La fiction avant la vérité sur l’affaire Cucchi

Interview. «Les preuves se voyaient sur le corps même de la personne tabassée puis morte dans une prison italienne.» Pour le réalisateur Alessio Cremonini, qui a accordé un entretien à La dolce vita, il ne faisait aucun doute, Stefano Cucchi était bien victime des forces de l’ordre. Il le racontait déjà en 2018 dans son film Sur ma peau (Sulla mia pelle, disponible sur Netflix), une œuvre sélectionnée à la mostra de Venise et maintes fois primée dans la péninsule. Alessandro Borghi (Suburra) prêtait ses traits à Stefano Cucchi. Quatre ans plus tard, la réalité rejoint la fiction. La Cour de Cassation italienne a confirmé lundi la condamnation à 12 ans de prison des deux carabiniers accusés du meurtre de l’homme de 31 ans, arrêté en octobre 2009 pour possession de drogue et malmené lors de sa détention provisoire.

«Les films se réalisent d’habitude après les sentences définitives, commente le cinéaste italien. Nous avons pris beaucoup de risques lorsque nous avons produit le film, il n’y avait alors pas encore de preuves judiciaires.» Mais Alessio Cremonini, à travers le cinéma, tenait à «intervenir dans le débat démocratique». L’affaire Cucchi est en effet l’un des faits divers les plus commentés, des plus clivants et des plus médiatiques de ces dernières années en Italie.

 

Le cinéma doit «intervenir dans le débat démocratique

et former l’opinion publique»

 

En montrant votre vérité en 2018, vous avez devancé la sentence définitive. Comment avez-vous écrit le scénario de Sur ma peau?

Nos sources sont judiciaires, ce sont principalement les témoignages des procès. Nous nous sommes aussi entretenus avec Ilaria Cucchi [sœur de la victime], avec sa famille, ils nous a dit énormément de choses sur Stefano. Ils nous ont aidé avec des détails de sa vie privée, mais ils ne se trouvaient pas en prison avec lui. Nous avons pu reconstruire ses jours de réclusion seulement grâce aux témoignages des médecins, des infirmiers, des gardes, d’autres détenus. Et à tous les entendre, le chemin de croix que Stefano Cucchi a subi semble évident. 

 

Alessandro Borghi interprète Stefano Cucchi dans Sur ma peau, d’Alessio Cremonini

Pourquoi ne pas avoir attendu les sentences de la justice avant de réaliser le film? 

L’idée était d’intervenir dans le débat démocratique, de participer à la formation de l’opinion publique. Le cinéma intervient toujours après. Il est comme un joueur toujours sur la touche et qui n’entre jamais sur le terrain. Le cinéma italien a été grandiose aussi parce qu’il intervenait dans la société, il aidait à construire une opinion publique. Même les comédies, si on pense à Monicelli ou à Comencini. La comédie à l’italienne n’était pas seulement un divertissement, elle racontait des faits réels, de vrais problèmes, comme la guerre, l’après-guerre. Notre cinéma a toujours cherché à raconter la réalité. Mais le cinéma aujourd’hui arrive toujours plus tard. Or cette fois, nous avons voulu entrer sur le terrain, aux côtés des télévisions, des journalistes, de tous les autres médias. 

 

«Le cinéma doit être plus qu’un simple coup de poing à l’estomac»

 

Quel Stefano Cucchi avez-vous voulu écrire et nous montrer?

Vous voyez un Cucchi influencé par des scénaristes, un réalisateur, un acteur. Nous avons voulu restituer un Stefano Cucchi le plus vraisemblable possible. La grande majorité des répliques sont réelles, elles sont tirées des comptes-rendus des procès et des rapports de police. Nous avons voulu être le plus fidèle possible à l’affaire. Mais avec un point de vue très clair: je voulais dès le début que nous parlions surtout de Cucchi, car je suis convaincu qu’au cinéma, ce sont les victimes qui doivent s’exprimer. En lui ôtant la vie, on lui a aussi ôté la possibilité de se défendre. Je voulais que ce film donne la parole à Cucchi pour qu’il puisse raconter ce qui lui était arrivé. Car tous ont pu parler, ses défenseurs comme ses détracteurs. Tous sauf lui. 

Je suis par ailleurs croyant et il m’a semblé que Stefano Cucchi a fait un chemin de croix laïc. J’ai donc voulu donner, à travers la musique, une sensation presque religieuse. C’est l’atmosphère que l’on respirait: il était lui aussi croyant. Le titre de travail du film était d’ailleurs Via Crucis. Puis Sur ma peau m’est venu à l’esprit. Il est plus adapté, les preuves étant visibles depuis le début, sur la peau même de la victime. Et du moment que l’on traite d’une histoire vraie, j’ai cherché à être le moins voyeur possible, à ne pas faire d’une mort un spectacle. Nous avons tenté de garder une distance de sécurité avec la rhétorique. Nous voulions une distance qui favorise non seulement les émotions mais aussi une réflection, car le cinéma doit être plus qu’un coup de poing à l’estomac.

 

Le réalisateur de Sur ma peau, Alessio Cremonini, à la Biennale du cinéma de Venise en 2018 (© Gian Mattia D’Alberto / LaPresse)

Antonino Galofaro

Diplômé en Histoire et esthétique du cinéma à l'Université de Lausanne, Antonino Galofaro est le correspondant du «Temps» en Italie.