libre-arbitre ? Ou au contraire, penchez-vous plutôt pour l’option du déterminisme (cérébral, biologique,…) ?

Comment concilier intimité et convictions féministes ?

Vous êtes-vous déjà demandé comment vous pouviez concilier vos valeurs et votre mode de vie ? Est-ce que certaines contradictions entre ces deux aspects de votre personne étaient frustrantes, désagréables ? Ou au contraire, vous êtes-vous toujours senti en accord avec vous-même ? 

Ces questions, je me les suis déjà posées à maintes reprises, notamment en ce qui concerne mon « identité » féministe et mon mode de vie pas toujours en adéquation avec mes convictions. Quelques exemples concrets pour illustrer ce conflit interne : je suis féministe, et pourtant j’ai déjà fréquenté des personnes qui faisaient des blagues sexistes, j’ai déjà eu des fantasmes sexuels qui semblaient contraires à mes principes féministes, j’ai déjà eu des pensées et des paroles peu tendres à l’égard de la tenue vestimentaire d’une autre femme. Je suis féministe et je me suis aussi déjà surprise à penser de façon totalement automatique qu’« un » médecin ou que « le » lieutenant étaient forcément des hommes. Et je pourrais certainement trouver encore bien d’autres exemples. 

 

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L’idée est de s’interroger sur la façon dont chacun et chacune peut vivre avec ses différentes identités et ses valeurs, et sur les conflits qui peuvent émerger au sein de la vie psychique autour de ces questions

En échangeant avec des connaissances/amies/collègues autour de moi, je me suis rendue compte que je n’étais pas la seule à me questionner sur ces aspects, qui peuvent paraître dans un premier temps contradictoires. C’est dans ce contexte que nous avons eu l’idée, avec mon amie et collègue Romy Siegrist, également psychologue FSP, de développer un groupe de parole autour de ces questions. C’est à SexopraxiS que ce groupe de parole prend place depuis 2018, plusieurs fois par année. L’idée est donc de s’interroger sur la façon dont chacun et chacune peut vivre avec ses différentes identités et ses valeurs, sur les conflits qui peuvent émerger au sein de la vie psychique autour des questions de l’intimité et des sexualités, que ce soit en lien avec des convictions féministes ou non. 

Récemment, nous avons opté pour une formule quelque peu modifiée, en proposant un thème de discussion en première partie de soirée, tout en laissant la seconde partie destinée à des échanges de parole libres. Le dernier groupe a traité en première partie des disputes au sein du couple, avec la question de fond : quelle est la limite entre dispute et violence (psychologique, physique, sexuelle, économique) au sein du couple ? Où la placer, à quel moment, à partir de quel degré de colère ? Les échanges avec les participant-e-s ont confirmé la complexité de cette question, de laquelle nulle réponse consensuelle ne semble émerger. 

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Car au final, ce que chacun-e d’entre nous qualifie parfois de contradictoire ou paradoxal à son sujet ne serait-il pas plutôt à considérer comme le signe d’une vie intérieure complexe, riche et féconde ?

Nous ne souhaitons pas faire de cet espace un lieu d’échange philosophique uniquement. Si les débats d’idées sont évidemment toujours intéressants, il nous tient également à cœur de pouvoir soutenir et orienter les questionnements et les souffrances des participant-e-s – dans la mesure du possible. Si ce groupe n’est pas une thérapie de groupe, nous souhaitons toutefois qu’il puisse être thérapeutique dans une certaine mesure pour les personnes qui s’y présentent, ne serait-ce que par l’écoute bienveillante et non-jugeante que nous offrons. Car au final, ce que chacun-e d’entre nous qualifie parfois de contradictoire ou paradoxal à son sujet ne serait-il pas plutôt à considérer comme le signe d’une vie intérieure complexe, riche et féconde ? C’est en tout cas ce que je crois.


Pour info : le prochain groupe de parole, qui se tiendra le lundi 2 décembre, aura pour thème la charge mentale au sein du couple. La deuxième heure sera consacrée à des échanges libres, en lien ou non avec la thématique du début de soirée.

Ignorer le mal pour le chasser ?

Pourquoi plaisantons-nous de sujets graves ?

Pour inaugurer ce blog, j’ai pensé partager avec vous un épisode que j’ai vécu il y a peu et qui a fait émerger plusieurs questions en moi. Certaines feront peut-être écho chez vous ?

Par souci de confidentialité, j’ai épuré les détails contextuels au maximum.

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« […] Personne ne le relève mais il s’agit bien d’une agression sexuelle. Et tout le monde en rit »

Ce jour-là, je prends part à un groupe de parole qui vise à étudier les dynamiques de groupe. Malgré l’intitulé « groupe de parole », l’objectif n’est pas forcément de la prendre, cette parole. On peut aussi se ressourcer ou se réfugier dans le silence. C’est ce qui se passe dans un premier temps. La vingtaine de participants, assis en cercle, se regarde, se toise, certains se pincent les lèvres pour éviter de rire. L’ambiance est un peu électrique, mais je ne trouve pas ça désagréable.

Soudain, un participant prend la parole. Il fait cesser le suspens et avorte toute tentative de ses congénères qui hésitaient à se lancer. Fort de l’envie de détendre l’atmosphère, il explique de façon humoristique comment il a reçu une amende en cherchant une place de parc pour assister au groupe et, comment, comble de malchance, il a failli écoper d’une deuxième amende en contestant la première. Loin d’être remonté contre l’absurdité d’une bureaucratie toujours plus rigide, le jeune homme s’amuse de sa mésaventure.

Son rire se répand dans l’assemblée et sa voisine de chaise prend le relai. Elle explique qu’elle aussi a rencontré quelqu’accroc sur son chemin pour venir au groupe de parole. Elle raconte qu’elle était en chemin, sans spécifier son moyen de locomotion, quand un cycliste a levé le bras pour lui administrer une claque… sur les fesses. D’un rire que je ne saurais qualifier avec certitude de jaune, la participante décrit sa réaction de surprise. Le groupe fait les yeux ronds, rit de bon cœur. Après quelques secondes d’effroi, j’interviens d’un ton grave :

– Je suis navrée de ce qui t’est arrivé. Car personne ne le relève mais il s’agit bien d’une agression sexuelle. Et tout le monde en rit.

« Peut-être assistions-nous là, dans notre microcosme expérimental, au reflet de la réaction sociétale face aux agressions sexuelles ? »

L’assemblée se tait, on entend des souffles se retenir. Le bruit du malaise ne ressemble pas au silence. C’est comme si ça sentait mauvais mais que la puanteur pouvait s’entendre. En tout cas moi, je ne me sentais pas très bien. J’avais le sentiment étrange et paradoxal du devoir accompli tout en éprouvant en même temps une certaine honte à incarner la rabat-joie de service. Le dicton selon lequel on « lance un pavé dans la mare » incarnait parfaitement ce moment. Il s’est ensuivit dans le groupe une déferlante de prises de conscience, chaque participant ou presque exhibant un sentiment de culpabilité à l’idée d’avoir été happé par le mouvement de groupe. 

La pression au conformisme

La pression au conformisme ou comment renier son opinion

Le premier participant, le sur-amendé, a osé une interprétation intéressante : peut-être assistions-nous là, dans notre microcosme expérimental, au reflet de la réaction sociétale face aux agressions sexuelles ? Autrement dit, peut-être que nous reproduisions, au sein de notre petit groupe, la réaction majoritaire, soit la banalisation des violences sexuelles envers les femmes. Le fait qu’une autre participante s’exprime en partageant une expérience similaire vécue deux jours plus tôt a fermé la porte à toute possibilité de recourir à l’excuse de l’événement isolé.

Pendant un instant, face au sentiment massif de culpabilité exprimé par les participants, j’ai culpabilisé moi aussi d’avoir provoqué un tel malaise. Et puis je me suis reprise, à la fois satisfaite d’avoir montré du doigt un tel phénomène de banalisation de la violence, à la fois frustrée de constater qu’en 2019, dans un cercle d’universitaires, cette banalisation est encore si prégnante.