Comment la stratégie de Theresa May menace d’envoyer le Royaume-Uni dans le mur

D’ici le 29 mars, le Gouvernement britannique doit impérativement négocier avec son parlement un accord qui règle ses futures relations avec l’Europe, sous peine de quitter l’UE sans aucun traité. Ce serait le fameux No deal, que personne ne veut. Pourtant, la stratégie de négociation de la Première ministre dirige le pays dans cette dangereuse direction.

Dans les années 50, les délinquants américains avaient une manière bien particulière de tester leur sang-froid. Cela se faisait sous forme de duel : ils choisissaient une rue sans issue, montaient dans leur voiture respective et appuyaient sur la pédale de gaz pour foncer face au mur du fond. Le premier des deux qui donnait un coup de volant pour faire bifurquer son bolide sur le trottoir et ainsi éviter une collision mortelle perdait l’affrontement et était humilié. L’autre était adulé et respecté (pour autant qu’il eût le temps de freiner à temps).

Le No deal, un mur de briques

Ce « jeu » d’une subtilité remarquable peut être comparé à ce qui se passe actuellement entre le Gouvernement et le Parlement du Royaume-Uni. L’un et l’autre sont dans une voiture différente. Ils foncent les deux en direction d’un mur, le No deal, qui est une sortie de l’Union européenne sans accord et qui serait catastrophique pour le pays. Ni l’un ni l’autre ne souhaite ce scénario, mais ils maintiennent leur direction en misant sur le fait que l’autre se dégonfle en premier.

La Première ministre Theresa May espère que la menace du No deal poussera le Parlement à accepter « son » deal, que la majorité des parlementaires ne veut pas. Certains parce qu’ils estiment qu’il fait trop de concessions avec l’UE, d’autres parce qu’il n’en fait pas assez. Le Parlement est divisé comme jamais, mais il est uni sur un point : ne pas céder face à la proposition Theresa May. Quitte à se fracasser contre un mur de briques.

Qui sera la poule mouillée ?

Bien que puérile et dangereuse, cette stratégie de négociation n’est pourtant pas dénuée de toute rationalité et est souvent utilisée en relations internationales. Elle a même été théorisée sous le nom du « jeu de la poule mouillée ». Cela désigne les situations où deux parties (individus, Etats, etc.) ont le choix entre coopérer avec leur interlocuteur ou de camper sur leur positon, avec la particularité que si aucun des deux ne fait de pas en avant, une issue dramatique est promise. Si l’individu A choisit de ne rien lâcher alors que l’individu B fait le choix de coopérer par peur de l’issue dramatique, le joueur A décroche alors un gain maximal, puisqu’il aura obtenu une concession de B sans en avoir fait lui-même. Dans cette configuration, il est rationnel de risquer la fin catastrophique en misant sur le fait que son adversaire sera le premier à faire le pas de côté.

Inspiré du livre de Nicolas Eber “Introduction à la microéconomie moderne : Une approche expérimentale”, p.110

C’est exactement ce que font Theresa May et les le Parlementaires en s’appuyant sur la peur du No deal pour ne pas avoir à faire de concession. Que Theresa May ait évoqué la possibilité de prolonger de trois mois la date butoir dans le cas (probable) où sa prochaine proposition agendée au 12 mars serait refusée ne change pas le fond du problème. Sa stratégie est toujours de prendre en otage l’avenir du Royaume-Uni.

Communiquer pour se coordonner

Pourtant, là où la théorie de la « poule mouillée » semble justifier le pari fou que prend la Première ministre, elle prescrit en réalité une toute autre alternative : la coopération.  Le gain relatif (l’un par rapport à l’autre) est peut-être plus maigre, mais le gain absolu (sans regarder ce que l’autre reçoit) est beaucoup plus élevé. La clé pour les joueurs étant de communiquer pour réussir à se coordonner et à faire un pas vers l’autre sans avoir peur de « se faire avoir ». Ce n’est qu’une théorie abstraite avec tous les défauts qu’on peut lui attribuer, mais en période d’incertitudes, apprendre à faire des concessions ne fait jamais de mal. Ce n’est pas notre bonne vieille politique fédérale qui dira le contraire.

 

Pour en savoir plus sur la théorie des jeux et de la poule mouillée : Introduction à la microéconomie moderne : Une approche expérimentale de Nicolas Eber. Cliquez ici pour le lien e-book.

Antoine Schaub

Réalisant un master en études du développement à l’IHEID, Antoine Schaub est un passionné de journalisme. Il a été corédacteur en chef du journal des étudiants de Lausanne et écrit régulièrement pour le satirique numérique La Torche 2.0. A travers ce blog, Antoine partage, avec ses mots, ses réflexions et ses analyses sur l’actualité internationale.

8 réponses à “Comment la stratégie de Theresa May menace d’envoyer le Royaume-Uni dans le mur

  1. Et dire que cette situation ubuesque est, si j’ai bien compris les médias, la resultante d’une politique économique européenne et mondiale basée sur une mondialisation des échanges avec une déviation progressive du libéralisme devenu ultra. Les conséquences visibles et dénoncées apparemment de partout, auraient été une précarité accrue de certains emplois en UK et ailleurs. La réaction dans les urnes avec ce oui au Brexit avait aurait aussi été facilitée par une campagne largement mensongère de la part de plusieurs politiciens et appuyée par les tabloïds locaux. Cette histoire se poursuit actuellement par un jeu politique de pocker menteur et le mur comme vous le rappeler n’est pas loin. La raison est souvent complexe, mais elle semble avoir, provisoirement, perdu ses repaires.

    1. Bonjour, merci pour votre commentaire.
      Je partage entièrement votre analyse. Difficile à dire comment tout cela va se finir, mais il n’est de loin pas impossible que les plus grands perdants de cette histoire soient ceux qui avaient justement voté pour le Brexit dans l’envie de fuir cette mondialisation néolibérale…

  2. Bonjour,
    j’avoue ma perplexité par rapport à ce qui se passe en GB, mais pas tellement sur le point que vous soulevez. Que les Brexiteurs rejettent l’accord avec l’UE n’a rien d’étonnant et était même prévisible. En effet l’option “backstop” avec ses implications futures n’était clairement pas compatible avec le Brexit. Par contre, ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est pourquoi, en deux ans de discussion, le problème n’a pas été résolu. En quoi est-il donc si difficile de créer un système permettant de gérer les droits de douane pour les produits traversant la frontière nord-irlandaise, sans avoir à recréer une frontière physique? Aujourd’hui tous les produits possèdent leur origine. Est-il donc si compliqué de mettre en plus en place une “vignette” correspondant aux situations possibles “produit interne à l’UE (ou export hors GB)”, “produit UE à l’export (vers GB)”, “produit interne à la GB (ou export hors UE)” “produit GB à l’export (vers UE)”, “produits en transit” (aller-retour entre les deux)? Les taxes correspondantes seraient perçues au niveau de la production avec compensation entre les deux (GB et UE).

    1. Bonjour,
      Merci pour votre message. Votre question est très intéressante, et je ne m’y connais malheureusement pas assez dans les aspects logistiques des taxes douanières pour pouvoir y répondre autrement que par des spéculations. Je suppose que même avec un système de vignettes, il y a toujours besoin d’avoir un contrôle à un moment ou à un autre et que cela ne peut se faire que de manière physique.

  3. Ne crois pas que le Royaume-Uni aille dans le mur.
    C’est plutôt l’Europe qui subit le “Crash Test”.
    (que vient faire Macron en Napoléon?)

    Rappelons que les anglais sont les cousins des américains et que l’Inde est encore (pratiquement) leur colonie.
    Alors tout ça, c’est l’avénement de l’Inde, d’où encore une fois, l’Europe dans le mur.

    Le pire est que tout ça est planifié en haut lieu.
    Bon, il est temps pour les jeunes d’apprendre le chinois 🙂

    1. Si vous avez suivi les débats à Westminster ces dernières semaines, vous aurez constaté que les MPs britanniques sont beaucoup moins enthousiastes que vous en ce qui concerne les suites du Brexit et que l’inquiétude est au contraire manifeste. Et ce ne sont pas que les parlementaires, tous le sondages montrent: 1/ que les citoyens britanniques aimeraient pouvoir se prononcer sur la séparation d’avec l’UE maintenant que les conditions de ce divorce sont (enfin) devenues plus claires, 2/ que dans ce cas, un majorité voterait aujourd’hui “remain”. Rappelons d’ailleurs que la majorité qui a voté pour le Brexit en 2016 (sur la base d’informations mensongères, reconnues comme telles après le vote) était faible et que deux des nations de “l’Union britannique” – Ecosse et Irlande du Nord – sur quatre avaient déjà voté contre.
      Quant à vos affirmations sur l’Amérique et l’Inde, je pense que ce dernier pays appréciera d’être considéré encore pratiquement comme une colonie anglaise (!) et on peut souhaiter bonne chance au Royaume-Uni avec les USA et la doctrine Trump du “America first” qui ne fera absolument aucune fleur aux Britanniques, “cousins” ou pas!

      1. Oh, ne croyez pas que ça me réjouisse, il n’y a pas que les anglais à être inquiets, le monde entier l’est. L’Europe se délite à vitesse grand V et on l’impression que personne ne maîtrise plus un jeu qui n’a plus de règles claires ou plutôt qui n’en a jamais eu, à part le commerce.
        Macron essaie de se poser en sauveur, mais il ferait mieux de mettre en ordre son pays.

        Quant à America First, c’est le cas depuis 1918 et d’ailleurs pour un Donald qui voulait cesser d’être le gendarme du monde, on a plutôt l’impression d’une accélération contraire.

        Pour finir avec l’Inde, c’est l’interaction anglo-saxone qui empêche ce pays de mener de véritables réformes démocratiques, mais l’émergence est proche, donc un nouvel grand acteur du multi-latéralisme qui en revient toujours au bipolarisme.

        La seule solution serait une ONU puissante et vraiment démocratique, mais là aussi l’échec est patent.

        Tout ça a une forte odeur de poudre à canon, las!

  4. Je pense que ce raisonnement est problématique en plusieurs points…

    Premièrement, l’analogie avec le problème du “Dilemme du prisonnier” me semble peu adéquate, car elle suppose une situation où les deux agents n’ont aucune possibilité d’échanger des informations. Or, l’impasse dans laquelle se trouve Theresa May ne vient pas spécialement d’un déficit d’information, mais plutôt de sa position intenable, prise en étaux entre les exigences de deux camps, les “hard-brexiters” et les partisans d’une situation proche du “remain”, qui ne veulent pas céder. Aussi Theresa May joue moins au bolides fonçant dans le mur qu’à l’équilibriste, cherchant à contenter (disons, fâcher le moins possible) les deux camps afin d’obtenir une majorité.

    De plus, il est erroné de considérer que le choix qu’offre Theresa May au Parlement, “My deal or no deal”, constitue une “stratégie” délibérée de sa part. En effet, l’Union européenne a clairement annoncé qu’elle ne renégocierait pas l’accord avec la Grande-Bretagne. Theresa May n’a donc PAS d’autre choix que celui de convaincre à tout prix son Parlement. Pour prolonger la métaphore du “jeu de la poule mouillée”, elle fonce sur la route avec un bolide sans volant pour tourner, et la voiture d’en face en est parfaitement informé.

    La vérité, c’est plutôt que l’Europe tient le volant. Car n’oublions pas une chose: l’UE sait pertinemment que Theresa May est coincée car son accord ne parvient pas à obtenir une majorité. Si elle n’accepte pas de revenir sur certains points de l’accord, ou d’au minimum accorder un délai supplémentaire, elle sera AU MOINS AUTANT responsable que la Première ministre en cas de désastre d’un “no deal” le 29 mars ! Le vrai “agent” qui joue à “celui qui aura les plus grosses” avec le Parlement britannique, c’est bel et bien l’UE. Sauf que l’UE peut se permettre de ne pas freiner, ce n’est pas elle qui en subira les conséquences les plus graves. C’est donc elle qui joue à ce petit jeu de la mort, mais avec les intérêts des Britanniques, pas les siens !

    Enfin, n’oublions pas non plus que les véritables responsables du Brexit, ce n’est pas Theresa May, mais les divers leaders du parti UKIP notamment, qui ont depuis disparu dans la nature et s’en lavent les mains.

    Bref, je pense qu’il n’est pas pertinent de faire endosser cette responsabilité à Theresa May, qui est peut-être l’une des rares leader mondiale à ne pas se chercher d’excuses et à ne pas se défiler face à la complexité du défi qu’elle tente de relever depuis bientôt 3 ans.

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