La presse japonaise face aux défis d’aujourd’hui

La tragique disparition de l’Hebdo – qui a ma sincère gratitude pour m’avoir permis de créer ce blog maintenant hébergé par Le Temps – soulève de grandes questions sur l’avenir de la presse suisse romande. Peut-on trouver au Japon des éléments de réponse à ces questions? Moins qu’il peut paraître à première vue, mais l’expérience japonaise reste intéressante.

 

Tomber de bien plus haut

Un premier élément qui rend la comparaison entre le Japon et la Suisse romande difficile est bien sûr la différence d’échelle. En effet, la petitesse de notre territoire fait que la diminution progressive du lectorat, un phénomène observé partout dans le monde, laisse très peu de marge de manœuvre aux publications qui tentent de rester commercialement viables.

 

Les journaux japonais sont sous cet aspect plus chanceux, d’une part bien entendu de par la taille du pays, mais également parce que la tradition de lire des journaux papiers est plus profondément ancrée qu’ailleurs. Les deux plus grands quotidiens du pays, le Yomiuri Shimbun et le Asahi Shimbun, restent en tête du classement mondial des journaux sous l’angle de la circulation. En 2014, le Yomiuri distribuait plus de 9,2 millions de copies par jour et le Asahi plus de 7,2 millions.

Voilà des chiffres à faire pâlir d’envie n’importe quel éditeur. La presse japonaise fait cependant face aux mêmes problèmes que celle des pays européens et américains. Si le nombre de copies en circulation tous journaux confondus reste très élevé, plus de 39,8 millions par jour en 2016, cela constitue cependant une forte baisse par rapport au plus de 47 millions qui était distribués dix ans auparavant. De plus, les jeunes Japonais sont tout aussi disposés que les jeunes occidentaux à abandonner la presse papier et à aller chercher leurs nouvelles sur internet.

 

Même s’ils disposent de plus de temps et de marge de manœuvre que leurs homologues d’ailleurs, les journaux japonais font face aux mêmes défis, et peinent tout autant à trouver un modèle économique viable sur le web. La fidélité du lectorat d’âge moyen ou avancé (particulièrement important dans un pays vieillissant) et les amples ressources financières dont disposent encore les grands groupes médiatiques, auxquels appartiennent la plupart des journaux, les placent en meilleure position que d’autres pour affronter ces problèmes, mais leur expérience n’est pas particulièrement porteuse d’espoir pour les journalistes ailleurs.

 

Des “médias poubelles” ?

Après l’annonce de la fermeture de l’Hebdo, des politiciens de droite, et des publications internet soutenant leurs idées, se sont réjouis de la disparition d’un hebdomadaire dont ils critiquaient la ligne éditoriale. Ce spectacle fut déplorable, non seulement parce que lesdites critiques caricaturaient les positions politiques nuancées du magazine romand, mais aussi parce qu’ils évoquaient une vision du débat politique où l’argument doit être gagné en détruisant l’adversaire.

 

Au Japon, certains internautes sont plus généraux dans leurs accusations, traitant tous les médias dominants de “médias poubelles” et mettant en doute leur crédibilité. Il est vrai qu’au-delà des claires différences de lignes éditoriales entre les grands journaux, les journalistes entretiennent souvent des liens étroits avec les bureaucrates qu’ils sont chargés de couvrir dans les différents ministères et avec les politiciens. Cela décourage une couverture trop critique du gouvernement de peur de se brouiller avec ses sources et de perdre l’accès aux informations importantes, ce qui renforce le “courant dominant” et donne une certaine validité aux accusations de timidité et de conformisme.

 

Une satisfaction mal placée

Certains politiciens nationalistes et leurs supporters sont cependant prêts à aller plus loin et à accuser de trahison les publications critiques de leurs idées. Un exemple flagrant des excès de ce type d’accusations eut lieu en 2014 quand le Asahi Shimbun fut forcé de retirer une série d’articles au sujet des “femmes de confort”, ces femmes en majorité coréennes et chinoises qui furent forcées de travailler dans des maisons closes tenues par l’armée impériale japonaise durant la Seconde Guerre Mondiale, parce qu’une source importante de ces articles publiés au cours des décennies précédentes s’était avérée mensongère.

Le journal fut l’objet d’un torrent de critiques ne s’arrêtant pas au manque de professionnalisme dans ce cas particulier et l’accusant d’endommager l’honneur du Japon et d’être antipatriotique. Ces critiques ne provenaient pas seulement des milieux internet d’extrême-droite et des politiciens conservateurs, puisque même le grand quotidien de droite Yomiuri Shimbun prit part avec joie à la mise au pilori. Le Asahi Shimbun fut forcé de faire profil bas et s’est depuis fait plus prudent dans sa critique du gouvernement.

 

Gardiens de la modération

L’intensité des attaques contre le journal n’a cependant fait que donner des munitions à ceux qui sont prêts à traiter la presse entière de menteurs. Pour le Yomiuri, participer aux condamnations violentes revenait donc à se tirer une balle dans le pied. Quant aux politiciens qui se sont félicités d’avoir intimidé le Asahi, ils devraient se souvenir que la santé des grands organes de presse, si critiques soient-ils, est également une protection contre la polarisation du débat public qui affecte aujourd’hui plusieurs grandes démocraties occidentales.

 

C’est peut-être là la leçon que le Japon a à offrir. Comme je l’avais expliqué dans un billet précédent, le pays n’a pour l’instant pas été affecté par la vague populiste qui a déferlé sur l’Europe et les Etats-Unis, et la civilité du discours public contribue à cette immunité. La relative santé des grands organes de presse – et leurs liens (trop?) étroits avec l’élite politique – n’y sont sûrement pas pour rien. Les attaques débridées contre le Asahi Shimbun mettent cet état de fait en danger.

Dans le cas de l’Hebdo, sa fermeture est le résultat de décisions prises par la direction de Ringier à cause des pertes financières de la publication et sans grande considération des réalités politiques romandes. Il n’en reste pas moins que cette fermeture risque de porter un coup regrettable à la modération du débat public que, je l’espère, la Suisse continue de priser.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.