Le Japon commence à prendre l’urgence climatique au sérieux

Le mois de janvier est le temps des bonnes résolutions pour l’année à venir. Pour le Japon, l’une d’elles est d’accélérer considérablement les efforts du gouvernement concernant l’action climatique. Il faut dire que jusqu’à récemment le Japon trainait quelque peu les pieds.

 

Un record pour le moins mitigé

On aime se souvenir à Tokyo que le pays avait présidé à la signature en 1997 du Protocole de Kyoto, le plus important accord international en la matière avant celui de Paris en 2015. Depuis, cependant, le Japon n’avait pas brillé par son esprit d’initiative. Les énergies fossiles avaient notamment continué d’occuper une part importante de son bouquet énergétique, et leur importance n’a fait que croître après la catastrophe de Fukushima, qui avait mené à la mise à l’arrêt de toutes les centrales nucléaires du pays (aujourd’hui encore, seuls neuf de ses soixante réacteurs ont été réactivés, et plusieurs ont été démantelés).

Le gouvernement avait alors mis en place une politique de soutien aux énergies renouvelables, mais celle-ci était peu ambitieuse comparée à celle des pays européens, et ses résultats ont été mitigés. Les normes d’émissions des véhicules japonaises se tirent mieux d’une comparaison similaire, même si l’Union Européenne s’est récemment montrée plus ambitieuse. Pour ce qui est de l’isolation des bâtiments, en revanche, le pays ne fait pas belle mine, comme quiconque ayant dû endurer le creux de l’hiver ou la moiteur estivale dans un appartement japonais pourra en témoigner. Les entreprises nippones avaient jusqu’à récemment privilégié la baisse des prix de construction et – de manière plus compréhensible – le respect des standards antisismiques les plus sophistiqués du monde.

 

Un éveil progressif

La situation s’améliore néanmoins à grands pas, et les bâtiments récents sont beaucoup plus efficaces sur le plan énergétique. Ce progrès fait partie d’un plus large éveil, parmi les élites japonaises, à la nécessité de prendre l’urgence climatique plus au sérieux. Il faut dire que, comme ailleurs, les températures extrêmes, précipitations diluviennes et autres typhons se font plus fréquents et touchent même des régions du pays jusqu’à maintenant relativement épargnées. Le coût des inactions passées est de plus en plus évident.

Les signes de ce changement de mentalité sont visibles à petite comme à grande échelle. Une réforme certes mineure mais qui touche très directement la vie des Japonais est l’adoption de la pratique déjà courante dans nos contrées de rendre les sacs en plastique payants dans les magasins pour en faire diminuer la consommation. Compte tenu de l’omniprésence des « konbini » qui les distribuaient à tour de bras et du caractère sacrosaint dans l’archipel du service au client, qui inclut un empaquetage soigneux des biens vendus, ce changement est quasi révolutionnaire.

Au sommet du gouvernement, un développement intéressant fut la nomination en automne 2019 de Koizumi Shinjirō comme ministre de l’environnement (en photo ci-dessus au COP25 de Barcelone la même année). M. Koizumi est le fils du fameux Premier Ministre du début des années 2000 Koizumi Junichirō, et peut-être le politicien le plus populaire du pays, que tous pensent destiné à suivre les traces de son père tôt ou tard. Que son premier portefeuille ministériel soit l’environnement a donc attiré l’attention. Il s’est depuis efforcé de donner plus de prééminence aux questions écologiques dans l’agenda du gouvernement, avec quelques succès. Le plus notable a été l’annonce cet été que le Japon allait réduire de façon significative le soutien officiel à la construction de centrales à charbon dans les pays en développement. Il ne s’agit cependant pas d’une cessation totale, et M. Koizumi s’est également attiré les foudres des activistes écologistes pour ne pas avoir promis clairement de ne plus construire de centrales à charbon au Japon-même. Un signe, peut-être, que son ministère reste bien moins influent que celui, plus conservateur, de l’économie, du commerce et de l’industrie.

 

Souci d’image nationale

Dans ce domaine, une dimension intéressante des débats au sein du gouvernement est le rôle que jouent les préoccupations des élites japonaises quant à l’image de leur pays sur la scène internationale. M. Koizumi ne se prive pas de souligner à quel point le retard du Japon sur certaines questions environnementales – notamment sa réticence à renoncer complètement au charbon – fait de lui la cible des critiques de ses partenaires et des organisations écologistes. Il sollicite donc ouvertement cette « pression externe » pour vaincre la résistance de la bureaucratie nippone.

Cette pression externe fut décisive dans la réforme de la politique d’aide au développement mentionnée plus haut, mais également dans la promesse beaucoup plus ambitieuse, faite en octobre dernier par le Premier Ministre Suga Yoshihide, que le Japon visera la neutralité carbone d’ici 2050. Les voix se multipliaient à l’intérieur du pays pour une action plus ferme sur le climat – y compris venant des grandes entreprises craignant se retrouver en violation des normes environnementales imposées par leurs partenaires et clients internationaux – mais le timing de l’annonce de M. Suga suggère également que les préoccupations d’image et de prestige furent décisives.

Le Président chinois Xi Jinping avait en effet fait peu avant une promesse similaire, visant la neutralité carbone d’ici 2060. Etant donné que la Chine est le plus important émetteur de CO2 du monde, cette promesse avait surpris et attiré des louanges universelles. On peut penser que le gouvernement japonais s’est senti obligé d’emboîter le pas rapidement pour ne pas paraître rétrograde. Il faut dire que le Japon aime se comparer à la Chine pour souligner à quel point il est un acteur responsable et apprécié sur la scène internationale par rapport à son voisin. Voir Pékin se positionner comme porte-étendard de la cause écologique fut donc alarmant. Pour ne pas être en reste, la Corée du Sud s’est d’ailleurs également empressée de faire une promesse similaire à celle de ses voisins. La compétition entre Etats pour des questions de prestige et d’honneur, particulièrement intense en Asie du Nord-Est et souvent source de conflits inutiles, aura donc cette fois eu un impact bénéfique pour la planète.

Fin de l’ère Abe, et après ?

La démission du Premier Ministre Abe Shinzo fin août fut surprenante de par sa soudaineté, mais des signes annonciateurs étaient perceptibles depuis plusieurs semaines. Les rumeurs concernant son état de santé grouillaient en raison de deux visites successives à l’hôpital. M. Abe semblait également de plus en plus distant et détaché des affaires gouvernementales, malgré la menace toujours aigüe du coronavirus. Sa popularité avait d’ailleurs fortement chuté depuis le début de 2020 à cause d’une réponse du gouvernement central jugée lente et désorganisée. Un collègue japonais me disait avec assurance début août déjà que le règne de M. Abe touchait à sa fin. Quoi qu’il en soit, nul ne peut nier qu’il aura marqué l’histoire politique du Japon contemporain.

Il aura imposé sa marque non pas tant par l’ampleur des réussites de son gouvernement – pour chaque succès, on pourra également citer des objectifs non atteints, des réformes promises mais jamais mises en œuvre, ou des scandales – que par la vigueur de son leadership et par sa longévité. La presse regorgeant d’évaluations de l’héritage que laisse M. Abe, je ne vais pas m’attarder ici sur les succès et les limites d’ « Abenomics » ou sur les résultats de sa diplomatie active. Je voudrais plutôt me concentrer sur les raisons de la durabilité de son gouvernement. Ces raisons peuvent, il me semble, nous fournir des indices utiles pour juger les chances de succès du successeur de M. Abe, à savoir son chef de cabinet Suga Yoshihide, sur le point de gagner haut la main une élection interne au Parti libéral-démocrate (LDP selon son acronyme anglais).

 

Dans la continuité, avec plus d’énergie

Il faut d’abord noter que, si M. Abe s’est démarqué de ses prédécesseurs, ce n’est pas nécessairement par l’originalité des politiques qu’il proposait. Les dirigeants japonais cherchaient depuis longtemps à vaincre la déflation et à revitaliser l’économie du pays. Cela supposait un effort d’ouverture plus poussée au monde extérieur, que Kan Naoto, au pouvoir en 2010-2011 lors du bref règne du Parti démocrate japonais, avait déjà annoncé en fanfare. Les efforts du Japon pour joindre, conclure et mettre en œuvre l’ « Accord de partenariat transpacifique » sous M. Abe, ainsi que la (modeste) ouverture des frontières à l’immigration s’inscrivent dans cette lignée. Le Japon se dirigeait également depuis plusieurs années vers une politique extérieure et de sécurité plus active.

Abe avait donc sur beaucoup de points repris à son compte des priorités anciennes, mais fut plus efficace que beaucoup de ses prédécesseurs à les réaliser (une exception majeure étant la révision de la Constitution, qui semble toujours aussi inatteignable). Il est en effet parvenu à maîtriser de manière durable la machinerie étatique nippone. La raison de ce succès est sa capacité à remplir avec habileté les deux fonctions attendues d’un Premier Ministre japonais, à savoir dompter l’appareil bureaucratique du pays et le LDP d’un côté, et séduire le public de l’autre.

 

Un rôle à deux visages

Pour être efficace, il est d’abord essentiel qu’un dirigeant japonais parvienne à mobiliser la bureaucratie japonaise derrière son programme. Celle-ci a traditionnellement joué un rôle essentiel dans l’élaboration des politiques publiques et dans la gouvernance de l’archipel, mais est très sensible aux rivalités entre départements avec des priorités opposées. Elle sait également se montrer revêche et résistante envers tout politicien que les fonctionnaires ne considèrent pas à la hauteur de ses responsabilités. Par ailleurs, la politique interne au LDP peut être des plus traitres et nombre de Premiers Ministres ont été forcé de démissionner prématurément après avoir perdu le soutien d’une majorité des factions qui le composent.

Abe a cependant su asseoir son autorité sur les deux. Il a notamment continué et accentué un mouvement de longue date vers le renforcement des pouvoirs des organes politiques, et en particulier du Bureau du Premier Ministre, face à la bureaucratie. Les nouveaux appareils de coordination créés et le contrôle étroit exercé sur les décisions de personnel (nominations, promotions, rétrogradations) ont rendu la mise en œuvre des initiatives du cabinet plus aisées, et posé les bases d’un modèle de leadership solide dont les successeurs de M. Abe lui seront probablement reconnaissants. Celui-ci est également parvenu à maintenir l’unité du LDP, à tel point que les commentateurs avaient commencé à évoquer une fin de la politique des factions, si caractéristique du système japonais.

 

La capacité de M. Abe à unifier son parti fut en partie due à ses succès électoraux répétés, qui lui ont permis de menacer tout groupe rebelle de dissoudre le Parlement et ainsi provoquer une élection générale. M. Abe n’est pourtant pas très charismatique, n’est pour le moins pas un grand orateur, et le soutien du public au LDP fut durant ses années au pouvoir plus résigné qu’enthousiaste. Malgré cela, il est parvenu à convaincre le public de sa capacité à diriger en adoptant des slogans électoraux judicieux appelant à la revitalisation et au rétablissement de la confiance en soi du pays, et surtout en démontrant son aptitude à représenter le Japon avec assurance sur la scène internationale. Les Japonais sont en effet soucieux de la façon dont leur pays est traité par ses pairs. La diplomatie active de M. Abe et sa capacité de tisser des liens productifs avec d’autres dirigeants – y compris le président chinois Xi Jinping, mais avec l’exception marquée du président sud-coréen Moon Jae-in – ont grandement contribué à convaincre la population nippone de maintenir sa confiance envers M. Abe malgré les scandales répétés et l’impopularité de certaines de ses politiques comme la hausse de la TVA.

 

Et tu, Suga ?

Les doutes quant à l’aptitude de M. Suga à représenter son pays de la même façon sont source d’incertitude quant à sa longévité une fois qu’il aura été officiellement élu. Son succès comme dompteur de la bureaucratie semble assuré, puisqu’en tant que chef de cabinet, il fut le principal moteur de la réalisation du programme de M. Abe. Contrairement à celui-ci, M. Suga est d’origine modeste. Il est parvenu au sommet à la sueur de son front et en acquérant une connaissance intime des rouages de la bureaucratie. La rapidité avec laquelle les différentes factions du LDP se sont mobilisées derrière lui semble également indiquer qu’il n’aura pas de problèmes de gestion de parti, du moins dans l’immédiat.

Sa capacité à gagner le respect des Japonais est beaucoup plus incertaine. M. Suga est encore moins charismatique que M. Abe et a cultivé une image de serviteur du public diligent plutôt que de leader téméraire. En tant que porte parole du gouvernement, il était une présence constante sur les téléviseurs japonais, mais est surtout connu comme l’ « Oncle Reiwa », qui avait le premier annoncé le nom de la nouvelle ère japonaise aux citoyens (voir la photo ci-dessus). Son expérience internationale (et son intérêt pour la diplomatie) sont très limités. Le seul programme qu’il a articulé pour l’instant et de « reprendre et avancer » les politiques du gouvernement Abe, de combattre les effets de la pandémie, de revitaliser les provinces japonaises, et d’adopter une politique fiscale plus prudente – des objectifs raisonnables mais pas des plus excitants.

 

Ces doutes n’impliquent pas nécessairement que M. Suga est condamné à servir de « Premier Ministre intérimaire » jusqu’à l’élection régulière d’un nouveau président du LDP en septembre 2021. Son sérieux et son dévouement au bien public sont reconnus, et il se peut qu’il parvienne à habiter le rôle de Premier Ministre avec assurance – et qu’il profite de la sympathie générée par la démission de M. Abe pour déclencher une élection qui renforcerait son mandat. Cependant, plusieurs personnalités plus fortes et intéressantes attendent dans les coulisses du parti, et sont sans doute déjà en train de faire des plans pour 2021. L’année à venir sera dans tous les cas captivante.

Succès et impopularité du gouvernement japonais

L’état d’urgence déclaré début avril pour freiner la propagation du coronavirus a été levé aujourd’hui pour l’ensemble du Japon. Il aura atteint son but, puisque la courbe de progression du virus a été aplatie. La plupart des provinces de l’archipel n’ont pas enregistré de cas depuis plusieurs semaines et même Tokyo, épicentre de l’épidémie, a vu son total journalier retomber à près de zéro. Les autorités japonaises peuvent donc se féliciter d’être parvenues à contenir l’épidémie, et ce avec des mesures de confinement bien moins lourdes que celles prises dans beaucoup de pays européens.

Malgré ce succès, le taux d’approbation pour le gouvernement d’Abe Shinzo est en chute libre. Le Premier Ministre est en effet l’un des seuls dirigeants au monde à avoir vu sa popularité diminuer au cours de la crise. La proportion de Japonais qui le soutiennent est selon certains sondages descendue au-dessous de 30%, un chiffre qui a coûté leur poste à nombre de ses prédécesseurs. Comment donc expliquer ce paradoxe entre succès épidémiologique et impopularité grandissante ?

 

Succès relatif

Il faut d’abord reconnaître que, si la réponse du Japon face au coronavirus peut être comparée favorablement à celles des pays occidentaux, il suffit aux citoyens de l’archipel d’observer la situation chez leurs voisins asiatiques comme Taiwan, Hong Kong ou le Vietnam pour relativiser le succès de leur gouvernement dans ses mesures de contrôle. Le Japon a certes maitrisé l’épidémie, mais d’autres pays asiatiques sont parvenus à l’étouffer dans l’œuf. Les médias japonais ne se sont par ailleurs pas privés d’examiner de façon critique la relativement faible capacité de tests du pays, les problèmes d’approvisionnement en équipements de protection, ou encore les signes de tensions et d’épuisement dans certains secteurs du système de santé.

Face à ces difficultés, le gouvernement central était largement absent. Il a par exemple beaucoup tergiversé avant de déclarer une situation d’urgence. Ce sont plutôt la bureaucratie, les autorités locales, le secteur privé et les citoyens japonais qui ont pris sur eux de faire face à la crise. Les fonctionnaires des agences de santé publique se sont révélés d’excellents « traceurs de contacts », capables d’interrompre les chaines de transmission du virus relativement tôt. Les maires et gouverneurs se sont montrés compétents et transparents, communiquant fréquemment avec le public et le guidant de façon calme et rassurante. La plupart des commerces japonais ont fait leur part pour freiner la propagation du virus, fermant temporairement boutique et s’adaptant à un monde de télétravail et de livraisons à domicile – une transition particulièrement difficile dans un pays très attaché à ses façons de faire habituelles – malgré les coûts et chamboulements que cela représentait. Les citoyens, enfin, se sont montrés responsables, adoptant rapidement les habitudes d’hygiène nécessaires et respectant les instructions des experts d’éviter les endroits fermés, très fréquentés et à l’étroit.

 

Malgré M. Abe, pas grâce à lui

Non seulement M. Abe n’a pas été d’une grande aide dans ces tâches, mais lorsqu’il a tenté de démontrer son pouvoir de décision il s’est plutôt attiré les foudres du public. Sa décision soudaine de demander la fermeture des écoles tôt dans l’épidémie était probablement judicieuse, mais fut largement critiquée sur le moment. L’annonce quelques semaines plus tard que, face à la pénurie de masques, le gouvernement allait en envoyer deux, lavables, à tous les foyers fut quant à elle reçue comme ridicule et a depuis tourné au désastre. Ces masques – insuffisants dès le départ pour toute famille de plus de deux membres – ont commencé à être distribués trop tard pour être utiles (la pénurie est terminée) et beaucoup sont arrivés en mauvais état ou étaient trop petits pour être utilisables.

Sur le plan économique également, la politique phare du gouvernement a été beaucoup critiquée. Elle prévoyait d’abord un paiement d’environ 300’000 yens (environ 2700 francs suisses) aux familles atteintes financièrement par la crise, mais les critères d’éligibilité étaient peu clairs et la mise en œuvre trop complexe. Ce n’est que sous la pression intense de son partenaire minoritaire de coalition que M. Abe s’est vu forcé de remplacer ce programme par un paiement universel de 100’000 yens. Les procédures d’obtention viennent seulement d’être dévoilées, plus d’un mois après l’annonce de la mesure. Beaucoup jugent celle-ci et les autres politiques économiques annoncées par le gouvernement tout à fait insuffisantes pour faire face à l’ampleur de la crise. L’économie japonaise était en effet déjà en récession avant même que le coût de l’épidémie ne se précise, à cause d’une impopulaire hausse de la TVA à l’automne dernier.

 

Jeux politiques habituels

Le public japonais avait donc déjà d’amples raisons d’être mécontent de la performance de M. Abe et de son cabinet. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase n’est cependant pas liée directement à la pandémie, mais plutôt aux jeux d’influence à la limite de l’illicéité dont a souvent été accusé le Premier Ministre. Cette fois la controverse tourne autour d’une tentative de faire passer à la Diète une mesure visant à augmenter l’âge de la retraite pour les procureurs. Beaucoup soupçonnent là une tentative de maintenir en fonction des personnes proches de M. Abe.

Les critiques montantes, soulignant notamment à quel point il était inapproprié de pousser la Diète à adopter une telle réforme au beau milieu de la crise du coronavirus, avaient déjà forcé le parti de M. Abe à reporter le débat à son sujet. Il a ensuite été révélé que le Procureur général de Tokyo, un allié du Premier Ministre, était allé jouer à des jeux d’argent en plein état d’urgence. Il a rapidement dû donner sa démission, mais le scandale n’a fait qu’accroître la pression sur M. Abe lui-même.

 

Avec son taux d’approbation en chute libre et le taux de soutien à son parti également en baisse, les rumeurs et spéculations quant à une fin précipitée de son mandat fusent. Ce n’est cependant pas la première fois que le Premier Ministre se retrouve en difficulté, et il a auparavant toujours réussi à se rétablir. Il est trop tôt pour affirmer que ce scandale sera différent. Il est cependant intéressant de noter que ce n’est en fin de compte pas sa réponse défaillante à l’épidémie, mais plutôt une forme de « politique habituelle » qui a plongé son gouvernement dans la tourmente. Un signe de plus, peut-être, que le Japon est bien parvenu à maîtriser le virus.

Coronavirus : Situation d’urgence dans les métropoles nippones

Cela semblait inévitable depuis quelques jours. Le Premier Ministre Shinzo Abe a hier déclaré une situation d’urgence d’un mois face à la propagation de Covid-19 à travers le pays. Le nombre de cas continue en effet de grimper rapidement à Tokyo – plus de 100 cas par jour ont été annoncés ce week-end – et presque toutes les provinces du pays sont désormais affectées. Le système de santé de Tokyo a dû changer d’approche et placer les cas légers en quarantaine chez eux ou dans des hôtels afin de préserver les lits d’hôpitaux pour les personnes gravement atteintes. Des gouverneurs de plus en plus nombreux appellent les citoyens des zones urbaines à éviter les sorties inutiles le week-end et à faire du télétravail s’ils le peuvent. Les suggestions de la gouverneure de Tokyo, Koike Yuriko, qu’une déclaration était devenue nécessaire, se sont faites de plus en plus pressantes et explicites, tandis qu’un chœur grandissant d’experts, de politiciens et de commentateurs réclamait une réponse plus résolue du gouvernement central. La lenteur du cabinet de M. Abe à proclamer une situation d’urgence et les outils limités que celle-ci accorde aux autorités sont cependant révélateurs de la nature diffuse du pouvoir dans le Japon contemporain.

 

Tergiversations

Les critiques de M. Abe – surtout à l’étranger – l’ont souvent accusé de vouloir raviver au Japon des pratiques de la période d’avant-guerre, associée à une gouvernance autoritaire et militariste. Cette interprétation est cependant difficilement conciliable avec la réticence de son cabinet au cours des dernières semaines à déclarer une situation d’urgence et à s’arroger des pouvoirs d’exception. Alors même qu’il mettait en place le comité nécessaire à superviser une éventuelle situation d’urgence, le gouvernement soulignait son espoir d’éviter de devoir faire le pas. Les membres du cabinet ont répété jusqu’au dernier moment qu’ils ne jugeaient pas une déclaration nécessaire, et que, si elle le devenait, ils procéderaient avec prudence en considérant attentivement toutes les conséquences. Maintenant que le pas a été franchi, ils ont d’abord insisté sur le fait que seules les régions de Tokyo et Osaka sont concernées, à tel point que les maires de Nagoya et de Fukuoka (la troisième et cinquième ville du pays respectivement) ont dû demander publiquement que leur ville, où le virus se répand également à plus petite échelle, soient également couvertes.

La raison la plus souvent citée à propos des hésitations du gouvernement central est sa crainte quant à l’impact sur l’économie de mesures de restrictions plus sévères sur les activités des citoyens. Il me semble cependant également voir ici une démonstration du fait que, malgré son désir de se présenter comme un dirigeant fort chargé de revitaliser son pays après une période de flottement et malgré son indiscutable succès politique, M. Abe et son gouvernement ne sortent pas vraiment des paramètres du système politique japonais d’après-guerre. Le pouvoir décisionnel n’est pas, dans ce système, concentré au sommet mais diffus ; l’autorité est exercée, non pas par un leader seul mais collectivement, en suivant des procédures légales minutieuses.

 

Pouvoirs délégués et moyens de pression informels

Les modalités de la loi sur les situations d’urgence liées aux épidémies illustrent parfaitement ce fait. Il fallait, comme dit plus haut, d’abord mettre en place un comité de coordination, avant de pouvoir émettre une déclaration, et les critères légaux pour justifier celle-ci ont fait l’objet d’un examen détaillé en consultation avec les experts médicaux. Le gouvernement a annoncé lundi qu’elle était imminente, mais a ensuite passé la journée à consulter la Diète et le conseil d’experts avant de réunir le comité et obtenir son approbation.

La situation d’urgence a maintenant été déclarée, mais les pouvoirs accordés au gouvernement sont en réalité limités. Ces pouvoirs sont d’abord exercés par les gouverneur(e)s des régions concernées, et non pas par le gouvernement central. Ceux-ci peuvent « demander » (yōsei) aux particuliers d’éviter les sorties non nécessaires et urgentes et à certains commerces non-essentiels et particulièrement à risque de fermer temporairement. Ces demandes ne sont cependant pas accompagnées de menaces de punition en cas de non-respect. Seules les entreprises et institutions actives dans des domaines essentiels (santé, fourniture de biens médicaux, transports, etc.) peuvent être soumis à des ordres plus stricts sous menace de pénalités ou de confiscations. On imagine cependant difficilement que les commerces auxquels on « demande » seulement de fermer refusent de coopérer et se brouillent ainsi avec les autorités chargées de les superviser. Quant aux particuliers, la loi précise même que la limitation de leurs droits et libertés doit être réduite au minimum possible.

Les membres des gouvernements centraux comme provinciaux se sont tous empressés de souligner que la situation d’urgence japonaise sera différente des « confinements » imposés par beaucoup de pays européens. Il sera toujours possible de circuler librement et la police ne sera pas impliquée dans l’application des mesures d’urgences. Les autorités comptent sur la capacité de la société japonaise à se policer elle-même et au sens de la discipline des citoyens, auxquels elles ont de façon répétée demandé coopération, prudence et sang froid.

 

Une accentuation, pas un changement de direction

La déclaration d’hier a donc pour but d’abord et avant tout de renforcer le message que le gouvernement avait déjà adopté il y a deux semaines et le sentiment d’urgence des citoyens pour encore diminuer les contacts entre eux. Cela sera-t-il suffisant pour freiner l’avancée du virus ? Les Japonais avaient bien respecté les requêtes précédentes de Mme Koike et d’autres, d’éviter les sorties de loisir le soir et les week-ends, durant lesquels la fréquentation des transports et commerces semble avoir baissé de plus de 70%. Le gros problème était cependant la baisse beaucoup plus faible durant les jours de semaine – peut-être 30 à 40% – puisque beaucoup d’entreprises japonaises étaient très réticentes à adopter le télétravail, auquel elles sont souvent peu préparées culturellement et technologiquement (cet article du Washington Post l’explique bien).

Malgré l’aggravation de l’épidémie au Japon ces dernières semaines, la situation est encore bien moins dramatique que dans les pays occidentaux les plus touchés, et le nombre de décès (105 à ce jour) et de cas critiques (99) reste relativement bas. Les prochains jours et semaines montreront si l’approche peu contraignante propre à la culture politique nippone contemporaine est suffisante pour confirmer ce diagnostic.

Coronavirus : Tokyo au bord du précipice ?

Jusqu’à récemment, le Japon semblait avoir réussi à limiter la propagation de Covid-19 sans pour autant soumettre la population aux mesures radicales de restriction de l’activité économique et sociale adoptées par la plupart des gouvernements européens. Cela semble encore être le cas dans la plus grande partie du pays aujourd’hui, mais la capitale se retrouve, elle, à l’orée d’une situation critique. Dans une conférence de presse mercredi soir, la gouverneure Koike Yuriko a employé un langage dramatique, avertissant que Tokyo était face à une « situation critique » et menacée par une « explosion d’infections » (le message écrit sur le panneau qu’elle tient dans la photo ci-dessus). Elle a demandé à tous les citoyens de prendre conscience de l’état de crise et de faire preuve de discipline, en évitant les sorties inutiles et les environnements à risque dans les jours à venir, et ce week-end en particulier. Elle a également averti que « verrouiller » la capitale pourrait devenir nécessaire si ces instructions n’étaient pas suivies.

 

La hanami au temps du corona

Comment en est-on arrivé là, alors que la situation semblait il y a quelques semaines plus ou moins sous contrôle? Cette aggravation se faisait en réalité pressentir depuis plusieurs jours. Réuni en fin de semaine dernière, le conseil d’experts du gouvernement avait déjà exprimé sa crainte qu’une explosion de cas ait lieu dans les trois grands centres urbains – Osaka et alentours, Nagoya et Tokyo – qui sont maintenant les épicentres de l’épidémie au Japon, alors même que la plupart des provinces continuent à être peu affectées. La plus grande source d’inquiétude était la découverte continue de cas dont la source de contamination est inconnue, indiquant une diffusion rampante du virus et minant ainsi la stratégie efficace de détection des foyers d’infection des autorités.

Malgré ces avertissements, la discipline de la population avait clairement commencé à se relâcher. La floraison des cerisiers, moment chéri du calendrier japonais – qui a d’ailleurs cette année commencé exceptionnellement tôt à Tokyo en raison d’un hiver très doux –, fut comme d’habitude l’occasion pour les habitants de la capitale de se réunir pour « admirer les fleurs » (hanami) et boire entre amis. Les masques sont devenus moins omniprésents qu’ils ne l’étaient auparavant. Les restaurants et centres commerciaux étaient bondés. Plusieurs événements sportifs et musicaux avaient repris, dont un tournoi de catch dans une des plus grande arènes de la ville, qui a fait le tour des réseaux sociaux et fait l’objet d’une condamnation générale, même si les masques étaient distribués à l’entrée à tous les spectateurs.

 

Rétablir la discipline

Il n’est donc pas surprenant que le nombre de cas découverts à Tokyo ait commencé à augmenter cette semaine – environ 15 lundi et mardi, un peu plus de 40 mercredi, jeudi et vendredi, plus de 60 samedi et dimanche –, amenant Mme Koike à son annonce de mercredi. Le but explicite était de faire prendre conscience au public de la gravité de la situation et donc de rétablir la discipline dont avaient initialement fait preuve les Japonais. Les autorités et les médias répètent également en boucle les trois conditions à éviter à tout prix, à savoir une rencontre dans un lieu fermé sans bonne aération, bondé, et où l’on se parle en forte proximité – un message qui a le mérite d’être clair et facile à enregistrer, même s’il risque de donner une impression trop sommaire de la façon dont se transmet le virus. Un premier effet malheureux des avertissements du gouvernement fut de précipiter une vague d’achats de panique de denrées alimentaires, qui s’est cependant résorbée après que les responsables eurent assuré leurs clients de l’ouverture continue des supermarchés durant le « verrouillage souple » et de la stabilité de l’approvisionnement.

Les autres signes sont plus encourageants : de nombreux lieux de loisirs, centres commerciaux, cafés et restaurants ont volontairement annoncé qu’ils seraient fermés ce week-end, et j’ai pu observer moi-même aujourd’hui lorsque je suis sorti dîner que le quartier habituellement très animé où je vis s’était considérablement vidé. Il reste cependant à voir si les efforts de la société japonaise pour respecter les requêtes du gouvernement continueront ces deux prochaines semaines, la période durant laquelle Mme Koike a suggéré que les mesures poussées de retenue seront nécessaires.

 

Inquiétude, mais pas encore de panique

De cette discipline continue dépendra la trajectoire de l’épidémie au Japon. Malgré l’augmentation de cas ces derniers jours, la situation reste ici bien moins dramatique qu’en Europe. Le nombre de décès (56 à ce jour) et de cas graves (56) reste relativement bas, et les hôpitaux japonais ne sont pas encore débordés – ils continuent à accueillir même les cas bénins d’infection au Codiv-19 – même si ceux de la capitale se préparent à une période de stress intense. Beaucoup de régions semblent d’un autre côté maintenir l’épidémie sous contrôle et s’apprêtent à rouvrir prudemment les écoles et à relancer certaines activités sociales et économiques à risque faible. Les autorités sont cependant explicites dans leurs avertissements qu’une aggravation soudaine et des mesures de contrôle bien plus radicales dans les zones les plus touchées seront inévitables si la population ne prend pas la situation assez au sérieux.

L’expérience du Japon ces dernières semaines est donc porteuse de deux leçons. D’un côté, la tendance au relâchement de la discipline des citoyens est naturelle après une période prolongée de restrictions économiques et sociales, mais devient vite dangereuse, en tout cas dans les zones urbaines à forte densité de population. C’est le devoir des autorités de diffuser un message consistant qui reflète le degré d’urgence de la situation locale. D’un autre côté, le Japon continue à démontrer qu’avec une population coopérative, il est possible de trouver un juste milieu entre restrictions et maintien de la vie publique et d’adapter l’équilibre entre ces deux pôles au danger de propagation du virus en divers lieux et à divers moments. Il faut cependant également reconnaître que cet équilibre est fragile et instable. Comme le démontre Tokyo en ce moment, danser au bord de l’abîme est un exercice périlleux. Le risque de chute reste très inquiétant.

Le Japon face au coronavirus : un mois après le début de la crise

Le gouvernement japonais n’a pas brillé par l’efficacité de sa réponse à la crise du coronavirus. Il fut d’abord lent à établir des mesures de restriction des voyageurs venus de la province de Hubei au centre de l’épidémie. Il a attendu plus d’une semaine après lax découverte des premiers cas de transmission à l’intérieur du pays avant de dévoiler un plan stratégique. La gestion du cas du bateau de croisière Diamond Princess, où le virus s’est répandu durant une mise en quarantaine dans le port de Yokohama et a infecté plus de 700 passagers et membres de l’équipage (7 d’entre eux sont ensuite décédés), a également été largement critiquée.

Même s’il était probablement inévitable que Covid-19 se répande dans l’archipel étant donné les liens sociaux et économiques étroits entre le Japon et la Chine, le manque de réactivité du gouvernement d’Abe Shinzo a donc vraisemblablement aggravé l’épidémie. Le contraste avec Taiwan, dont les autorités ont agi de façon rapide et décisive et qui est ainsi parvenu, jusqu’ici, à éviter une épidémie, est frappant. Encore maintenant, il semble que la coordination au sommet du gouvernement japonais soit imparfaite, et que le Premier Ministre n’est pas parvenu à établir une unité de crise avec une chaîne de commandement claire.

 

La courbe a-t-elle été aplatie ?

Malgré ces cafouillages, la croissance du nombre de personnes infectées au Japon a suivi une trajectoire différente de celles des pays occidentaux. Les premières infections de provenance incertaine furent découvertes à la mi-février, soit quelques jours avant le début de la crise en Italie. De nouveaux cas ont depuis lors été annoncés tous les jours (autour d’une vingtaine au début, souvent plus d’une cinquantaine ces jours-ci), mais la progression du virus semble être nettement moins rapide qu’en Europe.

Beaucoup soupçonnent que la raison en est en réalité le faible nombre de tests diagnostics réalisés par les autorités, en raison de critères de contrôle de qualité stricts et d’une mobilisation tardive des acteurs privés capables de les conduire. Cependant, quel que soit le nombre total de personnes infectées, le nombre relativement faible de cas graves (35 au moment où j’écris ces lignes) et de décès (22) alors que nous nous approchons d’un mois après le début de l’épidémie et que la population japonaise est la plus vieillissante du monde (et donc particulièrement à risque) suggère que les hôpitaux japonais ne sont pas sur le point d’être débordés. Si l’objectif des politiques publiques aujourd’hui est d’aplatir la courbe de progression du virus pour éviter de surcharger les infrastructures publiques – le grand nombre de lits d’hôpitaux par habitant dont dispose le pays est ici bienvenu -, le Japon semble pour le moment y parvenir.

C’est en tout cas le constat fait le 9 mars par le conseil d’experts réunis par le gouvernement japonais. Il a alors noté avec soulagement l’absence de progression explosive du virus, tout en soulignant le danger de tout relâchement et la nécessité d’utiliser le temps ainsi gagné pour renforcer le plus possible les infrastructures de santé. Si le Japon a réussi à éviter le pire malgré la réponse pour le moins imparfaite du gouvernement de M. Abe, comment ce résultat s’explique-t-il ?

 

Mesures drastiques

La première est que les mesures prises – certes tardivement – par le gouvernement central ont probablement eu l’effet escompté. Je fais d’abord référence ici à l’annulation de presque tous les événements publics et à la fermeture des musées et autres attractions populaires tel que Disneyland depuis fin février. On a également fortement encouragé les compagnies à donner généreusement des jours de congé maladie à leurs employés et à permettre le travail à distance, ainsi que des horaires de travail décalés pour amenuiser les flux de passagers dans les transports durant les légendaires heures de pointe japonaises. La mesure la plus drastique fut cependant une demande soudaine de fermer toutes les écoles du pays durant tout le mois de mars. M. Abe fit alors l’objet d’un torrent de critiques selon lesquelles cette décision avait été prise de façon arbitraire sans consulter ni experts ni collègues, et était inspirée avant tout par un désir d’avoir l’air résolu, afin de rassurer le Comité International Olympique quant à la capacité du Japon à tenir les Jeux comme prévu cet été à Tokyo.

Ces critiques sont tout à fait légitimes, mais beaucoup reconnaissent maintenant que la fermeture des écoles a contribué à freiner l’avancée du virus. Cependant, une telle mesure imposée dans tout le pays ne fait sens qu’à court terme. Comme le souligne le conseil d’experts du gouvernement, la bataille contre le virus sera un travail de longue haleine et il s’agira de trouver le juste équilibre entre prévention de sa propagation et préservation de l’activité économique et sociale. Nombre d’autorités locales dans des régions moins touchées par le virus ont déjà commencé à rouvrir les établissements scolaires pour éviter de trop chambouler la vie de tous les parents mis dans l’embarras par le besoin soudain de s’occuper de leurs enfants plutôt que d’aller travailler. Des fermetures ciblées dans les zones à risque et d’autres mesures de minimisation du danger de propagation seront à l’avenir bien plus appropriées qu’une politique uniforme pour tout le pays.

 

Mobiliser la population et dépister les foyers épidémiques

Plus importants encore que l’interdiction des grandes réunions ont probablement été l’appel au sens civique des Japonais et la mise en place de protocoles efficaces pour gérer tout foyer d’épidémie découvert. En ce qui concerne le premier élément, le Japon – comme ses voisins d’ailleurs – bénéficie d’un avantage clair, à savoir une culture qui a traditionnellement accordé une grande importance à la propreté et aux égards pour les autres. Il n’a pas fallu beaucoup d’encouragements du gouvernement pour que les citoyens respectent les règles d’hygiène simples qui peuvent ralentir la propagation du virus et s’efforcent de ne pas mettre en danger les personnes vulnérables dans leur entourage. C’est bien sûr dans les situations de crises telles que celle-ci que les valeurs collectives qui animent encore aujourd’hui les sociétés post-confucianistes d’Asie de l’Est se révèlent le plus utiles.

Malgré la performance très imparfaite du gouvernement japonais, le pays a également pu compter sur l’efficacité de son appareil bureaucratique au niveau national comme local, et aux relations de confiance entre fonctionnaires, personnel de santé et représentants de la société civile. Ces avantages ont été décisifs ces dernières semaines, permettant aux autorités de rapidement identifier les foyers émergents et d’atteindre et d’isoler tous les infectés potentiels, évitant ainsi que nombre d’entre eux ne propagent le virus. Comme on a pu le voir au début de l’épidémie, la bureaucratie japonaise a tendance à se retrouver paralysée face à une situation de crise imprévue durant laquelle les procédures en place sont inapplicables. Une fois que le cerveau collectif des fonctionnaires s’est adapté aux nouvelles tâches qu’on attend d’eux, ils font en revanche preuve d’une grande compétence.

Cela permet pour le moment aux Japonais d’affronter la crise du coronavirus avec une certaine sérénité. Les gens sont bien sûr inquiets, et beaucoup doivent faire des ajustements. A Tokyo cependant, même si les trains sont moins bondés que d’habitude, la vie semble suivre son cours plus ou moins normalement. Espérons qu’une aggravation de l’épidémie n’amènera pas les Japonais à des sacrifices autrement plus conséquents.

La seconde vie des voitures japonaises

Parmi les populations des pays développés, les Japonais sont probablement ceux qui remplacent leur voiture le plus fréquemment. Les raisons de ce phénomène sont sociales et économiques. Tout d’abord, les voitures sont souvent considérées comme un symbole de statut social par les habitants de l’archipel, et beaucoup tirent une grande fierté de maintenir leur voiture en parfait état – il est en effet très rare de voir des véhicules à la carrosserie endommagée – et à acquérir des modèles de dernier cri.

Une seconde raison, probablement plus importante, est l’exigence et le coût élevé des inspections périodiques auxquelles toutes les voitures doivent se soumettre. Guidées par leur obsession de la sécurité publique, les autorités imposent en effet des contrôles particulièrement sévères pour s’assurer qu’aucun véhicule avec le moindre risque de défaillance ne se retrouve sur les routes japonaises. Ces exigences et les coûts associés, déjà importants à la base, augmentent avec l’âge du véhicule, ce qui rend dans de nombreux cas son remplacement plus économique après cinq ou six ans.

 

Un commerce d’exportation des plus actifs

Cette situation profite bien sûr aux entreprises automobiles domestiques autant qu’importées et rendent le marché nippon très attrayant. Elle a cependant également pour résultat un nombre particulièrement élevé de véhicules de seconde main qui trouveront difficilement preneur dans l’archipel. Ces voitures sont donc exportées de par le monde, à hauteur de plus d’un million par année. Le Japon faisant partie d’une minorité de pays qui conduisent à gauche « à l’anglaise », les destinations possibles sont cependant limitées.

Le Myanmar était jusqu’à récemment l’une des plus importantes, malgré le fait que l’on y roule à droite, à tel point que les voitures japonaises d’occasion constituaient la plus grande partie du marché automobile birman. Cela s’est révélé particulièrement profitable pour les exportateurs japonais après l’ouverture du pays en 2011 et l’augmentation du pouvoir d’achat d’une partie de ses habitants. Dans les années qui ont suivi, le Myanmar était souvent leur premier marché. En 2017, le gouvernement a cependant imposé des limites à ces importations pour des raisons de sécurité routière et pour tenter de stimuler la production locale.

Comme j’ai pu le constater de mes propres yeux lors d’un récent séjour à Yangon, ces restrictions n’ont en réalité pas encore eu un impact notable. Les routes de la capitale économique birmane restent effectivement envahies de véhicules de marques japonaises – grand nombre d’entre elles avec le volant à droite –, à tel point qu’il est rare d’apercevoir une voiture d’un autre pays. Les restrictions ont donc dans un premier temps simplement poussé le marché dans la clandestinité.

 

Un plus pour l’image du Japon

D’aucuns déploreront le trafic très dense et la pollution que l’explosion du nombre de voitures sur les routes de Yangon a provoqués – le changement dans ce domaine par rapport à ma dernière visite il y a plus de dix ans est assez saisissante – mais les Birmans qui peuvent se le permettre sont sans aucun doute ravis de pouvoir se procurer ainsi des voitures de bonne facture et avec relativement peu de kilomètres au compteur. Les compagnies automobiles japonaises, dont plusieurs s’apprêtent à construire des usines de production au Myanmar, vont sûrement continuer de profiter de cette bonne image alors que le marché automobile du pays est voué à se régulariser et à continuer de croître.

Les bénéfices pour le Japon de ces exportations de voitures d’occasion ne sont d’ailleurs pas uniquement économiques. Grâce à elles, le pays est associé aux yeux des consommateurs birmans avec des produits de qualité et désirables. C’est d’ailleurs une image répandue en Asie du Sud-Est. On m’a a plusieurs reprises dit dans des pays voisins du Myanmar, visités au cours du même voyage, à quel point les produits japonais avaient bonne réputation et étaient comparés positivement à ceux venus de Chine, jugés de moins bonne facture. Les exportations japonaises vers l’Asie du Sud-Est contribuent donc à l’image positive dont le pays bénéficie dans la région, comme je l’avais déjà noté dans un billet précédent.

 

 

Abe accueille Trump dans la surenchère

Si 2017 était l’année où l’approche obséquieuse choisie par le Premier Ministre japonais Abe Shinzo pour traiter avec Donald Trump paraissait couronnée de succès et 2018 l’année du désenchantement face au manque total de fiabilité du Président, 2019 est peut-être l’année de la résignation. Quels que soient les dangers posés par la politique de « l’Amérique d’abord », les États-Unis restent le partenaire le plus important du Japon et maintenir des relations stables et amicales avec eux est une priorité pour Tokyo aussi difficile soit l’occupant de la Maison Blanche

Le but affiché de M. Abe en invitant M. Trump au Japon la semaine dernière était donc de réaffirmer et de démontrer en grande pompe la solidité des liens entre les deux pays. Peu de résultats concrets étaient attendus des discussions entre les deux dirigeants, et peu furent annoncés. Le programme élaboré pour le président américain, entre dîner d’État, revue des troupes, entretien avec l’empereur Naruhito récemment intronisé, lunch de cheeseburgers et tournoi de lutte sumo, visait surtout à célébrer une alliance cruciale à la sécurité du Japon et à entretenir les liens étroits que M. Abe est parvenu à tisser avec un homme qui semble résolu à se brouiller avec tous les autres partenaires traditionnels des États-Unis. Les deux chefs d’État restent d’ailleurs en communication très fréquente, ce qui donne à Mr. Abe des occasions répétées de faire part de ses préoccupations à son homologue, dans l’espoir probablement un peu vain que celui-ci finira par les enregistrer et les prendre en compte.

 

Une concession à M. Abe, aucune au Japon

Si l’on en croit le sourire béat de M. Trump à Tokyo lorsqu’il remit au gagnant du tournoi de sumo un trophée spécial préparé en son honneur – qui contraste avec l’air misérable qu’il semble prendre chaque fois que ses obligations officielles l’obligent à quitter Washington pour l’un ou l’autre sommet international – l’opération de séduction fut couronnée de succès. Son premier résultat concret est le consentement apparemment donné par M. Trump à la demande de M. Abe de suspendre les négociations entre les deux pays en vue de la conclusion d’un nouvel accord économique jusqu’aux élections pour la chambre haute de la Diète japonaise, qui auront lieu en juillet. Cette concession ne sert cependant pas les intérêts nationaux du Japon, mais bien ceux du Premier Ministre et de son parti, qui évitent ainsi de devoir expliquer une quelconque concession accordée aux États-Unis.

On peut douter que M. Trump soit disposé à prendre en compte plus largement les préoccupations japonaises, que ce soit en matière de relations commerciales ou au sujet de la Corée du Nord. Durant leur conférence de presse commune, le président américain s’est en effet dit « indifférent » à la reprise des essais de missiles par Pyongyang, que M. Abe a pour sa part qualifié de « très regrettable » et de contraire aux résolutions du Conseil de Sécurité. Il avait auparavant condamné bien plus fermement des actes qui présentent une menace réelle pour l’archipel nippon. Quant aux demandes d’une ouverture plus large du marché agricole nippon – sous menace d’imposition d’une taxe à l’importation des voitures assemblées dans l’archipel – le président américain, toujours aussi obsédé par le déficit commercial de son pays, ne semble pas prêt à les réviser.

 

La moins mauvaise solution

Dans cette situation, à quoi bon s’évertuer à plaire à M. Trump, dira-t-on ? M. Abe est tout de même un vrai homme d’État qui se targue de représenter adroitement les intérêts japonais sur la scène internationale. Il a probablement conclu que sa stratégie, malgré son efficacité limitée, reste le meilleur moyen de gérer une Maison Blanche colérique jusqu’aux prochaines élections américaines. C’est bien parce que M. Trump – et son équipe, car il n’est pas le seul à se comporter comme une brute sur la scène internationale – se plait tant à dénoncer les engagements pris par ses prédécesseurs et à déstabiliser l’ordre international que M. Abe redouble d’efforts pour démontrer que l’alliance Japon-USA, pilier de la présence américaine en Asie de l’Est, reste forte au milieu de la tourmente.

Les pompes et cérémonies qui ont accompagné le sommet de Tokyo visaient donc à imposer une impression de normalité et de stabilité dans une situation fragile et anormale. Durant leur conférence de presse commune, le Premier Ministre s’est d’ailleurs permis une petite remarque impromptue au sujet des tensions économiques entre Washington et Pékin, pour noter l’importance systémique de leur relation et appeler à un retour à la stabilité. Tant que l’Amérique sera menée par un homme imprévisible et égocentrique, jouer le rôle de confident et d’ami est probablement considéré par M. Abe comme l’unique moyen de préserver ce qui peut l’être, même si les limites de cette approche sont évidentes.

Reiwa : Que signifie le nom de la nouvelle ère japonaise ?

Dans moins d’un mois, l’Empereur du Japon Akihito abdiquera au profit de son fils Naruhito. Cette succession marquera la fin d’un processus amorcé en août 2016, lorsqu’Akihito annonça son envie de quitter des fonctions, que sa santé déclinante ne lui permettait plus de remplir de façon satisfaisante. En préparation au couronnement de Naruhito, le gouvernement japonais vient d’annoncer le nom de la nouvelle ère, Reiwa (令和), qui accompagnera son règne et succèdera à l’ère Heisei (平成) actuelle. Ce sera la 248ème ère de l’histoire du Japon, poursuivant une tradition que l’on a pu tracer jusqu’en 648 après J.C.

 

Ces ères impériales continuent de coexister avec le calendrier grégorien et de marquer le rythme de la vie des Japonais de façon très concrète et immédiate. Elles figurent dans la plupart des documents officiels et représentent dans l’imaginaire collectif le caractère des différentes époques qu’a traversées l’archipel. L’annonce de l’ère Reiwa est donc un moment d’une grande importance qui passionne toute la population.

 

Premier nom d’origine japonaise

Beaucoup de Japonais ont été initialement surpris de découvrir le nom de la nouvelle ère, d’abord parce qu’il commence par le son « rei », peu familier dans ce contexte puisqu’il n’apparaît que dans l’un des 247 noms précédents. Reiwa est surtout le premier nom tiré d’un ouvrage classique japonais, le Manyōshū (littéralement le « recueil des dix milles feuilles »), première anthologie de poésie de l’histoire nippone datant d’environ 760 après J.C. Toutes les ères précédentes avaient tiré leur nom des classiques de littérature chinoise qui ont fortement influencé la culture japonaise.

Le Premier Ministre Shinzo Abe avait à plusieurs reprises évoqué son espoir que la prochaine ère tirerait son nom d’une œuvre japonaise pour mieux exprimer l’unicité de l’héritage de l’archipel. Ce sentiment est peu surprenant vu ses inclinations nationalistes bien connues et son penchant pour chanter la gloire du « pays du riz abondant » (mizuho no kuni), l’un des noms traditionnels du Japon. En réalité, la citation du Manyōshū choisie est elle-même une référence à une œuvre chinoise antérieure, ce qui ne fait que révéler encore plus à quel point le Japon avait embrassé le langage et l’imaginaire de son voisin.

La décision de rompre avec la tradition et de choisir un nom de lignée japonaise a néanmoins suscité les critiques de certains qui estiment que les préférences du gouvernement en fonction ne devraient pas peser sur un choix qui touche de si près l’ensemble des citoyens de l’archipel et qui a une si grande portée dans le temps.

Si l’adoption du nom Reiwa s’accorde avec les préférences de M. Abe, elle reflète cependant aussi un consensus bien plus large qui s’est établi au cours des dernières semaines au sein de son cabinet et parmi les experts et érudits assemblés pour offrir leurs conseils au gouvernement. Qui plus est, le choix semble populaire, puisque des sondages conduits ces derniers jours par de grands organes de presse indiquent qu’environ deux tiers des répondants ont une impression favorable du nom Reiwa et que plus de 85% approuvent le fait de l’avoir tiré du Manyōshū. Il ne faut cependant pas voir là un quelconque signe de nationalisme populaire. La majorité des gens ont probablement appris avec surprise que c’était la première fois qu’une œuvre japonaise avait été choisie, et approuver un tel geste semble des plus naturels.

 

« Paix ordonnée » ou « douceur propice » ?

Que signifie donc Reiwa ? Le sens du second idéogramme qui compose le mot, wa (和), est clair et son choix peu surprenant. Il signifie harmonie ou paix et est souvent associé au Japon lui-même. Il a fait de nombreuses apparitions dans des noms d’ères passées, et notamment dans l’ère Shōwa (昭和) qui a précédé Heisei. Le premier idéogramme, rei (令), est quant à lui une nouvelle adjonction au système des noms d’ères. Il est plus unique et ambigu, et possède deux sens distincts. Le premier, qui reflète les éléments qui le compose – le chapeau qui signifie rassemblement et un homme agenouillé en dessous – est celui d’un ordre donné par un supérieur à des inférieurs. On pourrait donc voir dans Reiwa une connotation quelque peu autoritaire, que l’on pourrait traduire par exemple par « paix ordonnée » et qui suggérerait un désir du gouvernement de voir les citoyens japonais respecter diligemment l’ordre social pour maintenir la paix du pays.

Cela n’est cependant certainement pas le sens qui ressort du passage du Manyōshū dont sont tirés les deux idéogrammes. Rei a en effet une autre signification, celle de la « figure plaisante » que représente par exemple une cérémonie de cour bien ordonnée. C’est bien ce sens à connotation positive que prend l’idéogramme dans le passage du Manyōshū en question, le prologue d’un livre dédié aux pruniers. Celui-ci se lit : « C’était un mois propice (rei) de début de printemps, l’air était pur et le vent doux (wa). » Dans ce passage, Reiwa prend donc plutôt le sens de « douceur propice ». C’est bien ce message d’espoir que voulaient apporter aux Japonais les érudits qui ont proposé ce nom.

C’est également celui évoqué par M. Abe dans son annonce de Reiwa. Il a alors exprimé son désir de voir chaque Japonais trouver dans la nouvelle ère l’espoir d’un beau lendemain et la possibilité de s’épanouir comme les fleurs de pruniers s’éveillant après un long hiver que décrit le poème du Manyōshū.

Il faut en effet dire que l’ère Heisei (qui a commencé en 1989 après la mort d’Hirohito, le père et prédécesseur d’Akihito) ne fut pas des plus heureuses pour le Japon. Dans les trente années qui ont suivi, le pays a en effet connu deux tremblements de terre dévastateurs, à Kobe en 1995 et dans le nord-est en 2011, une attaque terroriste au gaz sarin perpétrée à Tokyo par une secte fanatique en 1995, l’éclatement d’une bulle économique dans les années 1990 suivie d’une longue période de stagnation, la crise financière mondiale de 2007-2008, et un environnement international incertain en raison de la montée de la Chine et de la menace nucléaire nord-coréenne. On peut donc comprendre l’espoir exprimé dans le choix de Reiwa que la prochaine ère sera plus clémente, et que les Japonais se disent satisfaits de cette décision. En fin de compte, ce sera leur expérience vécue au quotidien dans les années et décennies à venir qui donnera son sens à la nouvelle ère.

L’affaire Ghosn vue du Japon

L’arrestation de Carlos Ghosn la semaine dernière a eu un grand retentissement et a fait la Une de la presse internationale. En Occident, certains commentateurs ne se privent pas de décrire l’affaire comme un complot industriel formenté à l’intérieur de Nissan avec la complicité des autorités japonaises qui maltraitent le détenu et démontrent ainsi la xénophobie persistante de leur pays. Qu’en est-il dans la presse japonaise ?

 

Du blâme pour tout le monde

On ne met d’abord pas en doute la culpabilité de M. Ghosn, accusé par des dénonciateurs internes d’avoir caché une large partie de ses revenus au fisc nippon et par là-même de grande trahison de confiance. Les douloureuses coupes budgétaires qu’il avait imposées à Nissan sont une source de ressentiments encore bien présents et ses excès personnels sont aujourd’hui critiqués avec une certaine satisfaction. La preuve, dit-on, des risques de son style de « leadership charismatique » dictatorial, peu respectueux de la culture de l’entreprise qu’il dirigeait, et de sa détermination à pousser Nissan à se conformer aux standards de l’industrie automobile internationale en matière de rémunération et ailleurs.

 

Les critiques sont également vives envers le conseil d’administration de l’entreprise. On se demande comment les détournements de M. Ghosn ont pu passer inaperçues si longtemps, et on soupçonne des complicités et un manquement au devoir envers les actionnaires bien plus larges qu’il n’a été admis. Les appels à une grande enquête, à d’importantes réformes et à un compte rendu transparent et exhaustif fusent (et sont repris par le Ministre de l’Economie). Il faut dire que la réputation de Nissan était déjà bien atteinte dans l’archipel en raison d’un scandale l’année dernière autour de mauvaises pratiques de certification des véhicules en sortie d’usine.

 

Solidarité avec les employés

Parmi les internautes, deux types de réactions sont particulièrement visibles. D’abord surprise et scepticisme quant à la façon dont l’affaire s’est déroulée : l’arrestation théâtrale de M. Ghosn à son arrivée au Japon devant les caméras; les spéculations et les théories du complot qui circulent ; le fait que les révélations reposent sur les dénonciations d’employés plutôt que sur le processus de supervision interne normale d’une entreprise ; la mise en place, presque sans précédent au Japon, d’une négociation de peine avec les dénonciateurs ; autant d’éléments qui renforcent le côté dramatique des événements et créent bien plus d’émoi que nécessaire, critiquent certains.

 

Le sentiment dominant, cependant, est la compassion et la solidarité avec les employés de Nissan, qui ont bien souffert ces dernières années, et l’inquiétude pour le sort de tous les jeunes gens qui viennent d’entrer dans l’entreprise ou qui s’apprêtent à le faire. A quoi bon toutes ces coupes et ces licenciements qui ont affecté tant de familles si le conseil d’administration ne fait pas son travail et si le président commet de telles exactions ? Et quel sera l’avenir d’une compagnie qui enchaîne les scandales ? Le « redressement » accomplit par M. Ghosn paraît aujourd’hui illusoire, et il est difficile de trouver beaucoup de sympathie pour le détenu.

 

Les pêchés de M. Ghosn

En fin de compte, M. Ghosn a commis aux yeux des Japonais deux pêchés qui rendaient sa chute inévitable. D’abord une faillite morale en tant que dirigeant d’une entreprise qui tient une place importante dans la société nippone. Alors que celle-ci traversait une phase difficile, il s’arrogeait des compensations démesurées dans le contexte de l’archipel et se vantait de son succès d’homme d’affaires. Il manquait ainsi à son devoir de montrer de la compassion envers ses employés et d’offrir un exemple positif capable de les motiver et de les guider. Arrogance, ensuite, en affirmant que seul son leadership permettait à Nissan de rester viable. En ignorant le ressentiment grandissant que ces fautes généraient à Tokyo, et par sa trop grande confiance en soi, il s’est ouvert à la vengeance de l’establishment japonais.

 

Ghosn n’est probablement pas le seul chef d’entreprise japonais à commettre le type de manœuvres salariales dont il est accusé. Que lui seul a été arrêté est clairement le résultat d’une décision politique prise collectivement par l’autorité japonaise, comprise ici au sens large en incluant toutes les élites tokyoïtes qui gouvernent le pays – bureaucrates, politiciens et grandes entreprises, dont l’alliance formait le fameux « triangle de fer » qui dominait le système d’après-guerre. Ce triangle n’est plus ce qu’il était, mais il sait encore s’unir contre un individu qui menace trop le statu quo.

 

L’establishment contre-attaque

Certains voient ici de la xénophobie, vu le statut d’étranger de M. Ghosn, mais cette interprétation est à mon sens inexacte. Le sort de M. Ghosn rappelle celui de figures japonaises comme Takafumi Horie, un entrepreneur arrêté pour fraudes en valeurs mobilières en 2006, ou Ichiro Ozawa, un politicien objet de poursuites pour dons illégaux en 2009. Dans les deux cas, le crime en question n’est pas rare et les punitions sont sélectives. Les problèmes judiciaires de ces deux personnes sont plutôt dus à la façon dont ils contrevenaient aux traditions dans le monde des affaires ou la vie politique et se vantaient de leur rôle de« disrupteurs ».

 

C’est bien pour ces mêmes raisons que M. Ghosn s’est attiré les foudres de l’establishment. Il rejetait les coutumes de son milieu et a ignoré les signaux de mécontentement général quant à son projet d’alliance plus étroite entre Nissan et Renault, qui accordait un pouvoir décisionnel démesuré à cette dernière. Il a également sous-estimé les moyens de représailles dont disposaient les autorités. Il en paie maintenant le prix.