Pourquoi nombre de Chinois continuent d’admirer Donald Trump

C’est un euphémisme de dire que Donald Trump est impopulaire hors de son pays. Un sondage (en anglais) réalisé récemment par le Pew Research Center dans vingt-cinq pays révèle qu’une moyenne de seulement 27% lui font confiance pour bien agir sur la scène internationale. L’image des Etats-Unis a également beaucoup souffert après les années fastes de la présidence de Barack Obama. Les lecteurs seront donc peut-être surpris d’apprendre que l’image de l’occupant de la Maison Blanche reste assez positive dans un endroit où on ne l’attendrait pas, à savoir en Chine.

 

Trump le « gagnant »

Les sondages sur les questions internationales sont rares dans ce pays. Il devient cependant vite clair en se baladant sur WeChat, ou à travers des comptes rendus de chercheurs ayant récemment séjourné à Pékin (et à travers mes conversations personnelles avec des amis chinois), que, malgré la guerre commerciale lancée par M. Trump contre la Chine, les internautes, tout comme les élites politiques, continuent de vouer une certaine admiration à l’homme que la plupart des Européens abhorrent.

C’était déjà le cas au moment de son élection il y a deux ans. Les raisons de ces opinions positives, que j’avais évoquées dans un billet écrit à l’époque, continuent d’expliquer en partie ce phénomène : M. Trump a démontré, en gagnant la course présidentielle malgré l’opposition d’élites méprisées, son habileté politique, que beaucoup, peut-être peu familiers avec son vocabulaire et sa façon de parler, prennent pour de l’intelligence ; nombre de Chinois respectent également les hommes d’affaires à succès et les célébrités pour avoir « réussi dans la vie » (ignorant probablement à quel point le succès de Donald Trump est en réalité très douteux et bâti sur des fraudes en tout genre).

 

Une vision sombre de l’hégémonie américaine

On pourrait cependant s’attendre à ce que les attaques commerciales du Président contre la Chine et le virage vers une attitude très hostile parmi les élites américaines, encouragé par son administration, diminuent quelque peu cette positivité initiale. Pour comprendre pourquoi ce n’est pas le cas, il faut prendre en compte la vision cynique et négative des Etats-Unis et de la politique internationale qui est courante en Chine.

La rhétorique officielle chinoise présente en effet les Etats-Unis comme un pouvoir hégémonique toujours prêt à utiliser la force pour obtenir ce qu’il désire ou pour forcer autrui à se comporter conformément à ses attentes. Les appels des précédents présidents américains aux idéaux de démocratie et de liberté ne sont dès lors rien d’autre qu’un masque hypocrite cachant une mentalité de brute.

 

Qui plus est, l’irruption des puissances impériales occidentales en Asie de l’Est au 19e siècle et leurs actes d’agression et de colonisation envers les pays de la région ont marqué au fer rouge l’esprit des Chinois. Cette période douloureuse les a convaincus que malgré l’attachement proclamé de ces puissances au droit international et à la coopération multilatérale, ce sont bien la loi du plus fort et les luttes de pouvoir qui règnent dans le système étatique dominé par l’Ouest.

Cette vision dure de la politique internationale contemporaine reste fortement ancrée jusqu’à ce jour, alimentée par un système éducatif qui souligne le « siècle d’humiliation » vécu par le pays aux mains des puissances impériales. Cette expérience est utilisée pour justifier la nécessité de soutenir le Parti Communiste dans sa lutte pour rendre à la Chine sa sécurité et sa grandeur d’antan face aux Etats-Unis. Ceux-ci sont vus comme l’héritier de la néfaste tradition impérialiste occidentale, prêts à tout pour empêcher l’Empire du Milieu de retrouver sa juste position parmi des grandes nations de ce monde.

 

Confirmation des images préconçues

Avec cela en tête, on comprend mieux pourquoi la présidence de M. Trump peut être vue comme un succès de l’autre côté du Pacifique. Contrairement à ses prédécesseurs, il a laissé tomber le masque d’hypocrisie, parle peu de démocratie et de droits de l’homme et assume totalement son rôle de fier-à-bras de la société internationale, prêt à toutes les menaces pour « battre » les autres pays. Pour certains Chinois, cette honnêteté est rafraîchissante.

Le Président insiste de plus sur le besoin d’augmenter les dépenses militaires pour assurer la suprématie américaine et ses attaques commerciales envers la Chine la touche à l’endroit le plus douloureux, le porte-monnaie. Son administration décrit ouvertement la Chine comme un « concurrent stratégique ». Pour ceux qui considèrent la puissance militaire et économique comme la plus importante mesure du succès d’un pays et voient les relations entre Etats comme une compétition pour la survie et la domination, M. Trump semble donc avoir judicieusement recentré son pays sur ce qui compte le plus en politique internationale, faisant de lui un redoutable adversaire.

 

Un adversaire avant tout

En effet, si le Chinois moyen peut se contenter de profiter du spectacle d’un président confirmant tous les clichés de l’Américain comme cow-boy rustre et sans foi ni loi, pour les élites politiques, M. Trump représente, quel que soit le respect qu’elles pourraient lui vouer, avant tout une menace. Si certains voient en lui un fin stratège, c’est bien pour avoir précipité une confrontation avec la Chine – probablement inévitable de par les lois de la lutte des puissances – avant que celle-ci ne devienne trop forte pour être contenue. Il est ainsi le chef de file de forces américaines hostiles, jalouses du succès de la Chine et prêtes à tout pour l’amoindrir.

Même s’il est applaudi pour avoir l’honnêteté et le réalisme de déclarer ouvertement sa détermination à voir son pays « battre » tous ses adversaires, M. Trump reste donc le plus grand obstacle à l’accomplissement des rêves chinois. Si le Président espère calmer les tensions par des appels personnels aux élites de Pékin, il va vite déchanter.

Quel héritage pour Shinzo Abe ?

La victoire de Shinzo Abe à l’élection présidentielle de son parti, le Parti libéral-démocrate (PLD) qui domine la Diète nippone, la semaine dernière, ne faisait aucun doute. Elle permet au Premier Ministre de continuer de régner trois ans encore sur la politique japonaise. La question est désormais de savoir ce qu’il compte faire de ce troisième et dernier mandat.

 

Une tâche domestique bien ardue

Les projets le plus souvent mentionnés (outre le processus de succession impériale qui culminera en début d’année prochaine et les Jeux Olympiques de Tokyo 2020), sont la réalisation de son programme de relance économique et son éternel projet d’amender la Constitution japonaise. Le Premier Ministre a également promis d’améliorer la qualité de vie des Japonais par un renforcement des prestations sociales de l’État et de faire face aux importants défis fiscaux et démographiques qui hantent l’archipel.

Même sans la question de la révision de la Constitution, M. Abe aurait donc une tâche imposante devant lui. Le Premier Ministre est cependant obsédé par cette révision, objectif avoué de son parti depuis sa fondation en 1955, qui d’une part a peu de chance de succès et d’autre part risque de détourner l’attention d’autres questions plus importantes. Bien que le PLD et ses alliés et sympathisants disposent de la majorité des deux tiers nécessaire pour faire voter un projet d’amendement dans les deux chambres de la Diète, ils ne semblent pas prêts de résoudre un défi de taille : convaincre la population japonaise de la sagesse dudit projet.

 

Le mirage de la révision constitutionnelle

Les propositions de modifications du PLD sont d’ailleurs encore très imprécises. Il est question de renforcer le droit à l’éducation et la représentativité électorale, deux objectifs louables qui peuvent cependant être atteints par la voie législative. Une troisième proposition, le renforcement des pouvoirs du gouvernement pour faire face aux urgences nationales, pourrait se justifier en vue des risques élevés de catastrophes naturelles auxquels fait face l’archipel mais suscite des soupçons de dérive autoritaire et a été plus ou moins abandonné.

Il reste donc la révision de l’article 9 de la Constitution, sa fameuse clause pacifiste. C’est cette modification qui soulève le plus de questions. La proposition de M. Abe est pourtant on ne peut plus modeste: laisser l’article inchangé, mais y adjoindre un troisième alinéa mentionnant explicitement les Forces d’Auto-Défense Japonaises afin d’assurer leur constitutionalité. L’amendement en devient cependant inutile, puisque cette constitutionalité a été maintes fois reconnue en pratique et dans l’interprétation du puissant Bureau Législatif du Cabinet, qui se prononce sur les projets législatifs majeurs.

Abe parviendra-t-il à convaincre la Diète et le public de la nécessité, pour une raison si faible, d’un grand débat national qui risque d’être conflictuel? Rien n’est moins sûr. Toute discussion sur l’article 9 reste sensible, en particulier lorsqu’elle est lancée par un politicien aux tendances nationalistes connues. La singulière difficulté que rencontre le Premier Ministre à obtenir le soutien de la population pour ses initiatives concrètes (économiques ou sécuritaires), malgré la relative popularité de son cabinet, diminue encore ses chances. Un échec lors d’un vote national sur la Constitution le forcerait à démissionner, apportant une fin peu glorieuse à un passage au pouvoir par ailleurs remarquablement long et stable.

 

Promesses diplomatiques

Les perspectives de victoire constitutionnelle pour M. Abe sont donc très incertaines, et ce mirage risque de compliquer encore une tâche déjà imposante. Il reste cependant un domaine où le Premier Ministre a de meilleures chances de succès, à savoir la diplomatie. Il a maintes fois exprimé son ambition de redonner au Japon une stature internationale de premier rang, ambition à laquelle est liée l’obsession de la révision constitutionnelle en tant qu’acte même – indépendamment de son contenu – visant à rendre au Japon sa « dignité » après l’imposition du document par les Etats-Unis il y a plus de soixante ans.

Son raisonnement sur ce point est quelque peu douteux. Le lien entre révision et nationalisme nippon dans l’imaginaire de la communauté internationale est trop ancré pour que le Premier Ministre gagne beaucoup de crédit à l’étranger par ce biais. Il a cependant d’autres idées plus productives en la matière. Il est notamment heureux aujourd’hui de se poser en défenseur du libre-échange et des institutions internationales face aux assauts de l’occupant de la Maison Blanche et aux anxiétés liées à la montée de la Chine.

Abe a récemment affirmé sa détermination à continuer sur cette lancée, déclarant lors d’un discours à ses partisans son espoir de voir son pays devenir un faiseur de règles internationales, notamment en matière d’environnement et de droit du travail. Son but avoué est de gagner la « compétition » qu’est la création de nouvelles normes et d’affirmer la position de leader du Japon.

 

Sera-t-il possible à M. Abe de se poser ainsi en leader progressiste sur la scène internationale, tout en privilégiant sur le plan interne la révision de la Constitution ? On peut en douter. Le Premier Ministre ferait donc mieux de se concentrer sur l’amélioration de la qualité de vie des Japonais – l’une de ses priorités déclarées – et d’utiliser tout succès législatif dans ce domaine pour promouvoir des règles similaires sur le plan international. C’est bien par ce biais qu’il pourra achever son mandat sur une note positive et s’attirer la reconnaissance dont il a manifestement soif.

La police japonaise a trop de temps libre

Un drame qui a tenu le Japon en haleine pendant plusieurs semaines ce printemps s’est récemment conclu. Un délinquant emprisonné pour avoir cambriolé plusieurs appartements s’était échappé début avril d’une prison à basse sécurité et plus d’un millier de policiers avaient été mobilisés pour l’appréhender. Ils ont finalement convergé vers une petite île dans la mer intérieure du Japon, qu’ils ont fouillée de fond en comble pendant presque trois semaines, enrôlant même des résidents pour faire la battue. Le malfaiteur a finalement été arrêté à Hiroshima toute proche, qu’il avait rejointe à la nage. L’affaire a été suivie presque quotidiennement par les médias nationaux.

 

Une réaction excessive, direz-vous ? Certainement. Il paraîtra en effet absurde à beaucoup de lecteurs de mobiliser de tels effectifs pour capturer un seul délinquant non-violent. C’est en réalité un symptôme du décalage entre le taux de criminalité japonaise et les ressources policières. Le fait que les médias se sont autant intéressés à un incident finalement peu dramatique est, quant à lui, révélateur des préoccupations des Japonais.

 

Criminalité infime, trop de policiers

Il faut commencer par un constat : le taux de criminalité au Japon est probablement le plus bas au monde, avec un taux d’homicides de 0,3 pour 100’000 habitants en 2014 et un taux de cambriolages également bas. N’importe quel voyageur aura remarqué à quel point les rues japonaises sont sûres, et beaucoup de mes amis européens sont surpris par l’habitude qu’ont les gens de réserver une table dans les cafés en y laissant leur sac à dos ou sac à main, ou même leur téléphone portable, avant d’aller passer commande. C’est pour beaucoup de résidents étrangers (moi compris) l’un des grands bonheurs de la vie au Japon.

Seulement voilà, le nombre de policiers n’a pas été réduit en conséquence. Au contraire, les effectifs ont continué de croître en même temps que la criminalité baissait, et il y avait l’année dernière environ 230 policiers pour 100’000 habitants – plus qu’en Suisse. Et effectivement, les policiers sont omniprésents étant donné le modèle japonais de police de proximité parquée dans des “boîtes de police” (koban), des mini-commissariats distribués densément dans tous les quartiers. Leurs occupants n’ont en général pas grand-chose à faire, et leurs tâches quotidiennes consistent principalement à orienter les passants et à réprimander les cyclistes sans lumière sur leur vélo ou les piétons traversant au rouge.

Etant donné les excès d’effectifs de la police, il ne faut pas s’étonner de la sur-mobilisation qui a lieu au moindre incident ou événement important. Lors du G7 dans la petite ville d’Ise il y a deux ans, beaucoup de journalistes avaient remarqué le nombre élevé de policiers patrouillant tout le centre du pays, y compris la capitale pourtant à des centaines de kilomètres du sommet. En réalité, tout événement public est très encadré, surtout lorsqu’il provoque une manifestation (ce qui est au demeurant rare). Non pas que les relations entre le public et la police soient conflictuelles. Au contraire, même lors des manifestations lorsqu’elles ont lieu, l’esprit reste très coopératif. La présence policière est cependant toujours impressionnante et peut paraître démesurée. La chasse à l’homme du mois dernier suit la même logique : il faut bien occuper tous ces gendarmes.

 

L’obsession de l’ordre et de la sécurité

Il faut dire que les Japonais ne voient pour la plupart rien à redire aux grands déploiements. Si l’affaire du cambrioleur évadé a autant attiré l’attention des médias, c’est d’abord parce que comme partout, le drame attire les spectateurs, mais également parce que les citoyens de l’archipel attachent une grande valeur à l’ordre public. Ils se préoccupent quand celui-ci est perturbé et sont heureux que les autorités fassent tout pour rétablir une situation normale.

Même si le cambrioleur ne posait probablement aucun danger, il fallait donc l’appréhender au plus vite pour que les habitants de la région puissent dormir l’esprit tranquille. La mobilisation de plus de 1000 policiers était peut-être une réaction excessive, mais le gouvernement se serait exposé aux critiques s’il n’avait pas pris l’affaire au sérieux ; il a probablement estimé plus prudent d’en faire trop que pas assez. Et en effet, les amis japonais avec qui j’ai pu parler de l’affaire ne questionnaient pas outre mesure la réaction des autorités publiques.

 

En fin de compte, les autorités et la population sont sur la même longueur d’onde. Si le taux de criminalité continue de baisser et que le gouvernement réagit fortement à tout incident, c’est probablement bien en raison de l’attachement commun à tous les Japonais pour l’ordre public. La vie quotidienne dans l’archipel est stable et prévisible, les relations entre citoyens basées sur la certitude que tous, ou presque, respecteront les codes sociaux et se comporteront de façon courtoise. Dans un monde chaotique où les nouvelles venant de l’étranger concernent le plus souvent les conflits sociaux, les tensions politiques, ou pire, on ne doit pas s’étonner que les Japonais soient de plus en plus attachés à leur propre vie paisible. Les cas isolés comme celui du cambrioleur en fuite servent de rappel, souligné par les autorités, que cette stabilité dépend de la coopération – de la docilité diront certains – de tous les citoyens. Ce message est clairement entendu.

Des limites de la politique de l’amitié avec un narcissique capricieux

Si 2017 était l’année où le gouvernement japonais pouvait se féliciter d’avoir bien géré le « risque Trump », 2018 s’annonce comme l’année du désenchantement. Dans un billet écrit à l’automne dernier, je me mettais dans les bottes de Shinzo Abe, le Premier Ministre japonais, donnant des conseils à ses homologues européens pour établir une bonne relation avec le capricieux et erratique président américain. Sa recette, pour faire bref : flatter son égo et éviter les critiques. Cette tactique à la limite de l’obséquiosité semblait jusqu’à récemment avoir porté ses fruits en évitant les retombées trop négatives pour l’archipel de la politique de « l’Amérique d’abord ». Malgré les avertissements du Ministère des Affaires Etrangères (plus méfiant des risques posés par la nouvelle administration américaine), la plupart des Japonais approuvaient l’approche choisie par le Premier Ministre.

 

Tentative d’intimidation économique

Ils doivent aujourd’hui déchanter pour deux raisons. D’abord, le Japon est le seul allié des Etats-Unis à ne pas bénéficier d’exemption des taxes à l’importation de l’aluminium et de l’acier récemment annoncés par la Maison Blanche. La raison est simple : M. Trump veut négocier un accord de libre-échange avec le Japon pour accroître l’ouverture du marché nippon aux produits américains et réduire le déficit commercial de son pays par rapport à l’archipel, une obsession de longue date.

L’imposition de taxes vise donc à faire pression sur le Japon pour obtenir des concessions commerciales. La réponse de Tokyo face à cette tentative d’intimidation a été ferme, le gouvernement étant prêt à encaisser le coup des tarifs pour éviter des négociations avec un Maison Blanche déterminée à se comporter comme un fier-à-bras. L’affaire est cependant la preuve de la difficulté à apaiser un président en colère contre le monde entier, quelles que soient les tactiques de séduction employées.

 

Et l’allié modèle alors ?

Plus inquiétant pour Tokyo est la perspective de se voir exclue des récentes activités diplomatiques autour de la Corée du Nord. La Corée du Sud a jusqu’à maintenant mené la manœuvre avec habileté, la Chine a réaffirmé son importance avec la visite surprise de Kim Jong Un à Pékin, et M. Trump se prépare à rencontrer celui qu’il nommait il y a quelques mois « petit homme-fusée ». M. Abe n’a pu être que spectateur de ces développements. En particulier, le fait de ne pas avoir été consulté par Washington avant la décision d’accepter une rencontre avec Kim Jong Un passe mal, d’autant plus que Tokyo s’était comportée en alliée modèle, soutenant la Maison Blanche dans sa campagne de « pression maximale » alors que les autres acteurs régionaux appelaient à plus de retenue.

Beaucoup voient là une preuve de plus du manque de fiabilité de M. Trump. Le Japon craint maintenant que sa sécurité soit sacrifiée dans des éventuelles négociations directes entre la Corée du Nord et les Etats-Unis. Après tout, l’objectif avoué de Washington est d’éliminer la menace nucléaire contre son territoire. Les intérêts de ses alliés sud-coréens et japonais, beaucoup plus vulnérables face à l’arsenal de Pyongyang, sont secondaires.

 

Pour mitiger ce risque, M. Abe continue sur sa lancée : il se rend aujourd’hui à Mar-a-Lago pour une réunion avec M. Trump sur son terrain préféré (à savoir l’un de ses clubs de golf). Le Premier Ministre espère renforcer sa relation avec le Président et recevoir des assurances que les Etats-Unis ne feront pas à la Corée du Nord des concessions pouvant porter atteinte à la sécurité japonaise. Il sera cette fois probablement plus lucide sur la crédibilité de toute promesse faite par son homologue.

 

Diversifier ses options 

Le comportement erratique de M. Trump a dans tous les cas encouragé le Japon a renforcer ses liens avec ses autres partenaires. Le pays a récemment conclu un accord de libre échange avec l’Union Européenne, et a joué un rôle central dans la survie et la signature de l’ambitieux Accord de Partenariat Transpacifique après que les Etats-Unis se sont retirés à la dernière minute – l’une des premières décisions officielles de M. Trump qu’il fait maintenant mine de vouloir ré—examiner.

Le Japon a également redoublé d’efforts dans sa politique de rapprochement avec la Chine et avec la Corée du Sud malgré les difficultés posées par les questions territoriales dans le premier cas et historiques dans le second. Avec Pékin, Tokyo partage un intérêt à maintenir l’ouverture du système de commerce international ; avec Séoul, le sentiment de vulnérabilité face à la Corée du Nord voisine et la détermination à préserver la garantie de sécurité américaine envers la région.

Si la présidence Trump a une conséquence positive pour le Japon, donc, c’est de renforcer le désir du pays à adopter une position plus active et positive sur la scène internationale. Les bénéfices de cette ouverture se feront espérons-le sentir bien après que l’homme au visage orange aura quitté la Maison Blanche.

Le scandale qui ne veut pas disparaître

J’avais écrit il y a presqu’un an un billet concernant un scandale tournant autour de la construction sur un terrain acquis dans des conditions louches d’un jardin d’enfant aux idéaux tout aussi douteux, scandale touchant de près le Premier Ministre Shinzo Abe. Si M. Abe espérait s’en être tiré sans trop de dommages, il doit aujourd’hui déchanter. En effet, le scandale de « l’école Moritomo » est revenu en force chambouler la politique du pays.

 

Documents falsifiés

Brève récapitulation des faits : l’école Moritomo s’est trouvée au centre de la tourmente pour avoir obtenu du gouvernement un terrain à prix excessivement bas. Le Premier Ministre s’est trouvé impliqué par les sympathies nationalistes qu’il partage avec le fondateur de l’établissement et à travers sa femme, nommée directrice honoraire. Le retour de l’affaire sur le devant de la scène est dû à un reportage du journal Asahi Shimbun, confirmé par le Ministre des Finances, révélant que des documents présentés au Parlement l’année dernière avaient été falsifiés pour éliminer toute référence au couple Abe et à leurs liens avec l’organisation Moritomo. L’ouragan qui a suivi et qui a bloqué toute autre activité au Parlement ne fait pas mine de retomber de sitôt, et un bureaucrate haut placé a été appelé à témoigner.

La question du degré d’implication de l’office du Premier Ministre et du Cabinet est maintenant au centre des spéculations. Il se peut que certains bureaucrates aient agi de leur propre initiative pour protéger le Cabinet, mais les rivaux politiques de M. Abe, certains au sein de son propre parti, se demandent à voix haute à quel point il est vraisemblable que les aides du Premier Ministre n’aient rien fait pour étouffer l’affaire.

 

Quoi qu’il en soit, le scandale pèse déjà lourdement sur plusieurs personnes sacrifiées pour protéger M. Abe. Le fondateur de l’école Moritomo et sa femme sont maintenant en prison pour « fraude aux subventions »; le chef de l’administration fiscale, appelé à témoigner prochainement, a vu sa carrière détruite ; et, plus tragiquement, un employé du Ministère des Finances qui avait effectué certaines des falsifications s’est suicidé, laissant derrière lui une note exprimant son désespoir de se retrouver désigné comme bouc émissaire, alors qu’il ne faisait que suivre les ordres de ses supérieurs.

 

Le futur du Cabinet peu clair

On peut donc comprendre le mécontentement du public, conduisant à une chute de popularité importante dans les sondages et à plusieurs manifestations contre le gouvernement (un fait relativement rare au Japon). Une grande majorité des personnes interrogées réclame déjà la démission du Ministre des Finances. Celui-ci, Taro Aso (en photo ci-dessus avec M. Abe), est cependant un ancien premier ministre, le descendant d’une des plus grandes dynasties politiques du pays, chef de la seconde plus grande faction du Parti libéral-démocrate (PLD), le parti au pouvoir. Son soutien est donc vital pour M. Abe, et sa position au sein du parti solide. Il affirme pour le moment sa détermination à rester à son poste, mais la pression continue de monter.

 

Quant à M. Abe lui-même, il a jusqu’à maintenant fait preuve d’une impressionnante résilience, donnant tort, au fil des dernières années, aux analystes qui ont à plusieurs reprises prédit la fin de sa vie politique. Dans un système politique caractérisé par la brévité des mandats de la plupart des Premiers Ministres (32 se sont succédé depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale), il a en effet réussi à s’imposer en tant qu’homme incontournable, aidé par ses succès électoraux, sa bonne lecture des vents politiques, et sa forte conviction d’avoir été investi de la mission quasi-divine de revitaliser le Japon. Il semble aujourd’hui encore peu probable que M. Abe soit poussé à la démission (même si des nouvelles révélations l’impliquant directement pourraient changer la donne). L’impact du scandale sur son agenda est cependant très important. Le budget pour l’année 2018 est bloqué au Parlement, et la révision de la Constitution japonaise, l’ambition la plus importante du Premier Ministre, paraît à nouveau hors de portée malgré plusieurs mois d’intense activité.

M. Abe doit également obtenir sa réélection à la tête du PLD au plus tard en septembre de cette année, sans quoi il sera forcé de quitter son poste. Cette réélection paraissait acquise d’avance – le parti avait même changé ses statuts pour abolir la limitation à deux mandats qui faisait obstacle au Premier Ministre. Tant que le scandale Moritomo continue de dominer l’actualité, cependant, il est facile d’imaginer que le PLD se fatigue des controverses de plus en plus fréquentes suscitées par l’administration de M. Abe et cherche un remplaçant plus sobre et moins compromis. Toute rumeur en ce sens serait mortelle pour son autorité. Les talents de survivant du Premier Ministre vont être mis à rude épreuve.

Le permis de conduire et l’amour du Japon pour les procédures

Passer son permis de conduire n’est pas forcément l’expérience la plus plaisante qui soit. Le processus est long et onéreux et passer un examen est toujours stressant. Les jeunes Suisses, cependant, sont libres de pratiquer avec leurs parents ou amis autant qu’ils le désirent avant de passer ledit examen. Au Japon il n’en est rien, et la façon dont le pays gère l’apprentissage de la conduite révèle beaucoup sur la culture nippone.

 

Sécurité et politesse avant tout

Tout d’abord, pas question ici de lâcher tout de suite les jeunes conducteurs dans la circulation urbaine. Avant cela, ils devront passer de nombreuses heures avec un instructeur accrédité à s’entraîner dans un modèle de mini-quartier construit par les différentes écoles de conduite. Il est vrai que les rues japonaises sont très étroites, et le quartier urbain typique très compact. Apprendre à effectuer ne serait-ce que de simples virages peut donc se révéler plus difficile qu’en Europe. Ces règles strictes reflètent cependant également le grand souci de sécurité des Japonais. Pas question de laisser des parents non qualifiés superviser seuls des novices et risquer un accident – et pour garantir la sécurité des autres usagers de la route, et pour éviter les problèmes d’assurance.

 

Les questions de l’examen théorique japonais sont également un peu différentes de celles posées en Suisse. En effet, elles ne se limitent pas au code de la route, mais incluent également des règles de politesse ou de simple bon sens. Un exemple : « Puisque je suis en voiture, qui est plus grande qu’un vélo ou un piéton, je peux m’imposer et sortir d’un garage ou autre sans prendre garde aux autres usagers, qui n’ont qu’à s’écarter. Vrai ou faux ? » Ou encore : « Puisque tout véhicule est muni d’une assurance accident, je peux conduire de façon insouciante et brusque. Vrai ou faux ? »

Ces questions peuvent sembler bizarres, les réponses évidentes. Le but n’est cependant pas vraiment de tester les jeunes Japonais, mais plutôt de leur inculquer à force de rappels constants – les réponses à ces questions dans les logiciels et manuels d’apprentissage sont l’occasion d’une mini leçon de morale – à quel point il est important de bien se comporter sur la route et d’être prévenant envers autrui. Cela symbolise bien le fait que, si la société japonaise est la plus policée du monde, c’est aussi parce que les autorités sont déterminées à transformer les habitants de l’archipel en bons citoyens.

 

Une marche à suivre détaillée

Tout aussi révélateur est le processus d’obtention de permis lui-même. Comme dit plus haut, les règles sont strictes. Les jeunes Japonais doivent s’inscrire à un cours complet dans une école de conduite accréditée. Ils doivent ensuite suivre un programme très détaillé, comme on peut voir sur la fiche en photo ci-dessus, divisé en deux curriculums de leçons précises (par exemple une portant sur les virages, elle-même divisée en deux étapes, et une concernant les intersections, divisée en trois) entrecoupées de plusieurs tests pratiques et théoriques. Ce n’est qu’après avoir achevé le cours complet et passé un examen final que les « diplômés » pourront se présenter au bureau des autos pour obtenir leur permis.

L’obtention du permis à la japonaise a ses défauts et ses qualités. D’un côté, la procédure à suivre est claire et détaillée (la fiche en photo précise également toutes les règles de passage d’examen, ou quoi faire en cas d’échec ou d’annulation, tout cela en un seul document très bien fait), et les élèves sont assurés d’obtenir leur permis s’ils la suivent correctement. D’un autre côté, le processus est coûteux (l’inscription aux écoles de conduite coûte en général plus de 3000 francs), et vu les barrières d’entrée – ouvrir une école demande énormément de ressources et d’organisation – les écoles en place bénéficient souvent d’un quasi-monopole local, et le service qu’elles fournissent laisse beaucoup à désirer si l’on en croit la plupart des commentaires très négatifs des usagers sur le web.

 

Société bureaucratique

Dans ses qualités – excellente organisation – et ses défauts – rigidité, trop de pouvoir accordés aux personnes en position d’autorité – le processus d’apprentissage de la conduite dans l’archipel reflète donc son organisation sociale. Le Japon est très bureaucratique, et garantir l’ordre public auquel ses habitants tiennent tant signifie établir des procédures claires pour toutes les interactions entre citoyens, et entre citoyens et autorités. Basées sur une longue tradition d’administration étatique de grande qualité, ces procédures sont souvent minutieuses et bien pensées, et donc faciles à suivre.

Gare à celui qui tentera de les contourner, cependant, ou qui demandera que l’on prenne en considération une situation spéciale ou imprévue. Il lui sera alors très difficile d’obtenir ce qu’il désire. La gouvernance à la japonaise est une machine extrêmement bien rodée, mais qui laisse peu de place à l’improvisation. Pour les habitants de l’archipel, elle est un cocon confortable et rassurant. Elle pousse également à un conformisme que nombre de Japonais trouvent étouffant. Le classique dilemme entre sécurité et liberté à la sauce nippone, en somme.

La recette Abe pour traiter avec Donald Trump (une fiction réaliste)

Shinzo Abe est plus ou moins le seul dirigeant d’un pays développé qui soit parvenu à établir une bonne relation avec Donald Trump. J’ai pu obtenir un mémo écrit à l’intention de ses homologues européens pour leur donner quelques conseils en vue de séduire le président américain. Voici donc la recette Abe, cynique et amorale mais efficace, pour faire face à l’homme qui menace de détruire l’ordre international.

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Chères et chers collègues,

 

J’ai remarqué que vous aviez quelques difficultés à traiter avec le nouvel occupant de la Maison Blanche. Cela n’a rien d’étonnant, bien sûr, vu sa personnalité difficile et son mépris pour l’engagement avec les partenaires et alliés traditionnels de son pays. Et pourtant, je crois pouvoir me vanter d’avoir évité des retombées trop négatives pour le Japon. Je suis donc prêt à vous offrir quelques conseils pour gérer le « risque Trump ». Gardez en tête les points suivants, et vous aussi pourrez obtenir la confiance d’un homme capricieux (même s’il vous faudra pour cela avaler quelques couleuvres).

 

  1. Etablissez une relation personnelle

Il est de notoriété publique que Donald trouve la présidence américaine moins facile et plaisante qu’il le pensait. Vous avez donc tout intérêt à le sortir du cadre officiel et des contraintes protocolaires qui l’embêtent tant. Rendez-lui visite dans l’une de ses nombreuses propriétés, où il se sent tellement mieux qu’à la Maison Blanche. Allez faire quelques parties de golf – cela lui plait visiblement plus que ses fonctions publiques. Donald veut des gens avec qui il se sent à l’aise, pas des interlocuteurs exigeants. Plus il vous considérera comme un ami, plus vous limiterez les dégâts qu’il infligera aux intérêts de votre pays (Donald ne parle par exemple plus beaucoup du déficit commercial de son pays face au mien).

 

  1. Démontrez votre solidarité

Donald se sent persécuté par ses ennemis au sein de l’establishment. Dans vos conversations personnelles, plaignez-vous également de la façon dont la presse vous traite. Vous trouverez une oreille très réceptive. Mais ce n’est pas tout. Votre objectif est de le convaincre que vous partagez sa volonté de « rendre sa grandeur à l’Amérique ». Lors de la visite récente de Donald au Japon, je l’ai emmené manger des hamburgers de viande américaine et vanté ses mérites (le bœuf japonais est en réalité infiniment supérieur, mais nous n’en faisons pas souvent de la viande hachée). J’ai même fait préparer des casquettes reprenant son slogan de campagne au profit de l’alliance entre nos deux pays (voir l’image ci-dessus).

 

  1. Mettez en avant votre contribution à la prospérité américaine

Dans le même ordre d’idée, toute promesse d’investissements aux Etats-Unis sera très bien reçue. Soulignez que vos compagnies produisent sur territoire américain. Renseignez-vous auprès de vos chefs d’entreprise pour tout projet en cours, que vous pourrez rassembler en un programme d’investissement à gros chiffre. Le but est de lui fournir la matière d’un tweet d’auto-congratulation. Donald vous sera reconnaissant de toute « victoire » que vous lui offrirez.

 

  1. Soyez généreux dans vos louanges

L’égo de Donald est surdimensionné, comme chacun le sait. Louer ses aptitudes de businessman et ses victoires politiques est donc la façon la plus directe et facile de gagner son affection. Certes, offrir des compliments à un homme dont vos citoyens ont probablement une très piètre opinion peut être délicat. Il est cependant facile de faire savoir à la presse de votre pays que vous ne faites qu’agir tactiquement. Cette information ne lui parviendra probablement pas, et, même si c’est le cas, il vous sera facile de le convaincre que ce ne sont que des fake news.

 

  1. Evitez de le critiquer publiquement

Quelles que soient les doutes que vous exprimez face à ses politiques en privé, essayez de ne pas faire de même en public. Donald est notoirement sensible à la critique et ne peut s’empêcher de contre-attaquer. Bien qu’il offre une cible facile et presque constante, il vous faut donc mettre à l’épreuve vos talents de politicien et abuser de la langue de bois. Exprimez regrets et espoir d’un changement de cours, certes, mais n’utilisez pas des mots trop négatifs. Evitez de commenter les développements intérieurs aux Etats-Unis, même s’ils vous horrifient. Soulignez plutôt les terrains d’entente et là ou vous approuvez ses actions. Si vous pouvez exprimer votre soutien dans un journal américain, encore mieux. Cela atteindra bien plus facilement ses oreilles.

 

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Ces recommandations vous sembleront peut-être cyniques et même avilissantes. Je comprends parfaitement votre réticence à chercher l’amitié avec un homme qui ne partage pas nos valeurs et qui méprise tout ce que ses prédécesseurs ont réalisé avec nos pays. Pourquoi, me direz-vous, rester stoïque et souriant face à un mépris affiché pour tout ce qui n’est pas américain ? La réponse est simple : tant que Donald occupera la maison blanche, nous devons viser le contrôle des dommages qu’il inflige aux intérêts de nos pays et à la stabilité internationale.

Cela implique de passer sous silence des moments douloureux, comme lorsque Donald s’est permis, sur sol japonais, de faire allusion triomphalement au bombardement atomique qui a mis fin à la guerre du Pacifique. Cela implique également de s’adapter à des décisions terriblement dommageables comme le retrait américain de l’accord de partenariat transpacifique, conclu après de longues et rudes négociations et vital pour l’avenir économique de l’Asie-pacifique. Nous sommes cependant en situation de crise, et cela nous demande à tous des sacrifices.

Election japonaise : plus ça change…

Dans une colonne pour la page opinions et débats du Temps écrite au début de la campagne, j’avais évoqué la possibilité que la Diète japonaise se retrouve dominée par la droite conservatrice au lendemain des élections du 22 octobre dernier. On avait en effet assisté à la création surprise d’un nouveau parti, le Parti de l’espoir (PE), mené par la populaire gouverneure de Tokyo, Yuriko Koike, et à la dissolution de ce qui était jusqu’alors le plus grand parti d’opposition, le Parti démocrate progressiste (PDP), dont un grand nombre de membres ont décidé de rejoindre le PE. La victoire du parti au pouvoir le Parti libéral-démocrate (PLD) ne faisait quant à elle aucun doute.

Les craintes que j’avais exprimées se sont heureusement révélées infondées : le PLD a conservé plus ou moins le même nombre de sièges et dispose avec son partenaire de coalition d’une super-majorité de deux tiers, mais le parti de Mme Koike a fait un mauvais score et a été dépassé par le parti créé dans l’urgence par les membres de gauche du PDP qui avaient rejeté une alliance avec le PE, orienté à droite. Pour comprendre les raisons de ce résultat, examinons tour à tour les trois acteurs principaux d’une campagne mouvementée.

 

De l’espoir au désespoir

La première grande surprise de la campagne est la vitesse avec laquelle le soutient pour le nouveau parti de Mme Koike s’est effondré. Les premiers sondages suggéraient pourtant qu’il pouvait poser une véritable menace pour le PLD. Tel ne fut en fin de compte pas le cas et Mme Koike a du reconnaître sa défaite. Trois raisons expliquent son mauvais score.

Les Japonais ont d’abord été rebutés par la manière dictatoriale avec laquelle Mme Koike a rejeté tout membre potentiel qui refusait de soutenir absolument les positions du parti sur les questions de sécurité et de révision constitutionnelle. Le fait qu’elle reste à son poste de gouverneur et refuse de se présenter à l’élection a également nui à la crédibilité du PE qui se retrouvait sans candidat pour diriger un gouvernement potentiel, admettant par là-même qu’il n’avait aucune chance de vaincre le PLD.

La raison principale de son échec est cependant à mon sens l’ambivalence de Mme Koike dans son opposition au gouvernement de Shinzo Abe, le Premier Ministre. Tout en dénonçant son style de leadership, elle épousait beaucoup de ses politiques et semblait prête à changer d’avis à tout moment là où ses positions différaient de celles du PLD. Beaucoup de votants se sont donc demandé quelles étaient ses vraies convictions et si elle présentait véritablement une alternative à M. Abe comme elle le prétendait.

 

Les partisans de la constitution

Personne n’avait les mêmes doutes au sujet du nouveau parti fondé par les membres de gauche du PDP, le Parti démocrate constitutionnel (PDC) dirigé par Yukio Edano (à gauche sur la photo ci-dessus). Ceux-ci ont en effet été très clairs dès le départ dans leur message : le Premier Ministre est en train de miner l’ordre constitutionnel en engageant nombre d’initiatives législatives menaçant les libertés individuelles et allant à l’encontre des impératifs pacifistes du texte fondateur.

Le PDC promettait donc une opposition de principe au gouvernement, sans compromis sur les questions fondamentales, et un message économique dénonçant les inégalités croissantes et se concentrant sur l’amélioration de la qualité de vie du Japonais moyen. Ce message a su convaincre nombre de votants opposés à la domination du PLD et a permis au nouveau parti de grandement augmenter son nombre (certes modeste) de sièges pour devenir le principal parti d’opposition. Le PDC a continué de grimper dans les sondages depuis le 22 octobre, suggérant un appétit certain au sein de la population pour un contrepoids au PLD suivant une ligne idéologique claire.

 

Le PLD toujours dominant, les pieds de M. Abe toujours d’argiles

Il ne faut cependant pas se méprendre, le grand gagnant de l’élection reste le PLD qui a obtenu pour la troisième fois une grande majorité des sièges à la Diète. Les raisons de ce succès sont familières. D’abord le système électoral, reposant en grande partie sur des districts électoraux où le candidat qui reçoit le plus grand nombre de voix gagne dès le premier tour (un système similaire à celui de la Grande Bretagne), favorise le parti dominant. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’opposition est divisée, comme elle l’était durant cette élection, entre plusieurs candidats dans chaque district. Cela a permis au PLD de s’imposer même là où les votes combinés pour les partis d’opposition étaient beaucoup plus nombreux.

Le message de M. Abe, à savoir que son parti incarne la stabilité et la protection face à la menace nord-coréenne et à une situation économique toujours très incertaine, a également été efficace. Lorsque le contexte international est inquiétant et que l’opposition est en plein chamboulement, beaucoup de Japonais choisissent la prédictibilité offerte par la présence constante et rassurante du parti qui a dominé la politique japonaise presque sans interruption depuis les années 1950.

 

M. Abe reste cependant bien moins puissant qu’il n’y paraît, et le portrait d’un colosse aux pieds d’argiles, que j’avais dépeint dans un billet l’année dernière, reste valable. Le Premier Ministre est aujourd’hui bien moins populaire que son parti, et une majorité de votants affirment ne pas lui faire confiance ; ils se disent prêt à le voir quitter son poste. Il est vrai qu’il domine la scène politique depuis bientôt cinq ans et s’est récemment retrouvé mêlé à deux scandales. De plus, malgré le remue-ménage au sein de l’opposition, la composition générale de la Diète a en réalité très peu changé au lendemain des élections. Malgré son triomphe électoral, on peut donc douter que M. Abe puisse mener à bien ses projets les plus ambitieux, notamment la révision de la constitution.

Le Japon tiré du lit par la Corée du Nord

Le test d’arme atomique effectué par la Corée du Nord le 3 septembre a (littéralement) secoué la région et suscité l’inquiétude du monde entier. Pour les Japonais cependant, le plus grand choc de ces dernières semaines fut plutôt le missile que le régime nord-coréen a envoyé au-dessus du nord de l’archipel quelques jours auparavant.

Un réveil peu plaisant

Il était 6h du matin, un jour de semaine comme les autres, lorsque les habitants de tout le nord du Japon (soit une population de près de 15 millions de personnes), pour la plupart encore en train de dormir ou de se préparer pour la journée, sont tirés du sommeil ou de leur routine par une alarme retentissante venant de leur téléphone et des haut-parleurs publics.

Le premier réflexe de beaucoup est de craindre un grand tremblement de terre et peut-être un tsunami, mais il n’en est rien, car le message d’urgence affiché sur tous les téléphones est celui qui figure en tête de ce billet. Il mérite d’être traduit intégralement : « Lancement de missile. Lancement de missile. Un missile a été lancé de la Corée du Nord. Veuillez vous réfugier dans un bâtiment solide ou en sous-sol. » A ce moment, le missile est dans les airs, et se dirige vers le Japon. Jusque dans la capitale plus de 300 kilomètres au sud, des annonces retentissent dans les gares.

Vite passer outre

On sait ce qu’il est advenu du missile : après avoir survolé une partie de l’Hokkaido, l’île septentrionale de l’archipel nippon, il s’est écrasé à plus de 1000 kilomètres des côtes. Les Japonais sont vite retournés à leur quotidien et le test nucléaire qui a suivi de près n’a pas réellement réussi à les détourner de leur vraie préoccupation du moment : le fait que la princesse Mako se marie avec un roturier, et quitte par cet acte même la maison impériale (la loi impériale japonaise n’étant pas très clémente pour les droits de la femme).

En d’autres termes, malgré une frayeur réelle et fort compréhensible sur le moment, la population nippone fait preuve d’un flegmatisme certain face au survol du missile comme à la menace nord-coréenne en général. Il faut savoir que ce n’est pas la première fois qu’un missile survole l’archipel. Cela s’est déjà produit en 1998, et encore trois fois depuis (avec un avertissement préalable de la Corée du Nord dans ces trois cas). En bref, même si la capacité de créer des incidents internationaux du régime nord-coréen s’est rapidement développée ces dernières années, sa volonté d’agir comme fauteur de trouble ne date pas d’hier, et les Japonais s’y sont habitués.

Les réactions des citoyens au micro des médias ou sur les réseaux sociaux sont révélatrices. Certes, la Corée du Nord fait peur, mais la vie continue. Il faut calmer la situation (cela s’applique aussi à M. Trump). Et avant tout une touche d’humour noir : C’est bien beau de nous demander de fuir les missiles, mais fuir où ?!

Préparer la population

Au vu de cette réaction désabusée des citoyens, la question se pose donc : était-il vraiment judicieux pour le gouvernement d’activer le système d’alerte générale développé pour la prévention des séismes et d’effrayer profondément une partie non négligeable de la population alors que, malgré les errements de Kim Jong Un, rien ne pouvait laisser penser que le lancement du missile par Pyongyang était une attaque contre le Japon ? Il ne faut bien entendu pas nier le sérieux de la situation. Les actions de la Corée du Nord sont hostiles, et représentent une menace claire pour le Japon. Mais pourquoi, dans cette situation précise, le gouvernement a-t-il choisi une réponse si radicale ? La réponse est un mélange d’objectifs de sécurité nationale et de bénéfices politiques pour le gouvernement conservateur de Shinzo Abe.

Premièrement, une partie des élites japonaises s’est longtemps souciée du manque de préparation de la population du pays en cas de vraie crise internationale dans une région volatile et remplie d’incertitudes (Corée du Nord, montée de la Chine, Taiwan, …). Elle craint que l’engourdissement des Japonais dans leur vie paisible ne devienne un problème en cas de crise. Il serait facile de rétorquer que le fait de vivre dans un pays hautement vulnérable aux catastrophes naturelles a suffisamment préparé les Japonais à l’adversité, comme le montre la réponse populaire admirable au séisme et tsunami de mars 2011, mais, dans tous les cas, déclencher le système d’alerte générale pouvait être vu comme une occasion utile de le tester, tout simplement, et de pousser (violemment) les habitants de l’archipel à se souvenir que leur voisinage est turbulent et dangereux.

Bénéfices politiques

Le narratif d’un Japon sous la menace convient également très bien à M. Abe et à son gouvernement. Celui-ci a récemment été chahuté par une succession de scandales et par une défaite électorale cinglante à Tokyo, donnant lieu à une chute sévère dans les sondages, suivie d’un remaniement de cabinet (qui semble avoir été bien reçu par le public). Dans ces moments délicats, tout politicien le sait, rien de mieux qu’une crise de politique étrangère permettant au gouvernement d’apparaître fort et déterminé pour rallier la population.

Il faut dire que le régime nord-coréen présente en ce sens la menace parfaite. Voilà une situation d’urgence indubitable permettant à M. Abe de justifier le renforcement des capacités et des pouvoirs légaux des Forces japonaises d’autodéfense, un projet de longue date. De plus, à l’heure où le président des Etats-Unis se dispute avec son homologue sud-coréen plutôt que de promettre son soutien comme on l’attendrait de lui et critique la Chine pour son inaction face aux méfaits du Nord, la relation cordiale que le Premier Ministre japonais a réussi seul à maintenir avec M. Trump lui permet de se poser en homme indispensable de la situation. Le gouvernement japonais avait donc toutes les raisons d’encore dramatiser un test de missile déjà bien préoccupant.

La politique japonaise chamboulée ?

Jusqu’à récemment, Shinzo Abe, le Premier Ministre japonais, semblait invulnérable. Il domine la politique du pays depuis le début de sa seconde administration en 2012 (la première, en 2007, c’était terminée dans l’ignominie) et ni le scandale occasionnel ni les controverses politiques autour des mesures impopulaires comme l’introduction du droit à l’auto-défense collective n’avaient réussi à endommager sérieusement et durablement son soutien populaire. Il semble cependant que sa bonne fortune l’ait finalement abandonné.

 

Le scandale de trop ?

La première profonde blessure est le dernier scandale en date, concernant la création par un ami du Premier Ministre d’une nouvelle école de vétérinaires. Faisant face à un surplus de pratiquants dans la profession, le gouvernement avait en effet interdit l’ouverture de tout nouveau programme d’enseignement. L’ami de M. Abe avait donc visiblement bénéficié d’appuis en haut lieu pour échapper à ce moratoire et le Premier Ministre lui-même a été pointé du doigt par un ex-bureaucrate.

Le gouvernement a tenté de répondre de sa façon habituelle – « circulez, il n’y a rien à voir » – mais les journaux et les partis d’opposition n’ont pas lâché l’affaire et M. Abe n’a pas réussi à éviter les accusations de favoritisme et de copinage. Le scandale, ainsi que le passage récent d’une loi de prévention anti-terrorisme jugée par beaucoup comme trop draconienne et floue dans les nouveaux pouvoirs qu’elle accorde au gouvernement, ont entraîné une chute dans le soutien au cabinet du Premier Ministre de 10% ou plus dans les derniers sondages.

 

La révolution à Tokyo

Ces problèmes ne sont cependant rien face au plus grand défi auquel M. Abe et son parti, le Parti Libéral-démocrate (PLD), font face, à savoir le mouvement lancé par la gouverneure de Tokyo Yuriko Koike (en photo ci-dessus célébrant la récente victoire électorale de son parti). Celle-ci était en réalité un membre du PLD avant qu’elle ne décide de se porter candidate à la mairie de la capitale sans le consentement de sa section locale. Sa plateforme : mettre fin à l’immobilisme et au manque de transparence de l’administration municipale, combattre le copinage entre politiciens et chefs d’entreprises, ainsi que le manque de transparence dans l’assemblée municipale (dominée par le PLD), et créer un gouvernement plus proche des citoyens.

 

Si ce programme semble familier, c’est qu’il évoque en partie celui des mouvements populistes occidentaux et en partie celui de « la République en marche » d’Emmanuel Macron. Mme Koike promet en effet de balayer une classe politique qu’elle décrit comme ossifiée et égoïste et de se battre pour les citoyens ordinaires, mais est plutôt libérale économiquement et n’adopte pas de rhétorique anti-immigrants, se disant représentante de tous les Tokyoïtes sans distinction. Elle est également, tout comme les figures de proue de ces mouvements, charismatique, capable de sentir dans quel sens va l’opinion publique et très habile dans son utilisation des médias.

A l’opposé des déconvenues récentes des populistes européens, cependant, elle a connu un succès impressionnant après sa victoire dans la course à la mairie, gardant le soutien de la grande majorité des Tokyoïtes grâce à des mesures populaires tels que ses efforts pour réduire les coûts des Jeux Olympiques de 2020, le délai du déplacement du marché au poisson de Tsukiji pour des raisons sanitaires, ou une initiative visant à améliorer l’équilibre entre travail et vie privée des employés de l’administration.

 

Après le triomphe électoral ?

Ces succès ont culminé ce week-end en une éclatante victoire aux élections législatives de la ville. Le nouveau parti politique de Mme Koike, « les habitants de Tokyo d’abord », formé il y a un mois seulement et composé principalement de novices et de transfuges, est devenu le plus le plus grand parti dans l’assemblée métropolitaine. Il a délogé le PLD, qui a perdu plus de la moitié de ses sièges, et formé une alliance avec le Komeito – allié de longue date du PLD au niveau national – offrant à Mme Koike une confortable majorité. Qui plus est, cette majorité se repose sur un taux de participation qui a augmenté de presque dix points par rapport aux dernières élections, en atteignant 51%.

 

Tous s’interrogent maintenant sur les conséquences de ce grand chamboulement pour la politique nationale. Dans l’immédiat, ces conséquences seront probablement négligeables. La défaite cinglante du PLD suscite bien entendu beaucoup d’introspection et de récriminations mutuelles au sein du parti, mais le cabinet de M. Abe ne changera probablement pas son agenda pour si peu. C’est cependant un nouveau cou dur pour lui, surtout que le scandale mentionné plus haut est l’objet d’une attention renouvelée maintenant que son parti montre des signes de faiblesse. A plus long terme, l’émergence d’une nouvelle force politique à Tokyo aura un impact non négligeable.

Mme Koike a probablement des ambitions nationales pour son nouveau parti, même si elle se concentrera elle-même sur l’administration de Tokyo au moins jusqu’à la tenue des Jeux Olympiques. Malgré ce répit temporaire, les calculs des autres partis sont devenus plus compliqués. Tokyo est désormais comme Osaka, la seconde plus grande ville du Japon, entre les mains d’un mouvement local, ce qui diminue considérablement les chances de ces partis d’obtenir des sièges au Parlement nationale comme aux assemblées locales dans les deux régions les plus peuplées du pays. Il est trop tôt pour prédire à quel point la carte électorale sera transformée lors des prochaines élections nationales (avant la fin de l’année prochaine), mais une chose est sûre : le pouvoir du gouvernement central, traditionnellement très fort dans l’archipel, se retrouve diminué au profit des autorités régionales.