Le monde par les mots

La lutte vaine de la communauté internationale face aux dérives du génie génétique

Le 3 décembre dernier, le magazine américain MIT Technology Review éclairait, documents à l’appui, la sombre affaire des premiers bébés génétiquement modifiés. Réalisée de manière indépendante par un chercheur chinois, l’expérience dérogeait aux règles éthiques les plus élémentaires et aurait tourné au fiasco. Les voix s’élèvent depuis longtemps face à ce genre dérive, mais la communauté internationale reste impuissante.

«Ils auraient dû travailler encore et encore pour réduire le mosaïcisme [coexistence de différents génotypes au sein d’un même organisme] à zéro. Cela a complètement échoué. Mais ils ont tout de même continué leur expérience.» Les mots de Fyodor Urnov, chercheur à l’UC Berkley et expert en édition du génome, résument la gravité de la situation. Ils concluent un article publié début décembre par le MIT Technology Review qui révélait les dangereuses approximations de la première modification génétique réalisée sur des bébés humains.

Créer des êtres humains sur-mesure

Menée par le chercheur chinois He Jankui, la modification du génome de deux jumelles afin de leur conférer une résistance au VIH avait suscité l’effroi de la communauté scientifique internationale lors de son annonce en novembre 2018. Pour parvenir à ses fins, He Jankui avait utilisé la controversée méthode d’édition du génome baptisée CRISPR Cas-9. Cette technique consiste à intervenir directement sur les séquences d’ADN en coupant et remplaçant une partie des brins. Ainsi, en travaillant sur des embryons et en procédant à des fécondations In Vitro il est théoriquement possible de créer un être humain sur-mesure.

 

 

Théoriquement, car la technique est loin d’être totalement maîtrisée, n’en déplaise à He Jankui. Si l’on ne sait pas exactement ce qu’il est advenu de Lulu et Nana – pseudonymes des deux bébés génétiquement modifiés –, l’article du MIT Technology Review remet largement en cause la réussite de l’expérience: un seul  des deux embryons aurait intégré la modification voulue, leur résistance au VIH ne serait qu’hypothétique et, pire, des modifications génétiques non voulues seraient apparues.

Des questions morales et sociétales capitales

Au-delà des conséquences tragiques que ces erreurs auront sur la vie des jumelles et de leur famille, la méthode outrepasse les règles élémentaires de l’éthique, et notamment celle du consentement: avant même qu’elles n’atteignent le stade d’embryon, Lulu et Nana ont été placée malgré elles au centre d’une expérience au résultat plus qu’aléatoire et aux implications planétaires.

La technique pose également des problèmes moraux et sociétaux d’importance capitale, tels que les risques de dérives eugéniques et la question de l’égalité d’accès. En fait, la méthode CRISPR Cas-9 est tellement controversée que les scientifiques l’ayant mise au point insistent depuis des années sur l’importance d’établir un moratoire afin de débattre des questions qu’elle soulève. Ils ont encore réitéré leur appel dans la revue Nature en mars 2019, peu après l’expérience de He Jankui.

Manque de garde-fous

Pourtant, rien de concret ne se met en place. Sur un tel sujet, un moratoire ne peut être efficace que s’il est inscrit de manière contraignante dans le droit international. Et à ce niveau-là, force est de constater que les garde-fous sont pour l’instant très lacunaires. Il y a certes la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’homme, adoptée à l’unanimité en 1997 par les Etats membres de l’UNESCO, qui stipule entre autres dans son article 11 que les «pratiques qui sont contraires à la dignité humaine, telles que le clonage à des fins de reproduction d’êtres humains, ne doivent pas être permises». Ces termes demeurent toutefois assez vagues, et surtout, la déclaration n’a pas de portée contraignante. Dans les faits, les normes en matière de génétique diffèrent beaucoup d’un pays à l’autre, loin d’une régulation globale et harmonisée.

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a fait appel en décembre 2018 à un panel d’experts pour examiner les enjeux scientifiques, éthiques, sociaux et légaux de l’édition du génome humain. En mars 2019, ce comité de scientifiques a estimé nécessaire d’instaurer un cadre international régissant ce domaine, allant ainsi dans le sens de leurs confrères demandant un moratoire sur CRISPR Cas-9. Problème: cela ne se fera pas avant des années, lenteurs inhérentes à toute organisation internationale obligent. Rien de concret n’est prévu avant les deux prochaines années, qui seront consacrées aux processus de consultation des parties prenantes. Viendra encore la phase de négociation, d’adoption et de mise en œuvre. Une éternité…

Changer l’imaginaire collectif

Parce que le temps presse. Pour l’instant, les bébés génétiquement modifiés par He Jankui représentent un cas isolé, mais cela pourrait changer, comme l’écrit Bertrand Kiefer dans la Revue médicale suisse: «CRISPR a simplifié l’édition du génome au point que des laboratoires de plus en plus rudimentaires deviennent capables de le pratiquer. Et la compétition mondiale s’exerce à de multiples niveaux – carrières scientifiques individuelles, intérêts stratégiques d’Etats. Si bien que les pratiques cachées sont nombreuses, les mensonges aussi. Mille intérêts poussent à agir, presqu’aucun à ne rien faire.»

Selon lui, la solution n’est pas à chercher du côté d’un moratoire ou d’un traité international, mais du côté des droits moraux que la société se forge dans son imaginaire collectif: «C’est la population qui doit monter au front, avec un discours ouvert à l’anormalité, au bonheur, à la vie communautaire, au futur souhaitable et à l’interrogation perpétuelle». En attendant, en Chine, où l’industrie du clonage animalier est en plein boom, il est parfaitement normal de répliquer son chat après son dernier miaulement. Face aux manipulations des brins d’ADN, tout le monde ne ressent visiblement pas la même gêne.

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