Sexualité en prison : une hérésie, une nécessité, un droit ?

Lorsqu’on pense à la sexualité en prison, on peut avoir toutes sortes d’images qui nous viennent à l’esprit : des actes homosexuels, des actes de violence sexuelle, et peut-être aussi des rapports hétérosexuels à l’occasion de parloirs ou au sein d’unités mixtes. Celles-ci sont peu courantes mais la prison n’a pas toujours été non-mixte : elle a cessé d’être mixte au cours du XIXe siècle[1].

La présence de l’intime dans un espace a priori sans intimité

L’absence de sexualité hétérosexuelle est une plainte importante de la part des hommes détenus. Au-delà du fait qu’on puisse comprendre ce manque et l’estimer légitime étant donné que la sexualité est un besoin humain, on est aussi amené à s’interroger sur le statut à accorder à la sexualité en détention. S’agit-il d’un droit fondamental pour l’être humain que d’avoir accès à la sexualité ? Peut-on l’instaurer « officiellement » comme une stratégie d’apaisement de la tension sexuelle et agressive qui règne parfois au sein des établissements pénitentiaires ? Cela ne revient-il pas à légitimer la croyance selon laquelle les pulsions sexuelles, notamment masculines, sont des pulsions incontrôlables qui doivent être aussitôt assouvies ?

Ces questions sont complexes en raison de leurs implications pratiques et éthiques. Pour ma part, je rejoins l’interrogation des auteurs Ricordeau et Milhaud (2012) qui se demandent si « l’espace carcéral, davantage que producteur de sexe, [ne serait] pas plutôt un excellent révélateur des représentations des rôles sociaux de sexe, largement partagées dehors ? »[2]. En effet, on retrouve en prison, du côté des hommes, cette crainte omniprésente d’être considéré comme un homosexuel et le besoin qui s’ensuit d’affirmer sa virilité, de prouver aux autres détenus qu’on est « un homme, un vrai ». Si, d’aventure, un rapport sexuel avec un autre détenu venait à se concrétiser, il s’agirait là uniquement de « pratiques de compensation ou de substitution »[3]. Mais cette façon de considérer l’homosexualité comme une compensation ou comme un « mal nécessaire » vient questionner la croyance selon laquelle l’orientation et l’identité sexuelles sont stables dans le temps et définies une fois pour toutes. C’est ce qu’exprime très bien Kunzel (2008) : « Certain-e-s détenu-e-s tiennent le manque d’accès à l’hétérosexualité comme une explication des pratiques homosexuelles, ce qui n’est pas sans fragiliser l’idée même de l’hétérosexualité comme une identité stable »[4].

« Les détentions féminines constituent l’un des rares espaces sociaux où les pratiques homosexuelles bénéficient de davantage de tolérance que les pratiques hétérosexuelles »

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En revanche, du côté des détenues de sexe féminin, les représentations sont diamétralement opposées. La sexualité serait un besoin de moindre importance pour elles. Les femmes chercheraient davantage de la tendresse et de l’affection. De même, leur pratique masturbatoire serait inexistante ou « inefficiente : beaucoup d’hommes n’imaginent pas une sexualité féminine autonome »[5]. Les auteurs font donc le constat intéressant que « les détentions féminines constituent l’un des rares espaces sociaux où les pratiques homosexuelles bénéficient de davantage de tolérance que les pratiques hétérosexuelles ».

On retrouve donc des similarités entre l’espace confiné de la détention et la vie « du dehors », en société. Les représentations sur la sexualité sont nombreuses et elles s’exacerbent lorsqu’elles concernent la sexualité en détention. Cette dernière représente en effet, d’une certaine manière, la présence de l’intime dans un espace a priori sans intimité. Il semble donc qu’elle soit une nécessité, tolérée (pas forcément acceptée) du moment qu’elle est consentie. Enfin, je pense qu’il y a également une difficulté à accepter que les personnes détenues puissent « prendre du plaisir » alors même qu’elles sont là pour « purger une peine ».

La sexualité doit-elle donc être considérée comme ayant droit de cité en détention ? Si oui, faut-il la surveiller, la réglementer ? Au lieu de fermer les yeux sur cette réalité, ne doit-on pas plutôt favoriser la prévention des risques par le dialogue avec les détenu-e-s ?

 


 

[1] Ricordeau, G., Milhaud, O. (2012). Prisons. Espaces du sexe et sexualisation des espaces. Géographie et cultures, 83.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

Aude Bertoli

Psychologue et passionnée d'écriture, Aude Bertoli rédige des articles, des nouvelles et des textes courts qui sont tous en lien, de façon directe ou indirecte, avec des aspects dramatiques de l'existence (deuil, perte, agression, violence,...). Il s'agit non pas d'une optique voyeuriste ou théâtrale, mais bien du besoin de briser le silence autour de sujets sociaux encore tabous. Contact: aude.bertoli[at]bluewin.ch

4 réponses à “Sexualité en prison : une hérésie, une nécessité, un droit ?

  1. Merci pour votre article qui aborde un sujet sur lequel le grand public ne désire pas trop s’attarder, mais plus quand même que dans le passé.

    Me permettez-vous de donner un avis ? Je pense que les relations sexuelles d’une personne incarcérée contribuent à sa bonne santé globale, et que l’en priver ne serait pas en accord avec le règlement selon lequel un prisonnier à droit au suivi médical ordinaire, et donc aussi à la prévention. Or si celui-ci souffre de l’abstinence (pas tous), je conçois qu’en condition de détention il puisse en devenir malade. On ne peut pas lui dire, à titre de remède : « Allez vous changer les idées, bien manger, faire une marche dans la nature, il y a d’autres plaisirs qui peuvent resituer la sexualité comme moins essentielle… » Et le remède qui pourrait être en théorie proposé n’est heureusement pas légal sans consentement : un calmant ou un principe actif qui inhibe les désirs sexuels.

    En rapport de ce que j’ai exposé, j’estime que le refus d’accorder la possibilité de relations sexuelles à un détenu ne se justifie pas, si ce n’est de l’inclure à une mesure punitive liée à la peine.

    Il y a trente ans je faisais mes stages d’étudiant dans deux cliniques psychiatriques successives. Je ne désire pas les nommer pour éviter des histoires qui me fatigueraient inutilement trente ans après, dans ma paisible retraite.

    La première clinique, où je voulais connaître toutes les divisions, en avait une strictement fermée, nommée « celle des judiciaires ». Seule différence avec la prison, un suivi régulier par les psychiatres, et un personnel infirmier au lieu de simples gardiens de tôle (bien que les plus vieux infirmiers, hem-hem…) Une fois par mois, pour les malades en détention clinique qui le désiraient, une belle-de-nuit gratuite leur était proposée, pas dans la division, heureusement pour elles, mais sur les lieux de leur travail, le bénéficiaire étant accompagné sous bonne garde. Alors moi le nouveau parmi les anciens, qui était un peu surpris (en bien) de ces sorties mensuelles organisées, j’ai reçu une instruction le doigt levé : « Oui, oui, c’est permis, tout le monde est d’accord. Mais il ne faut pas le dire ! Sinon cela ferait des histoires dans le public !.. »

    Deux plus courts témoignages encore, pour donner une idée du tabou (ou autres explications possibles), dans les autres divisions où les personnes étaient retenues à degré variable, pour leur sécurité. Donc là, pas d’arguments pour s’indigner que la liberté d’avoir une sexualité ne soit pas compatible avec une peine : être malade n’est pas un délit ou un crime. Dans ces divisions, une infirmière qui faisait la veille avec moi (admissions), m’avait fait « un peu tomber de haut » en me donnant un avis : « C’est quand même pas juste, les patients et patientes qui se glissent discrètement dans le lit de l’un ou de l’autre, on a la consigne de fermer les yeux. Mais si moi je fais la même chose avec un patient, je risque d’être blâmée ou même licenciée ! Mais entre toi et moi par contre ce serait permis… Alors tu vois, j’ai tapé la patiente qui hurlait et que tu voulais gentiment calmer, peut-être parce que j’étais jalouse ! »

    Mon deuxième témoignage sera bien plus paisible. La deuxième clinique psychiatrique me procurait une vraie satisfaction d’y travailler. Des expériences pilotes (les chats peuvent venir dans la division, cela aide les patients, vous pouvez ne pas porter de blouse blanche, mais demandez leur avis aux patients…) Et les relations sexuelles ? Là je n’avais reçu aucune consigne, simplement parce que j’avais oublié de poser la question quand je débutais mes veilles. Et déjà la première nuit deux patients avaient une visite. L’un en interne, entre deux chambres, l’autre une sonnerie à la porte vitrée de l’entrée, à minuit ! Alors plutôt que de réveiller l’infirmier-chef qui avait congé, j’avais préféré prendre la décision que j’estimais « pour le bien des patients au masculin et féminin, et les visites amicales à minuit ». J’en avais parlé ensuite ouvertement au chef de clinique, et sa réponse : « Tu as eu tout à fait raison, et c’est vrai que cela peut mal passer pour la famille ou le public, mais de toute façon il y en a tellement qui ne comprennent rien à la psychiatrie, qui nous traitent de plus fous que les malades, alors un peu plus, un peu moins, ça ne change rien ! »

    1. Merci pour votre avis et votre partage intéressants ! Je suis tout à fait d’accord avec vous lorsque vous dites que la sexualité participe à la santé globale d’un individu. Là où cela devient délicat, c’est lorsqu’il s’agit de détenus incarcérés pour des délits sexuels: faut-il les accompagner dans l’apprentissage (ou le réapprentissage) d’une sexualité qui respecte les limites de l’autre ? Comment peut-on définir ce que serait une sexualité “normale” ?

  2. Merci Madame pour votre réponse ( je me faisais du souci parce que mon commentaire n’apparaissait pas dans la colonne pendant au moins une semaine, en me disant : « Ah je n’aurais pas dû citer l’infirmière des admissions, Madame Bertoli trouve certainement que cela fait « film humoristique français de mauvais goût », alors que cette histoire est vraie ! »)

    C’est vrai que “c’est délicat quand il s’agit de délits sexuels”, délicat en rapport d’un suivi psychologique qui, selon les rares informations de la presse, n’aurait que peu d’espoir de guérison, ou au minimum un progrès dans la prise de conscience du tort commis qui conduirait au renoncement du passage à l’acte. Plus délicat encore est d’aborder ce sujet en public, les réactions sont souvent brusques, et on nous accuse assez vite de vouloir défendre « des monstres ». J’avais questionné un psychiatre qui m’avait répondu : « Les personnes qui réagissent le plus vigoureusement, par exemple en donnant des idées de punitions à infliger à un criminel sadique, sont confrontées à leurs propres fantasmes que le fait divers déclenche : elles se punissent elles-mêmes en se projetant sur la personne qui a commis l’insupportable ». J’avais questionné aussi ce psychiatre, s’il existe un critère déterminant pour distinguer la maladie psychique de l’état sain. Sa réponse : « On peut considérer qu’une personne n’est pas saine quand elle se fait du tort à elle-même, aux autres, ou les deux à la fois ». Dans le domaine de la sexualité, il m’avait expliqué que les fantasmes, même les plus choquants, ne sont pas une maladie s’il n’y a pas de passage à l’acte, indépendamment de la question légale ou du respect des autres. Sa déclaration : le fantasme, inoffensif en soi, a une vie dans l’imaginaire, mais très rarement dans la réalité.

    La sexualité « normale », est-ce que ce ne serait pas celle qui ne fait aucun tort à soi et au partenaire ? Seulement du bien ? Je voudrais penser que oui ! Mais je n’ai pas l’expérience du psychologue qui reçoit les confidences et les interprètes. Ah je souhaiterais citer un petit échange qui est resté pour moi un heureux et rigolo souvenir : La femme que j’ai aimée très fort il y a bien longtemps… Une nuit où nous étions aux anges, elle m’avait dit ensuite : « Ne dis surtout jamais à ma mère ce que nous imaginons quand nous faisons la chose, elle penserait que je suis folle ! » Moi : « Mais… Je n’aurais pas l’idée d’en parler à ta mère. Mais et toi, est-ce que tu penses être folle ?.. » Elle : « Je ne sais pas, peut-être… » Moi : « Nous ne sommes pas fous mais heureux, on a un secret qu’on garde entre les deux, personne d’autre ! » Elle : « Oh je t’aime si fort… Si on ne s’était jamais trouvés, tu te rends compte ?.. Ce serait si triste que je n’ose pas y penser ! ».

    Je suis déjà bien trop vieux pour croire pouvoir donner des avis sur la sexualité des jeunes de 2019, mes souvenirs de bonheur du début des années septante sont complètement décalés ! Je garde souvent ma nostalgie pour moi, autrement je suis le clown de ma génération qui voulait vivre nu et heureux, en ronde main dans la main. Bien sûr que nous avions de grandes illusions, mais sur quoi ?.. Sur un monde qui pourrait être bon ? Je suis persuadé que les adolescents et adolescentes de 2019 ont toujours des fleurs dans les cheveux, et voient des étoiles quand ils se prennent dans les bras. Mais ils sont maintenant dans un monde où un gars peut arriver en courant pour leur arracher ces fleurs, ou qui va juger de la moralité d’une jeune fille à la longueur de sa robe, tout en la suivant des yeux. Qu’il faut être forte pour une jeune fille qui fait ses premiers pas pour découvrir sa nouvelle « liberté ». Qu’elle doit être plus forte encore pour ne pas perdre sa tendresse, sa sensibilité. Si j’avais une fille, je commencerais quand même par lui offrir les livres de Martine à la plage et partout, Fantômette qui combat les méchants, puis « Bonjour tristesse » de Françoise Sagan, pour qu’elle rie un peu des amours hautement compliquées du vieux temps (ou pleure un peu ?) Puis elle choisirait elle-même les livres que je serais incapable de vraiment comprendre, les siens de son époque. Mais je suis certain qu’elle ne jetterait pas ses premiers livres, ceux qui lui ont accroché des fleurs dans les cheveux. Ah je rêve, mais l’amour ? C’est quand même bien dans un rêve qu’il vit, à travers toutes les difficultés et l’insécurité actuelle. Que me dirait ma fille si j’en avais une ?..

    Excusez-moi de ce commentaire si long qui dérive de votre article : « La sexualité en prison ». Je suis content qu’une psychologue prenne en considération la santé des humains jusqu’entre les murs de la prison, et en parle. Mais ce n’est quand même pas un article que je donnerais à lire trop tôt à ma fille !

    1. J’ai mis un peu de temps pour approuver votre commentaire, mais ne vous inquiétez pas, je suis toujours ravie d’avoir des lecteurs qui prennent la peine de commenter mes articles ! 🙂

      Je trouve la réponse du psychiatre que vous citez très intéressante et certainement tout à fait à propos. Il est rassurant d’imaginer que les personnes qui ont commis des crimes sont des monstres, ou qu’en tout cas elles ne sont en rien semblables à nous autres. La mise à distance protège. Force est pourtant de constater que la plupart des détenus ne sont pas dépourvus d’humanité ! La violence pallie une difficulté à penser et à élaborer, mais si elle existe, c’est bien parce qu’il y a derrière elle des émotions et des états internes qui ne sont pas gérables autrement.

      Merci pour votre partage !

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